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Le droit en débats

Mesures provisoires : l’apport de la jurisprudence relative à l’hébergement d’urgence

Par communiqué de presse du 2 novembre 2022, la Cour européenne a indiqué avoir accordé, pour la première fois, une mesure provisoire à un demandeur d’asile sans hébergement depuis son arrivée en Belgique1. Cette décision, inédite, n’a été, en réalité, que la première d’une série : face au nombre important de demandes similaires, la Cour européenne a décliné son raisonnement pendant toute la fin de l’année2.

Par Manuela Brillat le 09 Janvier 2023

Cette jurisprudence nouvelle offre une perspective spécifique sur la procédure de mesures provisoires et son application au domaine de l’hébergement d’urgence. Bien que les décisions connues concernent, pour l’instant, uniquement la Belgique, elles permettent d’imaginer un développement relatif à la France en raison des difficultés réelles d’hébergement d’urgence déjà dénoncées dans le pays.

Le cadre restreint de l’article 39

La possibilité pour la Cour d’indiquer une mesure provisoire à un gouvernement se fonde sur l’article 39 du Règlement de la Cour3. Il s’agit de saisir la juridiction européenne, en urgence, pour l’informer d’un risque imminent de dommage irréversible aux droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. D’ordinaire, comme l’explique d’ailleurs la Cour sur son propre site internet, les demandes de mesure provisoire concernent des éloignements du territoire pour lesquels il existe un risque4 d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique du requérant. Dans ce cadre, la demande concrète faite à l’État consiste en une abstention : ne pas procéder à l’éloignement le temps qu’elle se prononce sur le fond de l’affaire. Ainsi, les dispositions invoquées dans le cadre de cette procédure d’urgence sont les articles 2 et 3 qui se rattachent à des droits considérés comme absolus. Il apparaît clairement que l’intervention de la Cour européenne se situe à un moment délicat pour la sauvegarde des droits et libertés de la personne humaine.

Aussi essentielle que soit cette intervention, les affaires conduisant à une procédure de mesure provisoire ne font pas l’objet d’une publicité totale. En effet, les décisions relatives aux mesures provisoires ne sont pas disponibles sur le moteur de recherche de la Cour et ne sont donc pas accessibles au public ou aux professionnels : certaines demandes seulement font l’objet d’un communiqué de presse de la Cour, participant à une campagne de communication précise. Cette stratégie d’information rejoint une politique procédurale de la Cour européenne qui entend limiter le champ d’application de cette procédure exceptionnelle à des situations pour le moins extrêmes.

Pour pouvoir répondre de manière efficace et incisive aux nombreuses demandes relatives à l’hébergement d’urgence, la Cour a quelque peu bousculé ce cadre restreint.

L’article 6 de la Convention comme nouveau fondement d’une mesure provisoire

Les récentes décisions de la Cour en matière d’hébergement d’urgence s’inscrivent dans un champ d’application de l’article 39 plus étendu qu’à l’ordinaire5. D’une part, ces décisions rappellent que les mesures provisoires peuvent aussi conduire à une action de l’État pour protéger les droits du requérant, et pas seulement à une inaction comme c’est généralement le cas lors de situation d’éloignement du territoire. D’autre part, elles démontrent qu’une mesure provisoire peut être indiquée quand est en cause une atteinte à une autre disposition que les articles 2 et 3 de la Convention. Le fait que cette possibilité soit rarement mise en œuvre par la Cour n’enlève rien à sa réalité.

Pour bien comprendre l’évolution que ces décisions représentent, les faits sont d’importance. Les situations visées par les mesures provisoires sont toutes similaires, et le scénario se répète. Le requérant, de nationalité étrangère, arrive en Belgique où il dépose une demande d’asile. Cependant, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile (l’Agence) ne lui octroie pas de place d’accueil ni d’assistance matérielle de base, invoquant la saturation du réseau d’accueil des demandeurs d’asile dans le pays. Le requérant saisit alors les juridictions internes et le juge ordonne à l’Agence de lui fournir un hébergement dans un centre d’accueil, à défaut dans un hôtel ou dans tout autre établissement adapté, sous astreinte. L’ordonnance devient définitive mais n’est pas suivie d’effet, malgré son caractère exécutoire.

