Le rideau s’est une nouvelle fois levé sur la scène des tribunaux turcs de Caglayan et Bakirköy, où se jouait, en ce début du mois de septembre, le spectacle habituel des procès réprimant les avocats au barreau d’Istanbul, toujours mis en scène par un des plus grands dramaturges du théâtre de l’absurde du XXIe siècle : Recep Tayyip Erdogan. Un spectacle aux airs de déjà-vu dont on ne peut pas détourner le regard, parce qu’on n’en est pas juste spectateur, mais témoin.
Acte 1, scène 16 - Jeudi 6 septembre, tribunal de Caglayan, Istanbul
La scène est brève, quelques minutes seulement, mais elle n’est pas sans enjeu.
Le public a à peine le temps de prendre place dans la salle que le rideau se lève.
Ayse Açinikli, Ramazan Demir et leurs sept confrères sont assis dans le box des accusés, pour une nouvelle audience dans l’affaire dans laquelle ils sont poursuivis depuis 2016 notamment pour avoir, en tant qu’avocats, assisté des membres du PKK ou encore dénigré l’État turc au moyen de propagande et de campagnes sur la scène internationale (comprendre ici « avoir introduit des recours contre la Turquie devant la Cour européenne des droits de l’homme »), se rangeant ainsi dans la catégorie des terroristes, pas moins (v. Dalloz actualité, 13 sept. 2017 isset(node/186444) ? node/186444 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>186444 ; ibid., 22 avr. 2016 isset(node/178705) ? node/178705 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>178705 ; ibid., 9 sept. 2016 isset(node/180612) ? node/180612 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>180612, art. J. Mucchielli).
Seizième audience dans cette affaire dont les charges sont encore floues et qui entretient une pression constante sur des avocats, dont deux d’entre eux ont effectué, comme un avertissement, 155 jours de détention. Pourtant cette audience ne sera pas la dernière et les avocats de la défense se lèvent tour à tour pour en demander le renvoi.
Dans cette affaire, comme dans toutes celles où des avocats sont mis en cause, chacun joue la montre : les avocats qui, sous contrôle judiciaire, appréhendent l’issue du procès et leur presque inévitable condamnation et retour en détention, ainsi que les magistrats qui, toute indépendance abandonnée, semblent ne plus savoir comment juger pour satisfaire l’autorité suprême.
Il faut dire que la tâche est ardue. Comment rendre une décision lorsqu’il faut se fonder sur une enquête réalisée sous l’autorité d’un magistrat aujourd’hui emprisonné pour son appartenance réelle ou supposée au mouvement güleniste ?
Trancher contre un ennemi de l’État, c’est forcément donner raison à un autre.
Si cela prête à sourire, c’est pourtant un argument largement exploité dans la défense de nos confrères et à juste titre. C’est un procès politique et il faut mettre les juges face aux contradictions de leur enquête.
Retour sur scène, le Président de la chambre a (encore) changé et, bien qu’il ne connaisse manifestement pas le fond du dossier, il n’accorde qu’un renvoi à court terme, ce qui inquiète sur sa volonté de trancher le litige.
Les juges se retirent. Rendez-vous le 11 décembre.
Rideau.
Entracte – Le colloque
Entre deux procès, un colloque international sur l’état d’urgence en Turquie est organisé pendant le week-end à la maison du barreau d’Istanbul, y rassemblant plusieurs centaines de personnes.
En l’état de la jurisprudence, ce doit être qualifiable, au doigt mouillé, d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise de dénigrement de l’État turc.
Le fait que l’avenue Istiklal, où doit se tenir le colloque, soit bloquée par des dizaines de policiers ce samedi matin n’a donc rien de rassurant.
Mais ce n’est pas pour les avocats qu’ils sont présents ce matin. C’est pour empêcher le rassemblement des « mères du samedi » – ce rassemblement hebdomadaire de mères visant à dénoncer les disparitions de leurs proches imputées à l’État dans les années 80-90 – qui n’est plus du goût de Recep Tayyip Erdogan depuis quelques jours et dont la dernière édition s’est achevée, une semaine avant, sous les coups, les gaz lacrymogènes et le canon à eau.
Peut-être est-ce la présence d’intervenants étrangers qui permet la tenue de cet événement dans des conditions sereines. Peut-être nos confrères paieront-ils cet affront plus tard.
