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Le droit en débats

Port de signes distinctifs par les avocats : une décision attendue

Le conseil de l’Ordre d’un barreau peut interdire de porter, avec la robe d’avocat, tout signe manifestant une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique.

Par Lauren Bakir le 10 Mars 2022

Outre la tribune publiée le 28 février dernier par quarante avocats au barreau de Paris s’opposant à la possibilité du port du voile dans leur profession1, la question du port de signes religieux par les avocats n’est pas nouvelle. D’un côté, plusieurs restrictions de liberté ont été adoptées ces dernières années par certains conseils de l’ordre2. De l’autre, la question a également été traitée par la doctrine et, de façon approfondie, dans plusieurs rapports consacrés à la laïcité dans la justice3. La solution sur le fond rendue par la Cour de cassation le 2 mars dernier (Civ. 1re, 2 mars 2022, FP-B+R, n° 20-20.185.) dépasse donc le cas d’espèce pour s’inscrire dans le sillage de discussions et de débats qui se sont intensifiés ces dernières années4.

De la difficulté de trouver un fondement juridique restreignant la liberté des avocats de porter des signes religieux

Les mécanismes juridiques permettant de restreindre le port de signes religieux peuvent être schématisés ainsi. D’une part, et de longue date, le principe de laïcité implique une obligation de neutralité de la part des fonctionnaires et des agents du service public. Or, les avocats n’étant ni fonctionnaires ni agents du service public, cette obligation ne peut leur être imposée. D’autre part, et plus récemment, la clause de neutralité dans l’entreprise peut, à certaines conditions, interdire aux salariés d’une entreprise de porter des signes manifestant des convictions religieuses, politiques ou philosophiques. Or les avocats, lorsqu’ils exercent une mission d’assistance ou de représentation au sein des juridictions, ne sont pas salariés de celles-ci. L’application d’une clause de neutralité ne peut donc pas non plus être envisagée.

Certains auteurs ont donc avancé l’idée que l’indépendance des avocats5 pourrait constituer un fondement juridique permettant de leur interdire d’exprimer, par le port d’un signe, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques.

C’est en partie la solution retenue par la Cour de cassation à la suite du recours formé par un avocat contre la délibération du conseil de l’ordre des avocats au barreau de Lille du 24 juin 2019, qui modifie l’article 9.6 de son règlement intérieur relatif aux rapports avec les institutions en y ajoutant un cinquième alinéa : « l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration, ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique ». En effet, la haute juridiction judiciaire se réfère, confirmant l’arrêt rendu par la cour d’appel de Douai le 9 juillet 2020, à l’article 3 de la loi du 31 décembre 1971 selon lequel les avocats sont des auxiliaires de justice qui prêtent serment d’exercer leurs fonctions notamment avec indépendance et qui revêtent, dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, le costume de leur profession (§ 22).

Tous les signes distinctifs visés mais un raisonnement qui rappelle la logique sous-jacente du principe de laïcité

En ne visant pas uniquement les signes religieux mais tous les signes « manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique », la formulation de l’interdiction peut être rapprochée du raisonnement jurisprudentiel justifiant, à certaines conditions6, les clauses de neutralité dans l’entreprise. En effet, pour être conformes au droit de l’Union européenne, et plus spécifiquement à la directive 2000/78/CE relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, ces clauses doivent impérativement viser tous les signes.

