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Le droit en débats

Libre cours : Et à la fin était l’adverbe

Par Emmanuel Mercinier-Pantalacci le 30 Mars 2020

En marge, s’il en est, de ce qu’à l’issue du confinement, j’aurai subi ou encouru sur le plan sanitaire, familial et professionnel, restera l’interruption du cycle des conférences que donnait Thomas Römer, chaque jeudi à 14 heures, au Collège de France, auxquelles j’assistais, en secret et béat, coupé durant soixante minutes de mon cabinet, du palais et des justiciables. Comment un dieu parmi d’autres est-il devenu Dieu ? L’auteur de L’invention de Dieu (Seuil, 2014) élucide la construction du monothéisme, au terme d’une enquête résolument historique qu’il résume ainsi : « La Bible n’est pas tombée du ciel. » Rappelant, dans notre contexte où progressent l’obscurantisme et les vérités alternatives, que les trois religions du Livre ont davantage en commun que de divergences et qu’elles partagent le même fondement, l’illustre bibliste montre en définitive, en retraçant l’avènement du monothéisme, que celui-ci comporte à la fois une composante ségrégationniste et une composante universaliste.

L’avocat que je suis a remarqué qu’au premier rang de ces fondements communs, se trouve l’affirmation de la primauté du verbe. Advocatus, celui qu’on appelle à soi pour qu’il prenne la parole, l’avocat est celui qui parle (aujourd’hui, qui écrit également), au nom d’un tiers qui se trouve en conflit. Le pénaliste parle au nom de l’individu qui est en conflit avec le groupe social1, lequel est, lui, représenté par le procureur. Quant à l’avocat-conseil, dans le cadre d’un projet et non d’un litige, il substitue lui aussi son mandant dans l’expression, à tout le moins l’y assiste-t-il. Au demeurant, l’avocat, quel qu’il soit, parle au nom d’un tiers : l’avocat, c’est le verbe.

Dans la Bible hébraïque, avec laquelle se confond ici l’Ancien Testament chrétien, la première fois que l’homme agit, comme sujet, après avoir été l’objet passif de la création, c’est par le verbe : « l’homme donna leurs noms à tous les animaux, à tous les oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs » (Gn, 2.20). L’Évangile de Jean débute ainsi : « Au commencement était le verbe » (Jean, 1.1). Le Coran, dans la sourate liminaire (Al-Fatiha), commence aussi par la verbalisation du nom : « Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux » (I, 1).

Aussi le confinement me donnerait-il le temps de méditer sur le verbe – en étant incapable, je me trouve une excuse – si je ne me perdais pas à lire Twitter, la presse écrite, des blogs et même des décisions de justice. C’est ainsi que, chaque jour, je subis leurs adverbes. Car si le verbe anime, il faut se méfier de l’adverbe, invariable, ronflant, autoritaire. Certes, l’adverbe peut être nécessaire, voire essentiel : « Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps » ; « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement ». Mais il est souvent inutile, nuisible au propos. L’on observe ainsi dans les écritures judiciaires l’usage d’adverbes emphatiques, qui, sous couvert de superlatif, se voulant écrasants de véracité, tâchent en vain de dissimuler une faiblesse. Que ne lit-on pas « incontestablement », « parfaitement », « absolument », « évidemment », « indubitablement », « sérieusement », employés à l’envi par le plaideur lorsque, au contraire, il aborde l’un de ses points faibles ? Se mentant à lui-même, il ne trompe personne. Gardons-nous des adverbes, ils sont symptomatiques.

L’on en lit aussi dans les décisions de justice. Il y a quelques semaines, dans un jugement, le tribunal correctionnel de Nanterre m’a écrit que les commissaires aux comptes avaient « littéralement fermé les yeux ». Ces derniers n’ayant, de fait, pas exercé leur mission les yeux clos, l’emploi de l’adverbe est erroné, saugrenu, et dévalorise la parole du juge. Il y a quelques jours, un juge d’instruction parisien n’a pas craint d’écrire : « il est purement inexact d’affirmer que le milieu carcéral ne le protège pas des risques de pandémies ». « Purement », de grotesque, l’adverbe devient nauséabond. Consciemment ou inconsciemment, le rédacteur de cette sentence a voulu dissimuler, derrière cet adverbe grandiloquent, l’inexactitude de son propos indispensable à la conclusion à laquelle il voulait parvenir. Gardons-nous des adverbes, ils sont symptomatiques.