Ainsi, si le cœur de l’affaire concerne l’hébergement du requérant, le rattachement à la Convention se fait par l’article 6 qui garantit l’exécution des décisions de justice définitives. C’est le juge interne qui ordonne à l’Agence, sous astreinte, de fournir un logement au requérant ; la Cour européenne ne fait que demander l’exécution de cette décision de justice ayant force exécutoire, considérant que son irrespect prolongé conduit à un risque de dommage irrémédiable pour la vie et l’intégrité physique du requérant. Il faut en déduire que, sous couvert de l’article 6 de la Convention, c’est bien, toujours et encore, les droits absolus du requérant que la Cour vise dans le cadre de cette procédure d’urgence.

Dans ce nouveau cadre, l’intervention du juge national et l’existence d’une décision interne définitive sont deux éléments de poids dans la décision d’indiquer au gouvernement une mesure provisoire. En effet, la Cour européenne précise clairement que lorsque le requérant ne pouvait se prévaloir d’une décision interne définitive, elle a rejeté la demande fondée sur l’article 39 du règlement6.

L’année 2022 aura ainsi confirmé que l’article 6 de la Convention peut servir de fondement à une demande de mesure provisoire. Les « affaires hébergement » ne sont, de ce point de vue, pas surprenantes dans la mesure où la Cour avait déjà pris appui, par le passé, sur l’article 6 de la Convention pour octroyer une mesure provisoire. Il s’agissait principalement de mesures provisoires indiquées dans les affaires relatives aux procédures disciplinaires intentées en Pologne contre des magistrats7. Bien plus, la Cour avait déjà été amenée, dès 2019, à indiquer au gouvernement italien, sur le fondement de l’article 39, la nécessité de fournir un hébergement temporaire à des enfants roms et à leurs parents expulsés d’un campement8. Il semble, à la lecture du communiqué de presse tout à fait laconique sur ce point, qu’aucune juridiction interne n’avait adopté une décision définitive imposant le relogement des familles expulsées : la mesure provisoire ne paraît pas se fonder sur l’article 6 de la Convention mais plutôt sur l’article 8 et les articles 2 et 3 directement.

Face au nombre considérable de demandes, il semblerait que la Cour ait entendu envoyer un message tant aux gouvernements qu’aux requérants : c’est là le second intérêt des « affaires belges ». En effet, la communication de la Cour sur cette mesure provisoire est tout à fait singulière : s’il arrive que le juge européen étende, parfois, le champ d’application des mesures provisoires, il ne communique que très peu sur cet écart, préférant maintenir officiellement sa politique très restrictive en la matière. Le fait que l’octroi de cette demande ait été médiatisé révèle l’existence d’un contentieux latent au sujet de l’accueil des demandeurs d’asile en Belgique, mais aussi, sans doute, dans d’autres États européens. La Cour entend alors positionner clairement la procédure de mesure provisoire dans le cadre de ce contentieux qu’elle voit arriver en masse vers elle : son intervention ne peut se faire qu’en présence d’une décision interne définitive non exécutée ; face à cet élément décisif, elle frappe un grand coup n’hésitant pas à étendre formellement le champ d’application de l’article 39 du règlement. Ce faisant, derrière l’aspect formel, c’est en réalité le champ d’application matérielle de l’article 39 qu’elle prolonge.

Le prolongement économique et social de la Convention

L’impact le plus significatif des dernières décisions relatives à l’hébergement d’urgence concerne le prolongement économique et social de la Convention, par l’article 39 du règlement. En effet, la Convention ne garantit que des droits civils et politiques, laissant la protection des droits économiques et sociaux – dont le droit à un logement décent – à un autre traité, la Charte sociale européenne9.