Néanmoins, au-delà de cette formulation, la réponse apportée par la Cour de cassation s’apparente davantage au raisonnement de la jurisprudence administrative relative à l’obligation de neutralité découlant du principe de laïcité de l’État. Selon cette jurisprudence désormais bien connue et codifiée en 20167, les fonctionnaires et agents du service public, en ce qu’ils représentent l’État, ne peuvent porter de signes manifestant leurs convictions religieuses. Cette position est claire et relativement stable8 : elle explique que les mères qui accompagnent les enfants lors de sorties scolaires9 ou les élèves infirmiers qui ne suivent pas leur formation dans un lycée public10 ou qui n’exercent pas dans une structure de service public ne soient pas soumis à cette interdiction. L’interdiction faite aux fonctionnaires et agents du service public de porter des signes manifestant leurs convictions religieuses répond historiquement à l’exigence de traitement égal des usagers du service public11. En l’espèce, la Cour de cassation juge que le port d’« un costume uniforme contribue à assurer l’égalité des avocats et, à travers celle-ci, l’égalité des justiciables » (§ 23). Si le recours aux notions d’indépendance12 et de procès équitable mériterait des développements qui leur sont propres, la logique sous-jacente est particulièrement intéressante : l’avocat « se doit d’effacer ce qui lui est personnel », « le port du costume de sa profession sans aucun signe distinctif est nécessaire pour témoigner de sa disponibilité à tout justiciable » (§ 23). C’est une position qui rappelle donc les justifications de l’obligation de neutralité incombant aux fonctionnaires et agents de service public, une solution qui est indéniablement liée à la profession spécifique des avocats, qui, « en assurant la défense des justiciables, concourent au service public de la justice » (§ 23).

Les problèmes posés

La difficulté posée par la volonté de restreindre la liberté des avocats de porter des signes distinctifs s’explique par leur statut spécifique13 : bien qu’indépendants, ils concourent au service public de la justice. En dépit des précisions posées par la Cour de cassation, selon lesquelles la restriction de liberté ne concerne que les cas dans lesquels l’avocat assiste et représente son client dans l’enceinte du tribunal, la justification retenue – l’égalité des justiciables devant le service public – ne peut qu’interroger. En effet, si c’est l’égalité des justiciables qui est poursuivie à travers cette modification du règlement intérieur du conseil de l’ordre de Lille, quid de la disparité de la réglementation sur le territoire national ? Cela signifierait-il que les justiciables relevant de juridictions au sein desquelles les avocats peuvent exprimer, par le port de signes, leurs convictions seraient traités de façon inégale ?

Une autre question se dessine, cette fois-ci plus spécifiquement liée à l’origine du litige et des discussions : le port du voile14. Si l’objectif est d’effacer tout signe d’appartenance religieuse en interdisant le port d’un voile, cela pose inévitablement les mêmes questions qu’en matière de laïcité : la subjectivation des signes religieux. Un homme qui porte une barbe imposante pourra-t-il être contraint de se raser, si cette barbe laisse penser qu’elle est d’origine religieuse15 ? Quel sera le critère pour distinguer le port d’une barbe pour des raisons esthétiques et le port d’une barbe pour des raisons religieuses – si ce n’est une référence au nom ou à l’origine réelle ou supposée de la personne ? La même question se pose concernant le port d’un bandana16, la modification du règlement intérieur du conseil de l’ordre du barreau de Lille n’imposant pas de se présenter tête-nue17.

Une dernière question reste en suspens : celle des décorations. Elles ont été jugées, par la même Cour, compatibles avec le (même) principe d’indépendance18. Le demandeur au pourvoi a néanmoins formé un moyen sur cette question, en l’espèce irrecevable (§ 18).

Des enjeux de libertés publiques

La lecture des cinq branches du quatrième moyen rappelle immédiatement les raisonnements classiques en libertés publiques. Après avoir invoqué les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 9 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 10 et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – des articles qui posent, peu ou prou, les mêmes conditions pour les restrictions de liberté –, le demandeur au pourvoi affirme que la disposition litigieuse ne remplit aucune desdites conditions : les restrictions de liberté doivent être prévues par la loi, être suffisamment précises, être nécessaires dans une société démocratique et poursuivre un but légitime. Si la Cour de cassation juge que ces conditions sont remplies (§ 24), la question de la conformité de cette restriction de liberté avec la Convention européenne des droits de l’homme ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’est pas encore résolue. En effet, pour le moment, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a eu à se prononcer que sur la clause de neutralité dans l’entreprise – qu’elle a jugée compatible, à certaines conditions, avec la directive 2000/78/CE relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. En l’espèce, la demande de question préjudicielle formulée par le demandeur au pourvoi a été déclarée irrecevable, faute d’intérêt personnel et direct (§ 27), il est donc possible qu’à l’avenir une telle question soit posée à la CJUE.

