On s’est interrogés, avec d’autres, sur les règles juridiques mobilisables contre les fake news et l’opportunité d’en créer de nouvelles (Légipresse n° 352, sept. 2017, p. 427, ibid. n° 364, oct. 2018, p. 467).
Ignorant l’avis des juristes, à peu près unanimes à considérer un nouveau texte comme inutile, voire dangereux, la majorité a voté une loi « relative à la lutte contre la manipulation de l’information », qui a été validée, avec réserves, par le Conseil constitutionnel le 20 décembre 2018, puis promulguée, pour une entrée en vigueur le 24 décembre 2018.
Cette loi crée, pour l’essentiel, dans le code électoral, un nouvel article L. 163-1 imposant aux plateformes en ligne de publier des informations relatives aux versements de rémunération pour la promotion de contenus pendant les trois mois précédant les élections, un nouvel article L. 163-2 qui institue un référé anti-fakes news et complète la loi du 30 septembre 1986 en conférant de nouveaux pouvoirs au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) dans le cadre de la lutte contre les fake news.
Nous n’examinerons ici que le nouveau référé anti-fakes news, ou infox, selon la recommandation de l’Académie française, régi par le nouvel article L. 163-2 du code électoral :
« I. Pendant les trois mois précédant le premier jour du mois d’élections générales et jusqu’à la date du tour de scrutin où celles-ci sont acquises, lorsque des allégations ou imputations [manifestement] inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à [manifestement] altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande du ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir, et sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire aux [hébergeurs] ou, à défaut, aux [fournisseurs d’accès à internet], toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion.
II. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures à compter de la saisine. En cas d’appel, la cour se prononce dans un délai de quarante-huit heures à compter de la saisine.
III. Les actions fondées sur le présent article sont exclusivement portées devant un tribunal de grande instance et une cour d’appel déterminés par décret. »
L’exigence que le caractère inexact ou trompeur et que le risque d’altération du scrutin soient manifestes résulte de la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel (ce qui rappelle la réserve d’interprétation relative à la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 exigeant qu’un contenu soit manifestement illicite pour que l’hébergeur à qui il est notifié soit dans l’obligation de réagir).
Le nouveau référé à très grande vitesse créé par la loi nécessite donc la réunion de trois conditions pour obtenir la suppression d’un contenu :
-
des allégations ou imputations manifestement inexactes ou trompeuses d’un fait ;
-
de nature à manifestement altérer la sincérité du scrutin ;
- diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive sur internet.
1. En principe, l’exigence de l’allégation ou de l’imputation d’un fait nécessite une accusation factuelle et exclut que les opinions ou jugements de valeur puissent être considérés comme des infox, par référence à ce qui est habituellement jugé en matière de diffamation, à la définition de laquelle il est ici emprunté (« toute allégation ou imputation d’un fait » aux termes de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881).
L’inexactitude ou le caractère trompeur constituent une première incertitude de la définition légale de l’infox. Quelles inexactitudes, quelles tromperies seront sanctionnées ? Sans l’ériger en une réserve, le Conseil constitutionnel s’est essayé à une définition livrant quelques précisions : ne sont pas concernées les parodies, les inexactitudes partielles ou les simples exagérations ; il faudra qu’il soit possible de démontrer la fausseté de manière objective. Par ailleurs, avec la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel, une infox nécessitera des allégations ou imputations manifestement inexactes ou trompeuses. Il faudra donc une inexactitude ou une tromperie d’un certain niveau, voire évidente, pour que le retrait soit ordonné. Par analogie, le contentieux de la diffamation en référé est peu fourni, car, sauf très rare cas, il faut en cette matière un examen au fond afin de pouvoir trancher…
S’ajoute la question de la preuve. On suppose que la charge de la preuve du caractère manifestement inexact ou trompeur reposera sur le demandeur en justice. Imaginons un candidat à la présidentielle injustement accusé de posséder un compte dans un paradis fiscal : quelle preuve du caractère « manifestement inexact » de cette accusation faudra-t-il qu’il apporte ? On espère qu’une attestation sur l’honneur de sa part sera insuffisante… Mais alors quelles peuvent être les preuves de l’absence manifeste de possession d’un compte bancaire ? Dans un procès en diffamation, c’est à celui ayant proféré une accusation déshonorante de rapporter la preuve de la véracité ou de la base factuelle de cette accusation, précisément pour éviter cet écueil de la preuve négative. Sauf que, le référé anti-infox étant dirigé contre l’hébergeur (et non l’auteur des accusations), il ne semblait pas possible de faire peser la charge de la preuve sur le défendeur.
