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Le droit en débats

Libre cours : Je suis président d’un petit tribunal judiciaire et je cherche la sérénité, le courage et la sagesse

Par Un président de tribunal judiciaire le 04 Avril 2020

Samedi, 15 heures, sur la terrasse ensoleillée d’une grande maison en province (oui, j’admets, il y a des confinements plus difficiles à vivre). Après deux semaines à errer mornement dans un palais de justice vide, ça fait du bien.

Parce qu’un tribunal sans justiciables, sans avocats, sans juges, sans greffiers, c’est carrément glauque.

Pas de familles dans la salle d’attente du juge des enfants. Ces familles dont les enfants sont placés et qu’on va peut-être devoir séparer encore plus strictement pendant le confinement pour ne pas mettre en danger les foyers et les familles d’accueil. Ces autres familles dont les enfants vont raser les murs dans un appartement trop petit pour ne pas énerver Papa. Ces parents envahis par d’autres problèmes, enfermés toute la journée avec des petits à qui ils ne parviennent pas à « poser un cadre ». What could possibly go wrong ?

Pas de couples convoqués devant le juge aux affaires familiales. Ces couples qui cohabitent peut-être encore et vont devoir supporter un confinement commun. Ces parents parfois incapables de communiquer qui vont avoir du mal à gérer les droits de visite et d’hébergement dans ce contexte.

Pas de salle des pas perdus grouillante de ceux qui sont convoqués à l’audience de surendettement ou devant le pôle social. Tous ceux qui vont devoir attendre des mois supplémentaires pour voir leur situation traitée.

Pas de ballet de robes noires, d’avocats qui courent du JAF à la correctionnelle, du cabinet du juge des enfants à celui du juge d’instruction, qui attendent leur tour aux référés, qui vont faire un coucou au greffe et en profitent pour vérifier si leur demande de copie va bientôt être traitée. Ceux qui sont déjà sortis exsangues de leur mouvement de grève et s’inquiètent de leur avenir.

Pas de greffiers qui descendent à l’audience, qui remontent de l’audience, qui restent au-delà de leurs heures pour faire tourner leur service en l’absence d’un collègue, qui cherchent frénétiquement le stylo que le juge a embarqué par inadvertance après avoir signé sa pile de jugements. Ceux qui sont maintenant pour la plupart confinés chez eux et se demandent dans quel état ils retrouveront leur service.

Pas d’agitation à la permanence du parquet, où le JLD passe toutes les heures pour « voir s’il y a quelque chose sur le feu ». Pas d’escorte dans le couloir. Sauf pour les violences intrafamiliales qui commencent à flamber partout en France.

Pas de juges qui discutent d’un dossier, préparent un interrogatoire ou remplissent une valise de dossiers à rédiger chez eux le soir ou le week-end. Ils sont tous en télétravail avec ce qu’ils ont pu emporter en catastrophe quand on a senti venir le confinement.

Pas de permanence de l’association d’aide aux victimes, des associations de médiation, du CDAD. Ils poursuivent ce qui peut l’être par téléphone ou par mail. On avait déjà renvoyé chez eux les délégués du procureur, dont beaucoup ont plus de 70 ans.

Bref, c’est calme façon film d’horreur juste avant la mise en route de la tronçonneuse.

Et pourtant, j’ai l’impression de ne pas avoir touché terre depuis quinze jours. C’est que ça a pris du temps tout ça.

Organiser avec le procureur et le directeur de greffe la fermeture du tribunal et le maintien du traitement des urgences. Résoudre les mille et un problèmes pratiques qui se sont posés dès la première minute : le courrier, l’accueil, les boîtes mail et les fax à relever, le message du standard téléphonique à faire changer et tout le reste. Se répartir les rôles. Rester en lien avec les collègues et les greffiers qui ne sont pas au palais.

Échanger avec le JAP qui cherche à libérer au maximum mais sait très bien que, si un condamné libéré récidive, c’est à lui qu’on viendra chercher des poux dans la tête, pas à Coco le virus.