Du côté de la Cour européenne des droits de l’homme, plusieurs décisions relatives au port de signes religieux peuvent être évoquées. Concernant le port de signes religieux dans le secteur privé, tout dépend de l’objectif poursuivi : une image de marque ne suffit pas à limiter la liberté religieuse des salariés du privé tandis que l’objectif de santé et de sécurité y suffit19. Quant à l’obligation de neutralité des agents publics – telle que découlant du principe de laïcité –, elle a été déclarée conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, et notamment à son article 920. Enfin, deux décisions portaient sur le port de signes religieux dans l’enceinte des juridictions. L’une concernait le port d’un signe religieux par un témoin : la Cour conclut à la violation de l’article 9, le témoin n’exerçant pas de fonctions officielles21. L’autre concernait le port d’un signe religieux par une partie civile en dépit de l’interdiction de porter un couvre-chef : la Cour a distingué le signe religieux du couvre-chef et conclut à une violation de la Convention22.

En revanche, aucune décision ne concerne précisément le port de signes religieux par les avocats. La réponse aurait pu être apportée à l’occasion d’un litige opposant une avocate au gouvernement espagnol, mais la requête a été déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes23.

 

Notes

1. Tribune, Voile : “Nous, avocats, ne voulons pas d’une justice communautariste, obscurantiste”, Marianne, 28 févr. 2022.

2. Les conseils de l’ordre de Paris et de Bordeaux ont modifié leur règlement intérieur pour interdire aux avocats de porter des signes distinctifs de nature religieuse, politique ou philosophique, tandis que le Conseil national des barreaux (CNB) a refusé de modifier le règlement intérieur national de la profession d’avocat.

3. C. Pauti (dir.), La laïcité dans la justice, rapport n° 16.47, nov. 2020 ; M. Philip-Gay (dir.), La laïcité dans la justice, rapport n° 217.03.15.34, oct. 2019 ; E. Forey et Y. Laidié (dir.), L’application du principe de laïcité à la justice, convention n° 216.12.13.27, avr. 2019.

4. Malgré l’absence de consensus sur la question au sein de la profession, C. Pauti (dir.), La laïcité dans la justice, op. cit., p. 119.

5. D’autres s’appuient également sur le principe de dignité ou de déontologie, v. F. Hamel et E. Jeantet, « Neutralité et déontologie des avocats », in M. Philip-Gay (dir.), La laïcité dans la justice, op. cit., p. 505.

6. La clause de neutralité doit être inscrite dans le règlement intérieur de l’entreprise, concerner les salariés en contact avec la clientèle, être justifiée par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et être proportionnées au but recherché, CJUE 14 mars 2017, aff. C-157/15 et C-188/15, Dalloz actualité, 16 mars 2017, obs. M. Peyronnet ; AJDA 2017. 551 ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947 , note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; ibid. 2018. 663, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 2019. 85, étude J.H.H. Weiler ; ibid. 105, étude S. Hennette Vauchez ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez ; C. trav., art. L. 1321-2-1.

7. CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017, Lebon ; AJDA 2000. 673 ; ibid. 602, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D. 2000. 747 , note G. Koubi ; AJFP 2000. 39 ; AJCT 2019. 489, étude A. Fitte-Duval ; RFDA 2001. 146, concl. R. Schwartz  ; L. n° 2016-483 du 20 avr. 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

8. Hormis la loi du 15 mars 2004 qui encadre le port de signes manifestant une appartenance religieuse pour les élèves des écoles, collèges et lycées publics.

9. France, Conseil d’État (ass. gén.), Étude demandée par le Défenseur des droits, Doc. fr., 19 déc. 2013. Cet avis sera suivi dans la jurisprudence, v. TA Nice, 9 juin 2015, n° 1305386, Dalloz actualité, 15 juin 2015, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2015. 1125 ; ibid. 1933 , note C. Brice-Delajoux ; AJCT 2015. 544, obs. P. Rouquet , qui assimile les parents d’élèves à des usagers du service public ; TA Amiens, 15 déc. 2015, n° 1401797.

