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Le droit en débats

Libre cours : Sortir des sentiers battus

Par Frédéric Lauféron le 27 Avril 2020

Lors de son allocution du 13 avril, le chef de l’État a déclaré « Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer ».

La situation exceptionnelle que subissent l’institution judiciaire et tous ses acteurs nous incline à prendre ces propos au pied de la lettre et à attendre de profonds changements.

En effet, une chose est sûre, la justice pénale sortira du confinement à travers des choix que l’on pourrait résumer ainsi. Le premier se limitera à une gestion au jour le jour, en continuant tant bien que mal de panser les plaies béantes laissées par la période actuelle sur un ministère historiquement gangréné par l’insuffisance de moyens. C’est, à l’évidence, une option inenvisageable non seulement pour les justiciables mais aussi pour tous les professionnels. Le second, guidé par une vision à long terme, obligera à remettre à plat les choix politiques antérieurs. Quelques pistes sont esquissées ici pour se représenter quelles solutions seraient les plus impactantes pour sortir des difficultés dans lesquelles la justice est engluée.

La première étape consisterait à abandonner le projet de construction de 15 000 nouvelles places de prison prévues d’ici 2027. Pourquoi ne pas ensuite réaffecter une partie de ces économies, d’une part, à des investissements urgents dans les établissements pénitentiaires actuels ainsi que dans les juridictions sinistrées, à l’image de celle de Bobigny ?

Pour rappel, outre les investissements pour 1,8 milliard d’euros (v. B. Deffains et J.-P. Jean, Le coût des prisons [à qui profite le crime ?], Archives de politique criminelle 2013/1, n° 35), le coût annuel de fonctionnement de ces 15 000 places est évalué à 480 millions d’euros.

L’Observatoire international des prisons (OIP) a rappelé, le 1er février dernier, que trente-cinq établissements pénitentiaires étaient encore considérés comme « exposant les personnes détenues à des traitements inhumains ou dégradants ». Parallèlement, il est absolument vital que des moyens importants, tant humains que logistiques, soient enfin dédiés à des programmes de remise aux normes, rénovation mais aussi développement d’infrastructures tournées vers l’insertion (activité professionnelle, ateliers, salles de cours, etc.) ainsi que le soin, domaine également sous doté.

De la qualité du travail mené en détention dépend la réussite de l’insertion à la sortie et, par voie de conséquence, la baisse du risque de récidive.

En second lieu, il conviendrait de poursuivre, dans la durée, l’effort entrepris dans l’urgence sanitaire de déflation carcérale pour atteindre l’objectif de l’encellulement individuel. Ces dernières semaines, les mesures destinées à désengorger les prisons ont abouti à une baisse de plus de 8 000 détenus et à un résultat, au 7 avril, de 64 400 détenus pour 61 000 places. Moins de prévenus et de détenus réduirait les tensions et les violences en milieu fermé et offrirait des conditions propices à leur insertion (via un recours facilité à l’éducation, la formation, les soins, le droit, la culture, le sport, etc.). Le fait de poursuivre la déflation carcérale favoriserait également un suivi criminologique de meilleure qualité par les services pénitentiaires d’insertion et de probation jusqu’à présent largement contraints par leur charge de travail.

Multiplier massivement les alternatives à la détention provisoire serait enfin le principe, et le passage en maison d’arrêt l’exception. En 2020, comme les années passées, la détention provisoire reste le point noir de la surpopulation carcérale. Pour prononcer des alternatives en quantité, les juges doivent pouvoir s’appuyer sur un réseau local plus étendu, plus solide, mieux structuré et mieux coordonné de partenaires publics et associatifs. Pour ces derniers, une évolution du mode de financement est d’ailleurs primordiale pour sécuriser leur trésorerie, leurs emplois et leur capacité d’accueil, notamment d’hébergement. Une véritable filière de l’insertion en milieu ouvert pourrait être créée en fonction des besoins de chaque territoire, là où chacun fait aujourd’hui ce qu’il peut, souvent sans visibilité sur l’avenir et avec des ressources de plus en plus précaires.

Ce renforcement du tissu partenarial viendrait rendre encore plus effectives les orientations prises pour lutter contre les violences conjugales, notamment en développant la capacité de prise en charge et d’éloignement de conjoints violents.

Par ailleurs, si aujourd’hui le condamné vit souvent la détention comme une période stérile où tout est décidé pour lui du matin au soir et où la préparation à la sortie est minimale, la prison de demain, moins dense et mieux équipée, le convertirait en acteur de son insertion et lui demanderait plus d’efforts et de réflexion, y compris sur son passage à l’acte. Sur ce sujet, la justice restaurative aurait un rôle important à jouer et prendrait une place décisive qu’elle est loin d’occuper dans les pratiques professionnelles actuelles.

Ensuite, les effectifs de magistrats, de greffiers, d’assistants et de secrétaires devraient, dans les années qui viennent, se renforcer sévèrement. En décembre 2018, et pour ne citer qu’elle, l’inspection générale de la justice pointait les besoins en parquetiers et préconisait « d’augmenter significativement les effectifs ».

L’École nationale des greffes et l’École nationale de la magistrature devront faire face et préparer cette révolution qui prendra plusieurs années.

Sans attendre et pour gérer le nombre considérable de dossiers à traiter qui s’est accumulé, il semble nécessaire de solliciter, en urgence, de nombreux contractuels pour soulager les greffes exsangues.

Cet accroissement des effectifs judiciaires aurait vocation à faire retomber une pression jamais vue et, au-delà, mieux rendre justice et réduire les délais d’audiencement aujourd’hui trop longs. Ils auraient aussi vocation à lutter contre la souffrance au travail des fonctionnaires et à leur permettre de se former tout au long de leur carrière, là où actuellement beaucoup s’en privent, faute de temps disponible.

Enfin, comment ignorer les conséquences économiques de la période actuelle pour les justiciables qui seront de plus en plus nombreux à solliciter l’aide juridictionnelle, à la suite de la perte d’un emploi notamment ? Les avocats restent en première ligne pour incarner l’accès au droit et ils devraient, eux aussi, être soutenus. Il est donc tout aussi légitime de se pencher sérieusement sur l’aide juridictionnelle versée aux avocats pour la défense des plus démunis. Pour cela, les trente-cinq propositions du rapport d’information Gosselin/Moutchou du 23 juillet 2019 ont brossé un tableau complet des orientations à adopter, y compris par la réévaluation du tarif de l’aide juridictionnelle et l’augmentation du plafond de ressources pour en bénéficier.

Nous le voyons assez clairement, le choix d’emprunter l’une ou l’autre des deux options aboutira soit à l’implosion soit au renouveau de la justice pénale. Gageons que la prise de conscience du gouvernement sur l’importance d’un service public de santé de qualité s’étendra à celui de la justice. L’heure, ni à l’espoir ni au rêve, est à l’action et aux décisions audacieuses. C’est le président de la République qui l’a dit…