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Le droit en débats

Libre cours : « On emprisonne le droit pendant la guerre »

Par Margot Pugliese le 13 Avril 2020

« Nous sommes en guerre », nous assurait, à cinq reprises, le président de la République dans son discours du 16 mars 2020. Depuis le début du confinement, il est difficile de chasser cette assertion erronée de nos esprits ; elle reste là, stagnante, comme de l’eau croupie. S’il est évident que la pandémie que nous subissons n’est pas une guerre, l’usage de ce mot n’était toutefois pas anodin. Cette symbolique grossière annonçait d’exceptionnelles restrictions. On entendait s’élever la petite voix d’Hécube, dans la Guerre de Troie n’aura pas lieu : « on emprisonne le droit pendant la guerre ». Ce pressentiment était fondé : magistrats comme avocats peuvent être désespérés face aux mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Si les premiers peuvent manifester leur opposition en refusant parfois d’appliquer les nouvelles dispositions ou en remettant en liberté des personnes qui n’entraient pas dans les critères prévus par l’ordonnance du 25 mars 2020, les avocats sont plus impuissants : les audiences sont annulées et ils sont contraints de rester chez eux. Dans le monde de la justice flotte un air de désespoir contre l’exécutif ; la garde des Sceaux nous affirme toutefois que tout va bien, c’est là que commence la honte.

Intervenant le 26 mars 2020 sur France Inter, Nicole Belloubet est en effet venue affirmer, sans trembler, qu’« une partie des dispositions qui ont été prises le sont pour préserver les règles fondamentales de notre organisation judiciaire : c’est-à-dire l’accès à un avocat, l’accès à un procès équitable, etc. » Dans une tribune parue dans Le Monde du 1er avril 2020, la ministre de la justice écrit : « L’État de droit passe par le respect des droits fondamentaux sous le contrôle du juge. Rien de cela n’est atteint, rien n’est remis en cause », ou encore « Nous avons prolongé la durée de ces détentions ordonnées et contrôlées par les juges […] sans ôter la possibilité aux détenus de solliciter leur libération et de voir leur situation débattue contradictoirement ».

On en oublierait presque la réalité : toutes ces mesures qui ont été adoptées depuis la loi du 23 mars 2020 et qui ont fait basculer la justice pénale dans un trou noir. Si Mme Nicole Belloubet se plaît à marteler que ce dernier est temporaire, il aura toutefois existé, et c’est suffisant pour nous faire baisser la tête pendant longtemps. Il est utile de rappeler, pour y croire, ce que contiennent ces mesures. Pêle-mêle, depuis l’entrée dans l’état d’urgence sanitaire, l’exécutif a allongé la durée de la détention provisoire, suspendu l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité, allongé les délais d’audiencement devant la cour d’appel, permis le recours à la visioconférence – sans l’accord du détenu – devant l’ensemble des juridictions pénales, créé un délit passible de six mois d’emprisonnement en cas de réitération, supprimé la collégialité, permis l’intervention de l’avocat « à distance ».

Sur le fond, les droits de la défense et l’accès effectif à un juge sont, en pratique, réduits à peau de chagrin. La ministre de la justice peut s’époumoner à affirmer l’inverse, ses propos ne résistent pas à l’examen des dispositions législatives et surtout de la pratique judiciaire. De toute évidence, les mots de Nicole Belloubet ne font pas ce qu’ils disent.

Sur la forme, l’ordonnance du 25 mars 2020 a été prise dans une telle urgence que certaines de ses dispositions sont illisibles, notamment celle qui concerne l’une des mesures les plus graves et qui a fait couler le plus d’encre : l’allongement du délai de détention provisoire (art. 16). Il aura fallu une circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces pour donner une interprétation « officielle » au texte à valeur législative.

Le malaise est tel, au sein des juridictions pénales, que certains juges des libertés et de la détention sont entrés en résistance et ont refusé d’annuler les débats relatifs à la détention provisoire et d’appliquer l’allongement des délais prévu à l’article 16 de l’ordonnance précitée, telle qu’interprétée par l’ordonnance du 26 mars 2020.

L’indépendance et l’opposition dont font preuve ces magistrats marquent au fer rouge les dispositions adoptées dans le cadre de cet état d’urgence sanitaire. La contestation n’est plus l’apanage des avocats, dont il est aisé d’étouffer et de discréditer les cris.

Dans cette cacophonie, depuis la fin du mois de mars, les détenus vivent un cauchemar : ils ne voient plus de juge, plus d’avocat, plus d’interprète, plus de parloir. Un détenu de vingt ans m’appelle de détention, paniqué, parce que son audience devant le juge des libertés et de la détention a été annulée ; personne ne lui avait expliqué : « Monsieur, signez simplement en bas de la page ». S’ils ont du crédit, les détenus pourront donc téléphoner à leur avocat pour comprendre. Et une interrogation qui se heurte aux murs de la cellule : « pourquoi, moi, je ne sors pas ? »

Face au silence de la justice, il leur reste le bruit et les rumeurs de la prison. Plus de trois mille détenus en fin de peine – à moins de deux mois de la sortie – ont été libérés sur le fondement des dispositions adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. C’est déjà ça, mais c’est insuffisant ; les prisons sont pleines à craquer et le virus s’en délectera. Mal informés, les autres détenus ne saisissent pas les critères qui ont conduit à la libération des premiers : leur incompréhension, mêlée à l’anxiété de tomber malade, se transforme en sentiment d’injustice. S’essuyant les pieds sur la présomption d’innocence, la ministre de la justice déclare, péremptoire, que les personnes en détention provisoire ne doivent pas être libérées, car ce sont des individus « dangereux ». Cette déclaration, qui ferait pâlir le code de procédure pénale s’il était incarné, conduit au maintien en détention de nombreux détenus qui pourraient bénéficier d’une mesure de sûreté, à l’extérieur. Lorsqu’on s’apercevra qu’ils n’étaient pas si dangereux et qu’ils auraient pu être libérés, ils seront peut-être malades. On nous dira alors qu’il est dangereux pour les autres de les remettre en liberté.

L’aménagement de la procédure pénale était indispensable dans le contexte de cette crise sanitaire, sans précédent au XXIe siècle. Parce qu’il fallait agir dans l’urgence, il était impossible de respecter le processus démocratique classique. Les garanties fondamentales des justiciables ont toutefois été prises de haut, comme si elles étaient, dans ce contexte, des coquetteries inutiles. Pour filer la métaphore guerrière, il y a de toute évidence des vaincus. Et ce sont toujours les mêmes : ceux que l’on ne veut plus voir. Si les prisons sont infectées, si les morts s’accumulent, nous songerons aux mesures frileuses qui ont été adoptées, le petit doigt relevé, pour faire face à la surpopulation carcérale et restreindre le risque de contamination. À ce moment-là, nous serons au plus près d’une « certaine honte d’être un homme », celle que Gilles Deleuze a si bien décrite et qui déjà me monte au ventre en lisant la tribune de Nicole Belloubet.