Ainsi, la jurisprudence de la Cour européenne s’inscrit dans la lignée de décisions adoptées par le Comité européen des droits sociaux (CEDS). Le CEDS est chargé de contrôler l’application de la Charte sociale européenne qui prévoit le droit au logement décent. À plusieurs reprises, il a fait le lien entre la nécessité d’un logement décent et l’exercice des droits ou les conditions de santé, allant jusqu’à adopter des mesures immédiates10, qui sont le pendant des mesures provisoires. Le 19 octobre 2022, juste avant la première décision belge de la cour, il a développé un raisonnement11 que la Cour a repris dans son principe : « les conditions de vie constituent sans nul doute un facteur aggravant de la maladie […] et en est très probablement la cause profonde. Cela est d’autant plus vrai à l’approche de l’hiver 2022-2023 et du risque persistant de subir des conditions climatiques défavorables qui pourraient encore aggraver la situation de la population »12. La Cour européenne applique un raisonnement similaire. Il en ressort, une fois n’est pas coutume, une unité des juges européens sur cette question délicate et un rappel toujours bienvenu de l’indivisibilité des droits.

 

Notes

1. CEDH 31 oct. 2022, n° 49255/22, Camara c. Belgique, décision sur les mesures provisoires.

2. CEDH 15 nov. 2022, n° 48987/22 et 147 autres, Msallem et 147 autres c. Belgique, décision sur les mesures provisoires ; 13 déc. 2022, n° 52208/22 et 142 autres, Al-Shujaa et autres c. Belgique ; n° 55140/22 et 16 autres, Niazai c. Belgique et autres, décisions sur les mesures provisoires.

3. Pour une étude récente des mesures provisoires, v. M. Brillat, Panorama des mesures provisoires devant la Cour européenne des droits de l’homme : quelle utilité et quelle réalité ?, Blogdroiteuropeen Working Paper 5/2022, juin 2022 ; sur les effets d’une mesure provisoire, v. F. Lazaud, La France condamnée pour non-respect d’une mesure provisoire adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, D. 2006. 1151 .

4. Pour l’analyse du risque, v. M. Dominati, Expulsion d’un ressortissant étranger : faute d’avoir suffisamment analysé les risques, la France a violé l’article 3 de la Convention, Dalloz actualité, 21 sept. 2022.

5. Pour une analyse plus générale de l’évolution du champ d’application des mesures provisoires, v. M. Brillat, art. préc.

6. Aff. Al-Shujaa et autres c. Belgique, préc.

7. CEDH 8 févr. 2022, n° 6904/22, Wrobel c. Pologne, décision sur les mesures provisoires ; v. aussi CEDH 22 mars 2022, n° 18632/22, Zawislak c. Pologne, décision sur les mesures provisoires, modifiée le 15 août 2022. Il y a quelques années, la Cour s’était aussi fondée sur l’article 6 de la Convention pour accepter une demande de mesures provisoires dans l’affaire Öcalan c. Turquie, CEDH, gr. ch., 12 mai 2005, n° 46221/99, AJDA 2006. 466, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2006. 308, étude H. Labayle ; RSC 2006. 431, obs. F. Massias .

8. CEDH 5 juill. 2022, n° 27157/19, P.H. et autres c. Italie, décision sur les mesures provisoires du 20 mai 2019 (avec un numéro de requête différent , n° 25838/19).

9. J.-F. Akandji-Kombé, L’application de la Charte sociale européenne : la mise en œuvre de la procédure de réclamations collectives, Dr. soc. 2000. 888  ; J. Mouly, Qui a peur du Comité européen des droits sociaux ?, Dr. soc. 2019. 814 .

10. CEDS 23 mai 2019, n° 173/2018, IJ et ECRE c. Grèce ; v. aussi 14 mai 2020, n° 185/2019, CEDR c. Belgique ; 4 juill. 2019, n° 178/2019, Amnesty International c. Italie.

11. Les décisions sur les mesures immédiates font l’objet d’une publication intégrale sur le site du CEDS.

12. CEDS 19 oct. 2022, n° 206/2022, D.E.I., FEANTSA, MEDEL, Confederacion Sindical de Comisiones Obreras et Mouvement international ARD Quart Monde c. Espagne.