C’est un fiasco absolu. Alors que la loi dite Avia visant à lutter contre les contenus haineux est en discussion depuis 15 mois ; qu’elle a été votée définitivement toutes affaires cessantes le 13 mai dernier, deux jours après la sortie du confinement ; qu’elle a donné lieu à de multiples allers-retours entre les deux chambres ; que la majorité est restée droit dans ses bottes, sourde aux critiques et aux alertes qui venaient de toutes parts, le Conseil constitutionnel a tranché dans le vif le 18 juin 2020. Il a anéanti l’ensemble du texte en raison de ses atteintes nombreuses et disproportionnées à la liberté fondamentale d’expression.
À notre connaissance, rarement le pouvoir a essuyé un tel camouflet s’agissant d’un texte visant à réguler une liberté fondamentale. Ce n’est pas un, ni deux, mais bien 5 motifs qui sont retenus par les sages de la rue Montpensier pour admettre l’inconstitutionnalité du mécanisme qui constituait l’essentiel de cette loi, dont il ne reste plus rien (§ 14 à 19), si ce n’est un ou deux ajustements techniques à la loi dite LCEN du 21 juin 2004.
Le cœur de la loi était, rappelons-le, une obligation de retrait en 24 heures pesant sur les grandes plateformes, concernant les contenus haineux qui leur étaient signalés, dès l’instant que le caractère illicite des messages en cause était manifeste. A défaut de mettre en œuvre les moyens pour parvenir à cette fin, les opérateurs en cause risquaient une amende colossale, l’ensemble du système étant mis sous le contrôle du CSA. Dès l’origine, le mécanisme mis en place a été l’objet de très vives critiques. Pas seulement de quelques activistes du Net poursuivant un idéal libertaire, mais d’institutions parfaitement légitimes. Ainsi, le Conseil d’État, la CNCDH ou encore la Commission européenne ont vivement critiqué ce projet. S’y ajoutaient de nombreux voix autorisées, experts, associations ou encore partis politiques, de droite comme de gauche. Ces critiques sont aujourd’hui reprises par la Conseil constitutionnel.
Le Conseil stigmatise tout d’abord l’absence du juge dans le dispositif et relève que le signalement est l’unique condition à laquelle est subordonnée l’obligation de retrait, alors même que les contenus signalés peuvent être nombreux, relever de qualifications très diverses, et complexes à appréhender. Il s’agit ainsi “d’examiner les contenus signalés au regard de l’ensemble de ces infractions, alors même que les éléments constitutifs de certaines d’entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s’agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d’énonciation ou de diffusion des contenus en cause » (§15).
Depuis l’origine, les promoteurs du texte sont mis en garde sur le fait que l’opération de qualification est délicate et ne peut être laissé à l’appréciation d’un opérateur privé, quand bien même il aurait les moyens de s’attacher les services d’une armée de juristes. C’est ici la mission d’un juge, dont c’est le métier, et on ne délègue pas la régulation de la première des libertés fondamentales à des multinationales, qui d’ailleurs ne souhaitent aucunement remplir ce rôle. Le gouvernement n’a jamais voulu entendre cette évidence.
D’ailleurs, même le juge, pourtant spécialiste de la qualification juridique, se trouve parfois dans une situation tangente qui l’amène à se tromper, spécialement dans ces matières aux nuances très pointues. On en a eu l’exemple le 11 juin dernier lorsque, désavouant la Cour de cassation française, la CEDH a considéré que l’appel au boycott des produits israéliens pouvait relever de la liberté d’expression, alors que le juge français avait au contraire estimé qu’il s’agissait d’une incitation à la discrimination tombant sous le coup de la loi pénale.
Comment un opérateur privé pourrait être armé pour séparer ainsi le bon grain – un militantisme sincère contre l’oppression réelle ou supposée de populations -, de l’ivraie - un antisémitisme qui avance masqué - ? C’est une tâche impossible dans un délai aussi bref. Pour le Conseil, « compte tenu des difficultés précitées d’appréciation du caractère manifeste de l’illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref » (§16).
Le Conseil constitutionnel pointe ensuite la sévérité et le déséquilibre du système mis en place, qui ne contenait aucune cause réelle et intelligible d’exonération de responsabilité, et des peines sévères encourues à chaque demande de retrait.
Le risque attaché à un tel dispositif était évident, il s’agissait d’une sur-modération, engendrant elle-même une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Des dizaines de voix ont signalé ce risque, les promoteurs du texte ne les ont pas écoutées. Pourtant la décision rendue le 18 juin reprend en totalité cette problématique. D’évidence, c’est ce qui fonde la censure prononcée. Ainsi, selon les sages, “compte tenu des difficultés d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l’absence de cause spécifique d’exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » (§19). Tout est dit dans ce considérant décisoire qui reprend totalement les mises en garde nombreuses dont ce texte a fait l’objet.
Quels enseignements tirer de ce fiasco ?
Sur le plan institutionnel, une majorité a beau être puissante, disposer de tous les leviers de pouvoirs, de la légitimité politique, le bon fonctionnement d’une démocratie parlementaire ne se résume pas à un vote à la majorité. Si cette majorité, aussi assise soit-elle, s’enferme dans un syndrome de surpuissance qui la rend sourde aux avis divergents et aux critiques, elle va dans le mur. La puissance et la raison ne vont pas nécessairement de pair.
Dans cette affaire, toutes les alertes ont été émises, mais le dialogue entre le parlement et les autres corps n’a pas fonctionné. Les instances consultatives ont été ignorées, la société civile s’est exprimée dans le désert, les critiques des oppositions ont été tenues pour du folklore. Le résultat est là. Ce pan de la démocratie s’est grippé et il en est résulté un texte déficient sur la forme comme sur le fond. Il a fallu qu’en dernier recours, en bout de chaîne, le chien de garde des institutions intervienne pour stopper cette dérive. Cette dernière étape montre au moins que nos institutions contiennent des garde-fous efficaces.
Le second enseignement tient à la portée de la liberté d’expression. Depuis son élection en 2017, le pouvoir en place montre un cruel manque de repères sur le sujet. Est-ce la marque du « nouveau monde » qui renvoie aux oubliettes les vieilles libertés ? Il y a matière à le penser. Loi sur les Fake news, promotion d’un arsenal déontologique et disciplinaire qui viendrait remettre au pas une presse trop indépendante, contournement du juge en matière de presse, mise en avant institutionnelle par le gouvernement d’une bonne presse afin de promouvoir une information officielle sur le sujet de la pandémie (initiative dont on n’a pas assez dit qu’elle était absolument sidérante en termes d’atteinte au pluralisme).
Toutes ces opérations ont un dénominateur commun : elles remettent en cause la liberté de l’information. Il est heureux que le gardien de la Constitution ait ici sifflé la fin de la séquence en rappelant que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s’ensuit que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Cette motivation n’est pas nouvelle, mais elle reste plus que jamais d’actualité.