2. La sincérité du scrutin est une notion de droit électoral (v. par ex. Cah. Cons. const. n° 13, janv. 2003). Le contentieux des élections est fourni : une élection législative sur cinq a été contestée en moyenne entre 1958 et 2005 (selon la revue Pouvoirs, citée par A. Fuchs-Cessot, maître de conférences en droit, membre du SERDEAUT de l’université Paris I, dans « Le contentieux électoral en France »). Mais, pour autant, le taux d’annulation des élections est très faible, même en présence de fraude avérée (même source).
Dans le contentieux électoral qui intervient par définition après l’élection et qui n’a pas d’effet suspensif, il apparaît en effet que les juges accordent une grande importance à deux aspects : l’écart des voix du scrutin (s’il est important, l’élection n’est pas annulée) et le fait que le candidat visé a eu le temps de répondre dans le cadre de la campagne électorale aux accusations dirigées contre lui ou non (dans l’affirmative, en général, l’élection n’est pas annulée).
Dans le futur contentieux de la lutte contre les infox, il sera demandé au juge de statuer très rapidement et donc, le plus souvent (c’est l’objectif), avant que le résultat des élections ne soit connu. Les juges ne pourront donc plus arrimer tout ou partie de leur appréciation au résultat de l’élection… Certes, l’enjeu de ce nouveau contentieux ne sera pas l’annulation d’une élection, mais la suppression d’un contenu, ce que d’aucuns jugeront moins grave. Pourtant, les règles juridiques françaises de la liberté d’expression et les juges qui les appliquent sont très réticents vis-à-vis de la suppression pure et simple d’un contenu. L’appréciation d’une altération de la sincérité du scrutin avant que le résultat de l’élection ne soit connu entraînera probablement une évolution de la notion, en espérant que l’on ne se contentera pas ici de pétition de principe.
Les juges seront soumis à la même difficulté que dans l’application de l’article L. 97 du code électoral qui réprime les « fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses » ayant « surpris ou détourné des suffrages ou déterminé un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter » (un an de prison et/ou 15 000 € maximum). Pour que la sanction soit encourue sur le fondement de ce texte, il faut que les comportements prohibés aient eu un impact sur le scrutin, ce qui est bien difficile à établir… Dans le contentieux de l’article L. 97, en pratique, il suffit de démontrer un effet éventuel sur le scrutin (J-Cl. Lois pénales spéciales,v° Vie politique, fasc. 20, nos 59 s.). Sauf que, dans le futur contentieux des infox, le risque d’altération du scrutin devra avoir une certaine consistance, si ce n’est évidence, du fait de la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel.
3. Pour que le juge prononce le retrait de l’infox, encore faudra-t-il rapporter la preuve de trois aspects techniques : une diffusion « délibérée », « artificielle ou automatisée » et « massive ». Le caractère délibéré ne devrait pas susciter trop de difficultés. En revanche, comment le demandeur prouvera-t-il une diffusion artificielle ou automatisée ? Faudra-t-il des rapports ou expertises techniques ? Enfin, il appartiendra aux juges de décider ce qu’il convient de considérer comme une diffusion massive. On a l’espoir que ces exigences quant à la diffusion mettront un simple article de presse à l’abri des censeurs anti-infox.
Ce nouveau référé institué pour lutter contre les infox suscite beaucoup d’interrogations, auxquelles seuls le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris devront répondre, si l’on en croit certaines informations communiquées au cours des débats parlementaires. On lisait récemment que le nombre de magistrats en France est de 8 300, soit peu ou prou le même nombre qu’en 1850 ! Voilà ce à quoi il faudrait plus sérieusement remédier avant de créer un nouveau recours et d’exiger qu’il soit tranché dans les quarante-huit heures… Le vrai cadeau de Noël aurait été de doter la justice de moyens suffisants !
Commentaires
Je suis globalement d'accord avec les propos tenus dans cette brève chronique par M. G. Sauvage. Une fois de plus le Parlement a voulu s'emparer d'un sujet d'actualité pour voter une nouvelle loi. Le texte sur le délit de diffamation ne suffisait-il pas ou au mieux n'aurait-on pas dû se contenter de l'amender pour l'adapter à la réalité des fake news?
