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Le droit en débats

Le parquet européen à l’origine de la mutation de la procédure pénale nationale

À propos du projet de loi relatif au parquet européen et à la justice spécialisée.

Par Hélène Christodoulou le 27 Février 2020

Le règlement portant création du parquet européen, en date du 12 octobre 2017, a été adopté par vingt-deux États membres, dans le cadre d’une coopération renforcée (Règlement [UE] 2017/1939). Il fonctionnera à l’aide d’une structure à deux niveaux, confiant, d’une part, à l’organe européen, organisé collégialement, la direction centralisée des recherches et la coordination des poursuites ; d’autre part, aux procureurs européens délégués, l’exercice effectif de l’action publique au sein des États membres. À l’aune de leur immixtion dans les ordres juridiques internes, la procédure pénale nationale va devoir s’adapter, avant son entrée en fonction le 20 novembre 2020.

À cette fin, le gouvernement français vient de déposer devant le Sénat un projet de loi « relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée » (projet de loi relatif au Parquet européen et à la justice pénale spécialisée, 29 janv. 2020). Ce dernier examine actuellement le texte dans le cadre d’une procédure accélérée. Cette brève analyse aura donc pour finalité de mettre en lumière les enjeux posés par le nouveau titre que le texte se propose d’insérer dans le code de procédure pénale intitulé : « Du parquet européen ».

Le parquet européen à l’origine de la disparition du juge d’instruction ?

Nombreux sont les États membres, pourtant issus de la tradition inquisitoire, s’étant séparés de la figure du juge d’instruction : en 1975, l’Allemagne a instigué ce mouvement, suivie en 1989 par l’Italie (C. Mauro, La suppression du juge d’instruction : éléments de droit comparé, AJ pénal 2010. 433  s.). Néanmoins, la Belgique, l’Espagne, la France, le Luxembourg et la Slovénie résistent encore face à ce phénomène (étude d’impact, § 3.2.2). Or la création du parquet européen ignore le juge d’instruction, entraînant corrélativement des interrogations quant à sa place future dans le paysage juridictionnel de ces États. À titre d’illustration, en matière criminelle le juge d’instruction français, indépendant et impartial, doit être obligatoirement saisi (C. pr. pén., art. 51, al. 2), mais cette situation apparaît incompatible avec la structure hiérarchisée du parquet européen (règl. portant création du parquet européen, art. 10 et 12 et étude d’impact, § 3.2.2). En outre, sa saisine ôterait la compétence du ministère public européen en matière d’infractions criminelles portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union.

Conscient de cette difficulté, le gouvernement français a décidé de la contourner en octroyant au parquet européen les prérogatives du juge d’instruction (C. pr. pén., art. 696-114 envisagé ; J.-B. Jacquin, Les pouvoirs hors normes du futur parquet européen, Le Monde, 19 août 2019). Toutefois, l’augmentation des mesures d’enquête mises à la disposition de l’autorité de poursuite européenne ne devra pas se faire hors de tout contrôle. Un juge de l’enquête, incarné par le juge des libertés et de la détention, devrait donc être omniprésent aux côtés des procureurs européens délégués (C. pr. pén., art. 696-118 s. envisagé ; étude d’impact, § 2.1.3). Pour le moment, la compétence de l’organe européen se cantonne à quelques infractions spécifiques liées à la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union européenne (dir. [UE] n° 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017), mais la volonté de l’étendre à l’ensemble de la criminalité grave transfrontière, comme le prévoit le règlement (TFUE, art. 86, § 4), évincerait d’autant plus le juge d’instruction, faisant ressurgir de vieux débats (v. par ex., G. Giudicelli, Le juge d’instruction évoluera ou disparaîtra, AJ pénal 2009. 68  s.). Cette situation n’est pas le reflet de la volonté du gouvernement, mais plutôt du législateur de l’Union européenne. Le projet de loi ne fait que respecter les exigences du règlement en adaptant la procédure pénale en conséquence. Il ne pouvait en être autrement au risque d’être sanctionné par les institutions européennes, même si le syndicat de la magistrature vient de s’opposer fermement à ces mutations dans un communiqué de presse du 17 février 2020.