La communication politique n’est pas avare de ces adverbes malhonnêtes : faire assaut d’autorité pour rendre incontestable un propos inexact. Interrogée le 16 mars sur France Inter pour savoir si le gouvernement regrettait d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales, la porte-parole estimait insuffisant de répondre « non », et enchaînait par deux autres adverbes « pas du tout », puis reformulait immédiatement son propos grâce au roi des adverbes : « nous ne le regrettons absolument pas ». Absolu : « qui ne comporte aucune réserve ; aussi parfait qu’on peut l’imaginer ; qui ne supporte ni la critique ni la contradiction » (Le Robert). Gardez-nous de vos adverbes, de grâce, ils sont symptomatiques.

Parfois, à l’inverse, l’adverbe euphémise. Le 20 mars, dans lepoint.fr, le premier président de la cour d’appel de Paris prévenait : « Ce qui est prévu, c’est qu’il y aura probablement une prolongation des délais de détention provisoire pour toute la période de crise sanitaire. […] Mais pour l’instant, il n’y a pas de souci. » Probable ? Pas certain, donc. Alors ça va, y a pas de souci, Chef !

Mais la plupart du temps, l’adverbe est péremptoire, donc néfaste à la démonstration : il sonne fort mais il ne prouve rien. Donc il révèle avec bruit que la preuve fait défaut.

Qui pourrait oublier cet article démentiel, publié le 17 juillet 1985 dans Libération, sur trois pleines pages, que Marguerite Duras situait elle-même « au-delà de toute raison », affirmant « le juge qui est certainement le plus près de cette femme », et qu’elle concluait par ces mots qui en devinrent le titre : « Christine V. est sublime. Forcément sublime. » Je viens de relire ce papier : je n’ai jamais rien lu d’aussi abominable.

Je me méfie comme d’une pandémie du terme « évidemment », de son frère « manifestement » et de son cousin « apparemment ». J’en ai fait profession. En matière pénale, c’est-à-dire quand le groupe social exerce judiciairement une violence physique sur l’individu, rien ne devrait être considéré comme vrai que ce qui est établi, démontré. Surtout pas ce qui apparaît manifestement vrai.

L’article 132-19 du code pénal prévoit qu’une peine d’emprisonnement sans sursis ne peut être prononcée que « si toute autre sanction est manifestement inadéquate ». L’article 624 dispose qu’une demande « manifestement irrecevable » déposée devant la cour de révision est rejetée sans recours par le seul président. Le troisième alinéa de l’article 121-3 du même code, comme les articles 221-6, 222-19, 222-20 et 223-1, exige une faute « manifestement délibérée ». L’article 187-3 du code de procédure pénale permet au président de la chambre de l’instruction de suspendre les effets de l’ordonnance de mise en liberté s’il « estime que le maintien en détention est manifestement nécessaire ». En théorie, est manifeste ce qui se révèle physiquement (manifestus, pris avec main), mais, en pratique, est jugé comme tel ce qui apparaît évident.

Le code de procédure pénale regorge de privations de liberté « strictement nécessaire[s] » (art. 62, 63-5, 153, etc.). En dernier lieu, la loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire permet au premier ministre de décider des atteintes aux libertés à condition qu’elles soient « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus », tandis que le ministre de la santé et les préfets peuvent prendre des mesures d’application « strictement nécessaires et proportionnées aux risques sanitaires encourus » (art. L. 3131-16 et L. 3131-17).

Derechef, l’adverbe « strictement » instille la subjectivité – partant, le risque d’arbitraire – au cœur de ce qui devrait, autant que faire se peut, demeurer objectif. Certes, la notion de ce qui est « strictement nécessaire » se veut protectrice des droits de la défense et des libertés fondamentales. La formule est d’ailleurs sacramentelle pour la Cour européenne des droits de l’homme, pour qui seules sont admissibles les atteintes aux droits et libertés strictement nécessaires à l’objectif démocratique poursuivi.

Pourtant, est nécessaire ce qui rend seul possible (Le Robert) : soit un fait est nécessaire à un autre, soit il ne l’est pas. Il s’agit d’une notion absolue. En la relativisant (plus que nécessaire, strictement nécessaire), on la subjectivise.

Alors au cœur de mon confinement, je me surprends à rêver d’un monde sans adverbes.

 

Note :

1. Ou, s’agissant de la partie civile, de l’individu qui est en conflit avec l’individu qui est en conflit avec groupe social.