Néanmoins dans le § 1er l'auteur aborde la question du référé anti-intox et affirme à juste titre que l'action est exercée contre l'hébergeur et non pas contre l'auteur du fake-news. Contrairement au procès en diffamation, ce n'est pas à l'auteur de ce fake-news de faire la preuve de ce qu'il avance, mais à l'hébergeur, ce qui met ce dernier a priori dans une position difficile. Sauf que si ce fake-news révèle des faits manifestement inexacts ou trompeurs, n'est-ce pas à l'hébergeur de "faire le ménage" et de ne pas publier de telles informations? On répondra que ce n'est pas le métier de l'hébergeur de procéder à de tels contrôles. Je rappelle cependant qu'un organe de presse est tenu à des règles déontologiques et qu'il peut également être poursuivi en cas de faits diffamatoires publiés. Ne pourrait-on pas avoir la même exigence à l'égard des hébergeurs? Sont-ils au-dessus des lois au point qu'ils seraient dispensés de tout contrôle sur ce qu'ils publient? Enfin, la loi n'aurait-elle pas pu introduire une disposition mettant la preuve à la charge de l'auteur du fake-news? C'était sans doute trop demander au législateur qui une fois de plus n'a pas vu toutes les conséquences du texte voté.
J'ajoute que je suis d'accord avec la conclusion de l'auteur de l'article. Le législateur vote régulièrement de nouveaux textes que les juges devront appliquer sans rarement se préoccuper des moyens donnés à la Justice pour les mettre en oeuvre: d'où des textes mal appliqués ou inapplicables et qui laissent une très grande marge d'interprétation au juge.
La nouvelle majorité parlementaire très renouvelée pourrait s'appliquer à elle-même la maxime bien connue "Tout change pour que rien ne change".
Deux analyses assez intéressantes et pertinentes sur la loi relative à la manipulation informationnelle.
Si le législateur n'a pas voulu faire peser directement la charge de la preuve sur l'auteur même de la publication des fake news,c'est sans doute parce que le vrai auteur n'est pas l'interlocuteur idéal et ce, pour trois raisons :
D'abord, du point de vu des moyens techniques, il serait difficile voire impossible parfois pour le législateur ou le juge d'identifier l'auteur qui est susceptible de se retrouver dans n'importe quelle partie du globe.
En suite, le temps matériel ferait défaut puisqu'en matière de référé l'urgence exige célérité de l'action.
Enfin,le plus souvent,l'auteur d'une publication perd tout pouvoir sur ladite publication une fois sur la toile.( Seul l'hébergeur a la possibilité d'agir sur la publication. )
C'est pourquoi en revanche, je partage l'analyse du Pr Gérard Blanc sur l'idée qu'à l'image des organes de presse qui sont tenus à des règles déontologiques pouvant être également poursuivis en cas de faits diffamatoires publiés, on pourrait avoir la même exigence à l'égard des hébergeurs.
Même si le référé anti-infox est dirigé contre l’hébergeur et non l’auteur des accusations, faire peser la charge de la preuve sur le défendeur serait à mon avis le meilleur moyen d'atteindre l'objectif du référé.
Il s'agit d'une manière indirecte de mettre la charge de la preuve sur l'auteur même de la publication des fake news puisque l'hébergeur se chargera de lui demander de fournir les sources de sa publication avant sa diffusion.
(lesquelles sources seront demandées à l'hébergeur à son tour en cas de référé infox)
Ça sent l'auto censure,mais c'est à ce prix que "la sincérité "des scrutins sera préservée.
Que vaudrait une démocratie ( protégeant "exagérément" la liberté d'expression ) si les scrutins électoraux (fondement du modèle démocratique ) venaient à manquer à chaque séance électorale, de sincérité?
"Pour faire des omelettes, il faut casser des oeux."
Si simple comme adage mais très empreint de vérité.
Bonsoir,
Je suis non-avocat & non-juriste, modeste justiciable toutefois ciblé, aussi, par cette mesure. Je suis surpris que l'auteur utilise le mot "infox" qui a zéro valeur juridique dans un article destiné à des pros.
Ce mot "infox" me semble, en qualité de modeste justiciable le postulat sous-jacent de la manoeuvre de l'exécutif, création d'un problème nouveau & urgent....Non, l'intox déguisée en info existe depuis que les homo sapiens commencèrent à maîtriser l'usage du langage. Je suis surpris que l'auteur ignore les législations anciennes sur cette problématique et encore plus surpris que Dalloz publie cet article sur l'"infox"...Je crains que l'article soit une preuve que la fabrique du consentement est de plus en plus simple, hop, un néologisme et on a des experts qui glosent...Le problème "nouveau"est dans les tuyaux, la notion est vague & floue permettant de créer de nouvelles confusions, intranchables. Je connaissais les idiots utiles, je découvre des juristes naïfs... L'étrange défaite du droit qui était l'élégance de l'exposé et la rigueur de la pensée. Aïe!