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Le droit en débats

Nous devons instaurer un moratoire sur l’utilisation du lanceur de balle de défense et des grenades GLI-F4

Le 1er février 2019, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté les demandes qui lui étaient soumises tendant à ce qu’il ne soit plus fait usage de lanceurs de balle de défense (LBD) lors des manifestations de « gilets jaunes ».

Par Vincent Brengarth le 05 Février 2019

Il est un fait que, depuis plusieurs semaines, se multiplient les blessures infligées par cette arme de maintien de l’ordre que les autorités publiques rechignent à qualifier de bavures policières. Sans dénier l’existence de ces blessures, le juge des référés a cependant jugé que l’organisation des opérations de maintien de l’ordre mises en place lors des récentes manifestations ne révélait pas une intention des autorités de ne pas respecter les strictes conditions d’usage imposées à l’utilisation de ces armes.

Outre le fait qu’un certain nombre d’enquêtes sont en cours précisément pour clarifier les conditions dans lesquelles le LBD a pu être utilisé contre des manifestants, l’argument avancé de l’absence d’intentionnalité paraît particulièrement contestable. Il cautionne implicitement l’idée de « dommages collatéraux » libérant les autorités de toute responsabilité structurelle. Cette responsabilité serait, on le comprend, individuelle et reposerait sur les utilisateurs de ces armes, dans l’hypothèse où ces derniers seraient identifiés. Pour le Conseil d’État, cette disproportion ne se mesurerait pas au nombre de blessures mais à l’intention de les infliger.

Le fait que les lanceurs de balle ne soient pas utilisés dans d’autres pays pour les opérations de maintien de l’ordre, comme en Allemagne ou en Belgique, démontre qu’ils ne sont pas indispensables. S’agissant plus spécifiquement de la GLI-F4, la France est le seul pays européen qui l’utilise dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Cette décision de rejet nous confronte également à une réalité brutale, à savoir l’épuisement des recours en urgence auprès des juridictions nationales et supranationales. En décembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme avait en effet refusé d’enjoindre à la France d’interdire provisoirement l’utilisation des lanceurs de balles de défense (LBD) par les forces de l’ordre, ainsi que des liquides incapacitants. C’est cette fois au tour du Conseil d’État. Ce rejet nous montre également l’impuissance du Défenseur des droits qui recommande l’interdiction de l’usage des lanceurs de balle de défense sans être approuvé par nos responsables politiques.

Le 1er octobre 2014, une proposition de loi visant à instaurer un moratoire sur l’utilisation et la commercialisation d’armes de quatrième catégorie et à interdire leur utilisation par la police ou la gendarmerie contre des attroupements ou manifestations avait été déposée.

Le sénateur Jean-Patrick Courtois, membre du groupe Les Républicains, avait indiqué dans son rapport du 12 mai 2015 que la proposition soulevait de véritables questions sur l’usage du Flash-Ball, mais a considéré que ce moratoire réduirait les possibilités d’intervention des forces de l’ordre. La commission n’avait donc pas adopté la proposition de loi.

Le 29 mai 2012, une proposition de loi similaire avait été déposée, sans, là encore, être examinée en commission. Le 22 juillet 2009, une proposition de loi n° 1875 visant à interdire l’utilisation d’armes de quatrième catégorie par la police ou la gendarmerie contre des attroupements ou manifestations, leur commercialisation ou leur distribution pour des polices municipales ou des particuliers, fut également émise sans être examinée. Cette proposition avait notamment été déposée par François de Rugy, actuel ministre de l’écologie.

L’argument employé est systématiquement le même, à savoir que le régime d’utilisation de ces armes serait déjà très réglementé et qu’il permet d’éviter le recours à des armes létales. La proposition de loi déposée en 2014 suggérait de modifier le code de la sécurité intérieure pour encadrer strictement l’utilisation de ces armes par les représentants de la force publique, qui ne pourront y avoir recours que « dans les circonstances exceptionnelles où sont commises des violences ou des voies de fait d’une particulière gravité et constituant une menace directe contre leur intégrité physique ». Pour le rapporteur, la suspension du LBD aurait eu pour effet de marquer une rupture dans la conception française du maintien de l’ordre. Par ailleurs, la notion de « violences d’une particulière gravité », que la proposition de loi suggérait d’introduire, aurait présenté un risque d’insécurité juridique.