Si au terme des deux jours de conférences, le tableau dressé de la situation en Turquie est toujours aussi sombre, la résistance affichée par des avocats constamment menacés d’être emprisonnés et torturés oblige chacun à croire que cela finira par aller mieux.
Sinon, à quoi bon ?
Acte II, scène 1 - Lundi 10 septembre, tribunal de Bakirköy, Istanbul
C’est aujourd’hui que commence le procès de vingt avocats, poursuivis pour des faits de création et direction d’une organisation illégale et d’appartenance à une organisation illégale, des faits qui sont passibles respectivement de 20 à 22,5 ans de réclusion criminelle et de 7,5 à 20 ans de réclusion criminelle (ce n’est pas une erreur de frappe).
Ahmet Mandaci, Aycan Ciçek, Aysegül Cagatay, Aytac Unsal, Barkin Timtik, Behiç Asçi, Didem Baydar Uncal, Ebru Timtik, Engin Gökoglu, Naciye Demir, Ozgür Yilmaz, Süleyman Gökten, Sükriye Erden, Yagmur Ereren Evin, Zehra Ozdemir, Ezgi Cakir, Selçuk Kozagaçli (qui a obtenu, avec Ramazan Demir et Ayse Açinikli, la médaille de la Conférence du Barreau de Paris en 2016) et Yaprak Turkmen, tous membres de CHD (« Association des avocats progressistes ») et, pour la majorité d’entre eux, avocats au HHB (« Barreau du peuple ») ont été mis en examen entre les mois de septembre et décembre 2017, leurs cabinets et domiciles perquisitionnés, puis placés en détention provisoire. Seule Ezgi Cakir a fait l’objet d’un placement sous contrôle judiciaire afin de pouvoir s’occuper de sa fille de trois ans, le père de l’enfant étant mis en examen dans la même affaire et placé en détention provisoire (ce qui est une chance, dès lors qu’un enfant peut rester en détention avec sa mère jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de six ans).
Des mandats d’arrêt ont été délivrés à l’encontre de deux autres avocats, Günay Dag et de Oya Aslan.
Comme dans les autres procès, les avocats de la défense n’ont pu prendre connaissance des éléments du dossier qu’au compte-gouttes. Sans surprise, les charges contenues dans l’acte d’accusation de 512 pages sont dirigées directement contre la pratique du métier d’avocat.
L’accusation se fonde ainsi sur un témoignage anonyme indiquant que les accusés auraient été les avocats de membres de DHKP/C (une organisation figurant sur les listes des organisations terroristes y compris en Union européenne) et, dans ce cadre, leur auraient rendu visite sur leurs lieux de détention ou, pire, les auraient informés de leur droit de garder le silence.
En somme, être avocat c’est participer à l’œuvre criminelle de son client.
Ici encore, une impression de déjà-vu lorsqu’on apprend que parmi ceux qui ont mené cette enquête, 38 policiers, 5 procureurs et 2 juges ont été limogés à la suite du coup d’État du 15 juillet 2016.
Rien de nouveau.
La préparation de la défense a été rendue d’autant plus difficile que seuls deux avocats parmi les 17 en détention ont été incarcérés à la prison de Silivri, qui ne se trouve « qu’à » 1h30 de route du centre d’Istanbul, lorsque les embouteillages tentaculaires de la ville ne doublent pas le temps de trajet.
Les 15 autres avocats ont été répartis dans six autres prisons, hors du ressort de la juridiction ayant prononcé le placement en détention et d’autant plus éloignées, sans explication.
Une des batailles antérieures à l’audience a donc été de permettre l’extraction de tous les détenus pour leur procès. Évidemment, l’éloignement géographique devait servir de prétexte à organiser un procès par visioconférence, peu importe que les accusés soient enfermés depuis près d’un an et qu’ils encourent des peines particulièrement lourdes. Ce ne sont pas les recours multiples qui ont finalement permis aux détenus d’être tous extraits pour leur procès, mais une grève de la faim entamée en dernier recours.
