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Le droit en débats

Ne pas se tromper de cible

Par Jérémy Jourdan-Marques le 17 Février 2023

La justice est malade. Le diagnostic est posé depuis longtemps, mais a été tristement rappelé par la tribune des 3000 du 23 novembre 20211. La raison qui a conduit à cette situation insoutenable est connue : un désinvestissement chronique et ancien de l’État dans sa justice. Les annonces réalisées par le Ministère le 5 janvier 20232, si tant est qu’elles soient suffisantes, n’y changeront rien avant de nombreuses années. Pendant ce temps, la justice souffre. À en mourir.

Comme toute personne touchée par une peine intolérable, la justice tente d’atténuer sa douleur. Cette tentative prend au moins deux formes. D’une part, le repli. La justice se retranche, se barricade – architecturalement et numériquement – et se rend inaccessible au monde extérieur. D’autre part, le transfert de charges. Quand le poids des tâches est insupportable, en déléguer une partie constitue une mesure séduisante.

La Chancellerie l’a bien compris. Depuis des années, tel un médecin face à un patient en soins palliatifs, elle administre à la justice son shoot annuel de morphine. Les lois de simplification se succèdent, ne résolvent rien et augmentent même la dépendance du patient justice qui, face à un problème accru, exige une nouvelle dose de sa précieuse simplification.

La justice n’y est pour rien. L’État est responsable de la situation et contribue à l’aggraver.

Mais. Il y a un mais.

La justice souffre tellement qu’elle cherche désormais à s’administrer son propre poison. Se renfermer ; se décharger. Gagner un mois, peut-être deux ; respirer, avant de replonger. En procédure civile comme en procédure pénale, le mouvement est identique. Des exigences procédurales qui confinent à l’absurde sont créées de toute pièce par les juridictions, au point de donner lieu, coup sur coup, à deux condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme3. Celles-ci ne doivent rien au législateur ; elles doivent tout aux juridictions, qui ont transformé la bonne administration de la justice en bonne bureaucratisation de la justice.

Dans ce tourbillon, la justice – disons-le, les magistrats – a trouvé son souffre-douleur. C’est aux avocats de faire ce qui ne peut plus être fait. La petite musique qui monte est que, en réalité, les avocats ont leur part de responsabilité dans la situation de la justice. Pas suffisamment bons, pas suffisamment diligents, pas suffisamment tout. La tension entre les professions, naufragées du même bateau, est à son comble. Il est désormais attendu de l’avocat qu’il se montre loyal à la justice, tout en étant systématiquement soupçonné de déloyauté et traité déloyalement. Autant d’injonctions contradictoires auxquelles les avocats ne peuvent répondre. Les poursuites engagées contre deux d’entre eux pour tentative d’escroquerie au jugement constituent déjà le paroxysme de cette crise4.

C’est oublier qu’ils ne sont pas la bonne cible. Ils le sont d’autant moins que la cible est transparente et que c’est le justiciable qui est transpercé par la flèche.

 

 

1. Dalloz actualité, 2 déc. 2021, obs. P. Januel.
2. A. Coignac, États généraux de la justice : des moyens salués, un plan d’action mitigé, Dalloz actualité, 6 janv. 2023.
3. CEDH 2 févr. 2023, Rocchia c/ France, n° 74530/17 ; 9 juin 2022, Lucas c/ France, n° 15567/20, Dalloz actualité, 16 juin 2022, obs. C. Bléry ; ibid., 13 juill. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; AJDA 2022. 1190 ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ; AJ fam. 2022. 353, obs. F. Eudier ; Dalloz IP/IT 2022. 352, obs. E. Nalbant ; JCP 2022. 1345, § 2, obs. L. Mayer ; Gaz. Pal. 26 juill. 2022, p. 34, obs. S. Amrani-Mekki ; Procédures 2022. 202, note N. Fricero.
4. V. Maître Eolas, Les raisons de la colère, 5 févr. 2023.