Il s’en déduit une certaine forme de vision conservatrice qui s’opposerait à une redéfinition du maintien de l’ordre, que devrait pourtant imposer le nombre considérable de blessés pendant les manifestations.

L’argument de l’insécurité juridique est d’autant plus contestable que cette insécurité est parfaitement admise pour certains manifestants qu’on criminalise – en particulier sur le fondement de l’article 222-14-2 du code pénal qui réprime la « participation à un groupement même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes » –, et a servi de fondement à des interpellations préventives.

De plus, à cette insécurité des policiers s’oppose celle dans laquelle sont maintenus les manifestants, qui peuvent être la cible tant du Flash-Ball que des grenades GLI-F4. L’utilisation de ces armes a atteint un tel niveau que nul manifestant ne peut se considérer comme à l’abri, notamment en raison des possibles dégâts collatéraux. Il ne s’agit pas simplement d’admettre que tout usage de la force présente un risque ou, comme l’exprimait la représentante du ministère de l’intérieur lors de l’audience devant le Conseil d’État, d’oser dire qu’« un pilote d’avion peut mal conduire son avion, un pilote de train peut mal conduire son train, un policier peut mal utiliser son arme. Mais quand un pilote d’avion conduit mal son avion, ça fait beaucoup plus de morts » mais de s’attaquer à une utilisation systémique. L’insécurité que fait naître l’utilisation de ces armes est de nature à dissuader les manifestants, puisqu’ils se retrouvent exposés à un risque de blessures graves, et ce dans le meilleur des cas. Cette « mise en danger » n’est pas sans évoquer celle prévue par l’article 223-1 du code pénal, qui la réprime dans le cas d’une violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. De ce point de vue, le Conseil d’État apporte une réponse en dédouanant les forces de l’ordre.

Au-delà même de l’utilisation de ces armes, une réflexion doit être portée sur les suites judiciaires aux erreurs qui sont commises. Pour ne citer que lui, le cas de Jérôme Rodrigues montre une inaptitude de l’autorité publique à rapidement reconnaître l’erreur commise et à en déterminer la cause. Cet exemple accrédite l’idée que le « cadre contraignant » fait tout de même peser une présomption de bonne foi sur l’utilisateur de l’arme. Les juridictions peinent plus généralement à réagir dans les cas de violences policières. Les sanctions en interne existent peut-être mais elles sont prises en toute opacité.

Dans la crainte de voir l’institution mise en cause, on favorise le déni alors qu’il s’agit simplement de pointer du doigt de mauvaises pratiques. Les nombreux débats qui sont intervenus à la suite de différentes vidéos d’interventions « musclées » des forces de l’ordre, sur le point de savoir si elles étaient proportionnées par rapport au risque présumé, montrent à quel point les frontières sont floues en dépit des nombreuses règles d’utilisation dont se prévalent les défenseurs du LBD. Or il y a toujours un déséquilibre dans l’« égalité des armes » qui préjudicie souvent à la personne blessée. Ce déséquilibre semble également faire partie de la « conception française du maintien de l’ordre » évoquée plus haut. Ce déséquilibre rappelle les termes du rapport de « la commission de contrôle chargée d’examiner la gestion administrative, financière et technique de l’ensemble des services relevant de l’autorité du ministre de l’intérieur qui contribuent, à un titre quelconque, à assurer le maintien de l’ordre public et la sécurité des personnes et des biens, créée en vertu d’une résolution adoptée par le Sénat le 13 décembre 1990 » et selon lesquels « la participation à une manifestation est un choix délibéré et sérieux. On court le risque d’un affrontement. Au chaos doit répondre la répression ».

Nous ne pouvons pas admettre qu’il puisse y avoir des blessés graves, voire des morts, si rien ne vient à corriger cette situation potentiellement dégénérescente, uniquement pour garantir notre vision du maintien de l’ordre. Nous ne pouvons pas non plus favoriser la sanction pénale à l’encontre des personnes participant aux manifestations pour ne pas faire preuve de la même diligence envers les forces de l’ordre. Un moratoire s’impose.