Frémir en pensant aux mesures d’assistance éducative et de tutelle qui arrivent à échéance, aux délais qui courent. Apprendre avec soulagement qu’il va y avoir des ordonnances. Guetter les ordonnances. Lire les ordonnances. Essayer de comprendre les ordonnances. Tirer les conséquences pratiques des ordonnances et des circulaires. Appeler le bâtonnier. Faire un mail aux collègues. Rappeler le bâtonnier.

Pester contre la cour d’appel, la Chancellerie, le monde entier. Se raisonner en se disant qu’ils n’avaient pas plus de moyens d’anticiper que nous et qu’eux aussi ils improvisent. Pester quand même parce que ça soulage.

Penser à l’immédiat. Penser à l’après.

Écumer les pharmacies pour trouver des solutions hydroalcooliques. Rapporter au tribunal tous les désinfectants de la maison. Retrouver le procureur et le directeur de greffe au palais pour la réunion de la cellule de crise. Rappeler le bâtonnier après la cellule de crise.

S’inquiéter en permanence des précautions prises. Se dire qu’on en fait peut-être trop. Se dire tout de suite après qu’on n’en fait peut-être pas assez. Apprendre que des collègues qu’on connaît dans d’autres juridictions sont malades. Racheter du désinfectant. Culpabiliser par ce que le procureur est au palais tous les jours et qu’on est davantage en télétravail. Aller au palais. Se dire qu’au moins au palais on ne dépend pas du VPN qui crashe toutes les trois minutes. Se planquer pour fumer une cigarette sur le toit.

Passer voir les quelques greffiers et juges qui sont là. Sortir un mètre pour leur montrer qu’ils se tiennent trop près les uns des autres. Voir comment organiser le dépôt des dossiers civils par les avocats et leur récupération pour permettre aux juges en télétravail de prérédiger ce qui sera possible pour gagner un peu de temps au retour. Rappeler le bâtonnier. Enlever des sièges dans la salle d’audience pour obliger tout le monde à respecter les distances.

Vérifier que tout le monde va bien dans la famille. Tenter de compenser par FaceTime et WhatsApp le fait qu’on ne se retrouvera pas physiquement avant l’été puisque pour Pâques c’est foutu. Se dépêcher d’aller remplir un caddie au supermarché et acheter les clopes par cartouches.

Appeler les collègues et les greffiers confinés pour prendre des nouvelles. Signaler une situation inquiétante à l’assistante sociale. Rappeler le procureur et le directeur de greffe.

Commencer à faire le compte des audiences annulées et des dossiers qui s’empilent. Arrêter parce que c’est trop déprimant. S’y remettre parce que plus on préparera le retour mieux on limitera les dégâts. Se dire qu’on va retrouver un champ de ruines. Rallumer une cigarette. Recompter. Voir que, évidemment, ça tombe toujours pareil.

Se demander comment annoncer à la juridiction qu’un de ses membres est hospitalisé. Organiser à distance des activités communes. Prendre des nouvelles de tout le monde. Penser à la fête qu’on se promet d’organiser quand on sera tous revenus au palais.

Rassurer. Rassurer. Rassurer.

Flipper. Grave.

Non, on ne peut pas dire que je vis un confinement façon Sylvain Tesson dans une cabane au fond des bois. Le temps de l’introspection, c’est plutôt la nuit quand je cherche le sommeil en me demandant comment on va faire au retour. Je me rêve en insecte pris dans un bocal qui s’agite pour se heurter sans arrêt aux parois.

Je pense régulièrement à la prière de la sérénité, popularisée par ces épisodes marronniers de séries américaines qui mettent en scène une réunion des alcooliques/stupéfiés/joueurs anonymes : Donne-moi la sérénité d’accepter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l’être et la sagesse de faire la différence entre les deux.

Bonjour, je suis président d’un petit tribunal judiciaire et je cherche la sérénité, le courage et la sagesse…