Le parquet européen à l’origine d’une ambivalence statutaire ?

Cette situation pourrait être attentatoire aux libertés individuelles en ce que des actes coercitifs seraient réalisés par une autorité de poursuite européenne dont le statut n’est pas autant « garantiste » qu’il n’y paraît. L’indépendance des procureurs européens délégués interroge. En effet, un cumul de leurs fonctions nationales et européennes est envisagé par le règlement (art. 13, § 3), alors que les statuts des parquets d’Europe sont particulièrement disparates (C. Lazerges [dir.], Figures du parquet, PUF, coll. « Les voies du droit », 2006). À ce sujet, le ministère public français n’est pas indépendant au regard de son rattachement statutaire et fonctionnel au garde des Sceaux (L. org. n° 58-1270, 22 déc. 1958, relative au statut de la magistrature) et le projet de loi ne souhaite pas remettre en cause cette subordination historique (étude d’impact, § 3.1.1 B). Or les procureurs européens délégués devront être indépendants à la lecture du règlement (art. 6 et 17). Partant, le maintien d’une double chaîne de commandement serait en mesure de remettre en cause la volonté du législateur européen d’évincer tout risque d’influence liée à la souveraineté étatique. Le projet de loi est louable sur ce point, car il exclut l’idée d’un cumul, minimisant alors l’affrontement entre divers pouvoirs et intérêts contradictoires (étude d’impact, § 3.1.2).

En outre, qu’en est-il de l’impartialité des procureurs européens délégués ? En dépit de son affirmation explicite (règl., art. 6), il ne peut être impartial par essence, dès lors qu’il est partie à la procédure (D. Roets, Impartialité et justice pénale, Cujas, coll. « Travaux de l’institut de sciences criminelles de Poitiers », 1997, p. 21-22). Ainsi, comment ce nouvel organe doté de prérogatives fortement attentatoires aux libertés individuelles, malgré un statut discutable, va-t-il être encadré ?

Une répartition des rôles est prévue entre le juge et le parquet afin de garantir les droits fondamentaux. À partir du moment où l’acte est coloré d’une gravité certaine, une autorité juridictionnelle indépendante et impartiale doit intervenir. Concrètement, le juge des libertés et de la détention devra être sollicité lorsque l’acte portera atteinte à la liberté individuelle (C. pr. pén., art. 696-120 s.) et à la vie privée ou à la propriété, « sauf si ces mesures sont ordonnées dans des conditions permettant au procureur de la République d’y recourir dans le cadre d’une enquête de flagrance ou en préliminaire » (C. pr. pén., art. 696-126 envisagé). Concrètement, « les perquisitions sans assentiment, les écoutes, la géolocalisation, les autres techniques spéciales d’enquête ou les saisies spéciales devront, sauf exception, être autorisées » par le même juge sur réquisitions écrites et motivées du procureur européen délégué (C. pr. pén., art. 696-127 et 696-128 envisagés). Or il est étonnamment autorisé à placer un individu sous contrôle judiciaire, en se cachant derrière son indépendance (C. pr. pén., art. 696-119 envisagé) ; d’autant qu’en droit positif, le législateur a octroyé ce rôle à une autorité juridictionnelle (C. pr. pén., art. 138). Afin de contrebalancer cette possibilité, le projet ouvre un recours devant le juge des libertés et de la détention (étude d’impact, § 3.1.5) qui devra statuer dans un délai maximum de soixante-douze heures (C. pr. pén., art. 696-119 envisagé). Néanmoins, le contrôle est nécessairement postérieur et subordonné à la demande d’une partie ; il n’est, en somme, pas automatique et in fine moins protecteur. En dépit de ces critiques, il est important de noter que ce phénomène tend à juridictionnaliser l’enquête pénale, renforçant corrélativement les droits des parties dès ce stade procédural.

Le parquet européen à l’origine de la juridictionnalisation de l’enquête pénale ?

