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Le droit en débats

Libre cours : Lettre à mes amis avocats

Chers maîtres,

Je n’appartiens pas à vos rangs et pourtant je pense à vous, je pense même beaucoup à vous ces derniers temps. On nous dit opposés. Certains dans vos ordres l’expriment avec véhémence. Certains dans mon camp entretiennent l’affrontement. C’est un combat que je ne comprends pas. Je ne nous considère pas comme des rivaux, je ne suis pas en guerre contre vous et, d’ailleurs, je ne perçois pas l’intérêt que j’aurais à l’être au regard de la mission qui m’est assignée. J’estime au contraire que nous sommes des associés dans l’œuvre de justice, des partenaires aux perceptions parfois différentes mais qui servent le contradictoire indispensable à l’acte de juger et sont la garantie du procès équitable. Vous êtes qualifiés d’auxiliaires de justice, ce qui, loin de renvoyer à une vague prise d’avis non indispensable à la décision du juge, évoque que vous apportez un concours indispensable, un secours (auxilium) estimable.

Alors, en amie bienveillante, je viens demander de vos nouvelles. Comment vous portez-vous ? En effet, je suis terriblement inquiète. Je n’ignore pas que la longue grève que vous avez menée en ce début d’année 2020 (et sur laquelle il ne m’appartient pas de porter une appréciation) a largement grevé vos trésoreries. C’est désormais l’urgence sanitaire et l’activité juridictionnelle réduite qui s’abat sur vous. Vous n’êtes évidemment pas les seuls, toutes les professions libérales sont touchées, tous les entrepreneurs, artisans, commerçants. Mais c’est à vous que je pense plus particulièrement puisque vous m’êtes les plus proches. J’ai laissé avant le confinement un barreau avec un effectif peut-être un peu trop étoffé, je crains à mon retour de le retrouver drastiquement réduit. Là où un léger « régime » aurait suffi, c’est une gastroplastie qui, je le redoute, s’opère. Je n’ignore pas que les réalités de vos cabinets sont diverses, protéiformes. Certains d’entre vous facturent certainement toujours, perçoivent des fonds sur conventions de résultats. Mais pour les autres, ceux pour lesquels la commission d’office et l’intervention au titre de l’aide juridictionnelle sont la norme ? Dans la juridiction à laquelle j’appartiens, le traitement des AFM n’intègre pas le plan de continuité d’activité et je doute que ce soit le cas ailleurs. J’ai compris que l’exigibilité de vos cotisations URSSAF, comme de vos cotisations à la Caisse nationale des barreaux français et de vos loyers commerciaux, était suspendue, générant assurément une bouffée d’oxygène ; ce souffle ne sera cependant que ponctuel dès lors que l’exigibilité reprendra ses droits, de façon échelonnée, en sus des cotisations et loyers courants, dès la levée de l’urgence sanitaire. Espérons que la reprise d’activité se traduise par des encaissements d’honoraires suffisants. Je vous imagine, par nécessité ou précaution, solliciter auprès de vos établissements bancaires des prêts de trésorerie garantis par l’État, via la banque publique d’investissement, avec un remboursement certes à taux zéro, mais à la condition toutefois qu’il ait lieu dans l’année, à défaut de quoi c’est un taux pour l’heure inconnu qui s’appliquera. Certains finalisent sans doute également une demande d’aide exceptionnelle de 1 500 € auprès du fonds de solidarité, en y associant le souhait d’un versement dans les meilleurs délais. Voici votre réalité économique. Je mesure le confort que m’offre à ce titre mon statut. Votre discrétion en la matière vous honore. Dans cette revue, nul d’entre vous pour crier son désarroi, la plume n’est prise que pour évoquer le respect du droit. Chapeau bas !

Que dire effectivement de la réalité juridictionnelle actuelle ? Vous me manquez ! Je ne vous vois plus lors des débats relatifs aux hospitalisations sous contraintes : vous me faites parvenir vos conclusions écrites après vous êtes entretenus avec vos clients hospitalisés par téléphone. Je ne vous vois plus pour le contentieux civil dit de « procédure écrite » : avec l’accord de vos clients, vous déposez dans un « sas » vos dossiers, lesquels sont récupérés deux jours plus tard pour qu’il soit statué sans audience. Je ne vous vois qu’au pénal, pour les audiences de comparutions immédiates et les demandes de mises en liberté, puisque (et là encore je mesure ma chance) vous êtes, dans mon ressort, mis en mesure d’assister vos clients dans des conditions sanitaires satisfaisantes, de sorte que les désignations par le bâtonnier n’ont jamais cessé. Quelle serait ma solitude à devoir statuer sur la liberté de prévenus sans votre éclairage, sans votre argumentaire en réponse au procureur de la République, sans votre force de proposition.

Nous fonctionnons en mode « dégradé », l’urgence sanitaire l’impose. Mais ce mode dégradé doit s’imprimer dans nos esprits comme un mode extraordinaire, un mode subi du fait du contexte précis, de sorte qu’il conviendra de veiller à sa levée intégrale dès que l’urgence sanitaire aura cessé. Il sera impératif que chaque acteur de la justice tienne de nouveau sa place au cours de débats contradictoires. Nous ne devrons pas renoncer à l’audience et à l’audience en présence des parties et de leurs conseils. Au pénal, les difficultés d’extraction nous ont d’ores et déjà trop souvent fait recourir à la visioconférence qui ne permet pas de juger dans les mêmes conditions. L’audience pénale est le moment où le dossier s’incarne, où les versions sont mises en perspective, où les émotions se ressentent, où la pédagogie s’opère et où la prévention de la récidive débute, et ce grâce à l’intervention de tous, parties, président, procureur et avocats. En assistance éducative, même lorsque les familles sont dans l’adhésion du suivi et favorables au renouvellement des mesures, l’audience est le lieu de prise de parole du mineur, de ses parents, du service, de leurs conseils respectifs et correspond au temps où le magistrat détermine, après les avoir tous entendus, les objectifs qu’il fixe et énonce à chacun dans le cadre de l’éventuel renouvellement. Les audiences civiles, même en procédure écrite, demeurent indispensables pour expliciter une particularité, pour insister sur un point de droit et pour répondre à l’adversaire. Quelle que soit la matière, l’audience est le lieu du débat contradictoire ! Parce qu’elle est l’instant où la justice prend forme, l’audience ne saurait être superflue, l’audience a une plus-value inestimable et l’audience ne peut se tenir qu’avec des magistrats et greffiers, des parties et des avocats ! Il en va de la garantie de l’égalité des armes et du procès équitable, il en va de l’état de droit, il en va de la démocratie.

Alors, chers Maîtres, prenez soin de vous, tenez bon, vous m’êtes indispensables pour rendre une justice de qualité.

 

Une magistrate qui vous veut du bien.