Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Libre cours : Penser la privation de liberté autrement

Par Éric Dupond-Moretti le 01 Avril 2020

N.B. Ce texte est issu d’une conversation téléphonique avec l’avocat.

 

Je pense que nous allons abandonner un peu de notre liberté pour une sécurité utopique. L’époque est ainsi, le terrorisme, par exemple, a renforcé ces réflexes-là.

J’ai des raisons de penser, comme tout le monde, que les choses ne seront plus tout à fait les mêmes, même si mon enthousiasme est tempéré par l’expérience. Rappelons-nous 1998, lorsque la France gagne la Coupe du monde. C’est « black-blanc-beur », il n’y avait plus de racisme et, résultat des opérations, Mme Le Pen en est à plus de 20 % des suffrages. Je pense aussi à ces mouvements de foules après Charlie Hebdo. Que reste-t-il de tout ça… ? Pas grand-chose.

Aujourd’hui, toute notre énergie, toute notre gratitude sont tournées vers le personnel soignant, alors qu’il y a un mois et demi de cela, au fond, personne ne bougeait beaucoup pour qu’on améliore leurs conditions de travail. Je me souviens des appels désespérés des infirmiers et des infirmières, des praticiens de la médecine, qui disaient « l’hôpital est en danger », etc. Aujourd’hui, ils sont devenus nos nouveaux héros, je me félicite de ça, parce que c’est mieux d’applaudir les infirmiers que les joueurs de foot. Tout ça pour dire que mon enthousiasme et mon espérance sont un peu tempérés par l’expérience et la réalité.

Et voilà que nous sommes, les uns et les autres, privés de notre liberté pour des raisons nécessaires et légitimes. Et si l’on mettait aussi ce confinement à profit pour penser à notre liberté ? À la liberté dont on est privés, ici, chez nous. Autrefois, dans les cours d’assise où je plaidais, on mettait des jurés en prison avant l’ouverture d’une session. Pour des raisons sans doute budgétaires, on a arrêté de le faire. Aujourd’hui, je me dis que, peut-être, les jurés et les juges devant lesquels je plaide souvent, qui sont confinés, là, peuvent penser la privation de liberté autrement. Parce que je suis comme un ours en cage – dans un endroit que j’ai choisi, dans lequel j’ai eu le privilège d’emménager –, nous pourrions en profiter pour repenser à la privation de liberté, la privation carcérale. Les médias, et c’est intéressant, convoquent ceux qui s’occupent de la lutte contre le coronavirus mais également ceux qui évoquent les séquelles psychologiques du confinement et du besoin, à terme, d’un accompagnement psychologique. Et bien, voilà, c’est ça la privation de liberté. Et celle-là, pourtant, elle est légitime et nécessaire.

Comment va-t-on concevoir la liberté au sortir de cette période ? Soit cette privation de liberté va nous habituer à encore plus de privation de liberté. Soit cette privation de liberté va nous ouvrir les yeux sur ce qu’elle est. Je ne sais pas répondre à cette question.

Deux autres choses dont je voulais parler.

Il y a quelque chose qui me frappe, c’est le pouvoir des médias. Je m’interdis de regarder les chaînes d’info en continu. Je regarde un tout petit peu et j’arrête. Quand on entend vingt fois par jour qu’il y a 800 morts, sans relativiser le risque de cette maladie – je ne connais pas les chiffres des infarctus, du diabète, des accidents de la route, par exemple –, on est dans une présentation des choses qui est exclusivement centrée sur le coronavirus, on a presque l’impression qu’il n’y a plus d’autres maladies, plus d’autres causes de décès. Je trouve que les médias ont un pouvoir assez funeste, un pouvoir de terreur. Il y a eu ce journaliste qui demandait à un professeur si on pouvait attraper le coronavirus en touchant quelque chose. Plutôt que de formuler la question de cette façon-là, il a décliné tout ce que l’on pouvait toucher : la poignée du caddie ? Oui. La poignée de porte ? Oui. Le je-ne-sais-pas-quoi ? Oui. Le truc ? Oui. Enfin tout était « oui ». Une fois qu’on avait compris qu’on pouvait attraper le virus par un contact, on aurait pu s’arrêter là. Mais non, on démultiplie l’information jusqu’à l’infini. On devient fou.

Enfin, ces périodes de crise trahissent toujours ce que l’humanité a de plus beau et ce qu’elle a de pire. Dans ce qu’il y a de beau, ce sont ces gamins qui vont faire les courses pour les vieux. Et le plus moche, c’est les mecs qui achètent cinq mètres cubes de papier-chiotte et qui n’en ont rien à foutre des autres. C’est aussi tous ces inconscients qui, dans une espèce de bravade, se réunissent. Je ne vois pas comment on peut se regarder dans une glace quand, par sa désinvolture, on a contaminé des gens. Dans le pire, il y a aussi ceux qui ne comprennent pas qu’une personne avec une maison secondaire ne s’inflige pas Paris. S’il l’a fait dans les délais et dans le temps, qu’y a-t-il à dire à cela ? C’est très intéressant tout cela. Tous les partis qui sont fondés sur la haine et la peur de l’autre, ils fonctionnent comme ça. Virus ou chômage, ce sont les mêmes mécanismes qui se mettent en place : c’est l’autre qui apporte le mal ou le virus.

Je suis seul dans mon confinement. On aspire parfois quand on est dans son travail – et le mien consiste avant toute chose à se déplacer –, à être tranquille. En réalité, cette période, à défaut d’accomplir un devoir, une tâche, un boulot, peu importe, vous amène à une introspection douloureuse. Quand elle est lucide, elle est toujours douloureuse.