Le projet de loi envisage, de surcroît, d’insérer au sein du code de procédure pénale diverses dispositions témoignant du basculement des garanties présentes lors de l’instruction vers l’enquête. Un nouveau cadre procédural n’est pas explicitement prévu. En réalité, c’est un cadre hybride qui se dessine, mêlant à la fois les caractéristiques de l’enquête et de l’instruction (étude d’impact, § 3.1.5). Il y aurait alors un procureur européen délégué, doté d’importantes prérogatives, mais dont l’action serait contrôlée strictement par un juge véritablement indépendant et impartial. Ce choix présage, plus largement, de l’institution d’un « cadre unique d’enquête » comme le proposait déjà le rapport Léger dès 2009. Cette hypothèse aurait pour effet de transformer le juge d’instruction en juge « de l’enquête et des libertés, investi exclusivement de fonctions juridictionnelles » (P. Léger, Rapport du Comité de réflexion sur la justice pénale, 1er sept. 2009, p. 6 et 8).

Un équilibre doit alors être trouvé entre les importantes prérogatives du parquet européen et l’intervention d’un juge indépendant et impartial ayant pour finalité l’émergence, au sein de l’Union européenne, d’une procédure pénale hautement protectrice. Le projet de loi semble en tenir compte. À cet égard, un contrôle juridictionnel en amont des actes les plus attentatoires est donc envisagé (C. pr. pén., art. 696-126 à 696-128 envisagés) ; et un recours juridictionnel est ouvert a posteriori, dès le stade de l’enquête, afin que puissent être soulevées d’éventuelles nullités de procédure, sans attendre le jugement, devant la chambre de l’instruction par « les personnes mises en examen, témoins assistés ou parties civiles » (C. pr. pén., art. 696-129 envisagé). Ces dernières peuvent également « formuler une demande d’acte auprès du procureur européen délégué » (C. pr. pén., art. 696-129 envisagé), insérant dès ce stade procédural un débat contradictoire avec l’assistance de l’avocat comme vient de le préconiser la commission des lois du Sénat (amendement COM-10, Sénat, rapport fait par Philippe Bonnecarrière sur le projet de loi, n° 335, 19 févr. 2020).

Ces hypothèses instiguent, de surcroît, un accès à l’entier dossier, même si le projet n’aborde pas cette condition préalable pourtant essentielle. Cette dernière a donc été adoptée par la commission des lois du Sénat (amendement COM-10). En réalité, elle n’est pas nouvelle, le rapport Baume l’avait déjà envisagée en droit interne dès 2014 (J. Baume, Rapport sur la procédure pénale, 2014, p. 50 s. ; v. égal., O. Décima, La juridictionnalisation de l’enquête pénale, Cujas, coll. « Actes et études », 2015 ; H. Christodoulou, Le parquet européen : prémices d’une autorité judiciaire de l’Union européenne, thèse, Toulouse 1 Capitole, 2019, § 456 s.). À terme, ces mutations pensées exclusivement dans le cadre de l’immixtion des procureurs européens délégués au sein des États pourraient influer plus largement sur l’intégralité des procédures pénales nationales.

Une première lecture du projet apparaît inquiétante en ce qu’il semble fortement attentatoire aux droits fondamentaux au profit d’une enquête efficace mais, à y regarder de plus près, il pourrait au contraire avoir un effet bénéfique : celui de renforcer l’enquête de demain en la juridictionnalisant. Le Conseil d’État en a d’ailleurs conclu que « le titre I du projet de loi ne se heurte à aucun obstacle constitutionnel ou conventionnel » (avis consultatif rendu par le CE, 30 janv. 2020, § 16 s.). Par ailleurs, le 19 février 2020, la commission des lois du Sénat a également approuvé ces évolutions « en n’y apportant qu’un nombre limité de modifications destinées à mieux encadrer la faculté donnée au procureur européen délégué d’ouvrir une instruction et à préciser les droits reconnus aux parties dans le cadre de l’instruction ». Il ne reste plus qu’à attendre la promulgation de la loi afin d’en saisir tous les enjeux.