10. Ils doivent respecter, pour les élèves infirmiers, le règlement intérieur de la structure, CE 28 juill. 2017, Boutaleb et a., n° 390740, Dalloz actualité, 12 sept. 2017, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2017. 1592 ; ibid. 2084 , note P. Juston et J. Guilbert ; AJFP 2017. 338, et les obs. .

11. P. Portier, L’État et les religions en France. Une sociologique historique de la laïcité, PUR, 2016, p. 185-189.

12. V. not. M. Nekaa, « Le port du voile par une avocate et la question de la soumission à une obligation de neutralité », M. Philip-Gay (dir.), op. cit., p. 489.

13. Ils ne sont ni usagers du service public, ni fonctionnaires ou agents de service public. Or la jurisprudence n’identifie pas de troisième catégorie de collaborateurs ou participants au service public, v. développements E. Forey et Y. Laidié (dir.), L’application du principe de laïcité à la justice, op. cit., p. 190-191.

14. Le rapport AG de la Conférence des bâtonniers rendu le 18 nov. 2016 est à cet égard plus qu’explicite : « Port de signes distinctifs d’appartenance religieuse à l’audience : réponse ordinale à la pratique de l’avocat », le rapport évoquant le port du voile. On peut également noter que la première ligne du rapport fait référence aux attentats, ce qui participe de la confusion autour de cette question.

15. S. Etoa, Fonction publique. La barbe d’un praticien hospitalier peut-elle être qualifiée de signe religieux ?, note ss CAA Versailles, 4e ch., 19 déc. 2017, n° 15VE03582, AJFP 2018. 160 , comm. A. Zarca ; AJCT 2018. 613, Pratique M. Bahouala ; JCP 2018. 188.

16. O. Dord, Laïcité à l’école, l’obscure clarté de la circulaire “Fillon” du 18 mai 2004, AJDA 2004. 1523 .

17. Cela a été proposé dans le rapport de l’assemblée générale de la Conférence des bâtonniers (2016), p. 7, mais se serait peut-être heurté à la distinction qu’opère la CEDH entre couvre-chef et signe religieux, CEDH 18 sept. 2018, Lachiri c. Belgique, n° 3413/09, Dalloz actualité, 26 sept. 2018, obs. V.-O. Dervieux ; AJDA 2019. 22 ; ibid. 169, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RTD civ. 2018. 867, obs. A.-M. Leroyer .

18. Civ. 1re, 24 oct. 2018 : l’avocat peut porter sur sa robe les insignes de distinctions reçues comme l’ordre national du mérite ou l’ordre national de la légion d’honneur. En revanche, selon l’avis du CNB du 17 sept. 2003, les avocats ne peuvent aliéner leur indépendance en arborant l’insigne d’un parti politique auquel ils manifestent leur volonté de faire allégeance, même position concernant le port de badges (CNB 22 nov. 2007).

19. CEDH 15 janv. 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10, Dalloz actualité, 22 janv. 2013, obs. A. Astaix ; AJDA 2013. 81 ; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2013. 337, obs. F. Laronze ; Constitutions 2013. 564, obs. P. Lutton .

20.CEDH 26 nov. 2015, Ebrahimian c. France, n° 64846/11, Dalloz actualité, 1er déc. 2015, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2015. 2292 ; ibid. 2016. 528, étude J. Andriantsimbazovina ; D. 2015. 2506, obs. M.-C. de Montecler ; AJFP 2016. 32 , comm. A. Zarca ; AJCT 2016. 227, obs. F. de la Morena ; Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; RDT 2016. 345, obs. L. Willocx .

21. CEDH 5 déc. 2017, Hamidovic c. Bosnie-Herzégovine, n° 57792/15, AJCT 2018. 613, Pratique M. Bahouala .

22. CEDH 18 sept. 2018, Lachiri c. Belgique, n° 3413/09, préc.

23. CEDH 26 avr. 2016, Barik Edidi c. Espagne, n° 21780/13, Dalloz actualité, 25 mai 2016, obs. A. Portmann.