Ce procès a beau être nouveau, c’est comme la reprise d’une pièce que l’on a déjà vue et qui joue toujours à guichet fermé. Il faut piétiner des heures avant de pouvoir pénétrer dans la salle d’audience. On espère y trouver une place. On s’installe enfin dans les gradins dont les sièges rouges molletonnés rappellent d’autant plus ceux d’un cinéma que l’on se trouve face à une immense scène surplombée de deux écrans géants. Encore un paradoxe d’une justice qui paraît aussi moderne qu’archaïque.
Seule la distribution a changé. Ceux qui jouaient autrefois le rôle des avocats de la défense sont aujourd’hui dans le box, défendus par ceux qui, quelques jours auparavant au tribunal de Caglayan, endossaient encore le rôle des accusés. C’est ainsi que cela fonctionne, les confrères s’assistent les uns et les autres, tant qu’il en reste, pour ne pas désarmer : Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.
Le rideau se lève enfin sur ce qui s’annonce d’ores et déjà comme un grand classique du théâtre de l’absurde et, après que le président nous a souhaité à tous la bienvenue (ce qui n’était pas évident à la vue des dizaines de fourgonnettes de police et du canon à eau à l’entrée du tribunal), c’est à Ayse Açinikli, aujourd’hui sur le banc de la défense, de prendre la parole.
Elle plaide que les poursuites engagées violent les principes de la Havane adoptés par les Nations unis, relatifs au droit de la défense et aux garanties liées à l’exercice de la profession d’avocat. Elle rappelle aussi que le droit interne impose de solliciter l’avis du ministre de la Justice préalablement à tout acte d’enquête qui viserait un avocat, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce et demande un sursis à statuer dans l’attente de cet avis.
Les juges suspendent alors l’audience pour aller délibérer, parce que la justice ne doit pas seulement être dite, mais doit également donner le sentiment qu’elle a été bien rendue (ou parce que c’était l’heure du thé).
À la faveur de cette suspension, ma traductrice m’apprend qu’elle est professeur d’université et poursuivie pour des faits de propagande pour avoir signé, en janvier 2016, la pétition des « Universitaires pour la Paix ». Elle fait partie, elle aussi, de cette société civile victime des purges massives d’Erdogan et est venue apporter son concours, au-delà de tout corporatisme, à ceux qui œuvrent pour le rétablissement d’une société démocratique.
Lorsque l’audience reprend, personne ne semble surpris que le président rejette la demande de la défense au motif que la règle énoncée ne s’appliquerait pas au regard de la gravité des faits allégués. Ce n’est pas que l’on s’est habitué à ce que les droits de la défense soient bafoués, c’est simplement que, lorsqu’on a déjà vu la pièce, l’effet de surprise est limité.
Ce théâtre de l’absurde, Selçuk Kozagaçli, aujourd’hui dans le box des accusés, le qualifie lui de « système », système dont il connaît les rouages par cœur et qu’il dénonce pendant plus d’une heure lorsque la parole lui est donnée. C’est un moment inouï, durant lequel les juges écoutent avec attention et sans ciller cet avocat leur expliquer qu’ils sont des pantins dont il ne reconnaîtra jamais la légitimité. La centaine d’avocats en robe assis autour du box écoute, subjuguée par cet orateur extraordinaire qui parvient à se faire comprendre par ceux qui ne parlent pas sa langue. Son intervention est suivie d’applaudissements nourris de la salle. Ce qui aurait probablement été un outrage en France est étrangement toléré dans ce tribunal, tout comme l’avait été l’intervention de Ramazan Demir, prédisant à ses juges qu’ils seraient bientôt à sa place dans le box des accusés (prédiction qui s’est avérée juste après le coup d’État de juillet 2016).
Il est inutile de chercher à comprendre, mais il ne faut pas s’y tromper : cette écoute n’est pas un signe de clémence.
Ainsi, nulle compassion lorsque, quelques minutes après l’intervention de Selçuk Kozagaçli, les esprits s’échauffent dans le box pendant une suspension d’audience et que les accusés disparaissent bientôt sous les cris, encerclés par des dizaines de militaires, que des lunettes volent hors du box, qu’une foule de policiers entre dans la salle d’audience. Le chaos, mais pas d’évacuation de la salle. Seuls les magistrats se retirent un temps. On entend le bruit des menottes, des avocats qui étaient sortis sont empêchés de revenir dans la salle d’audience, et alors qu’on perçoit mal les accusés au milieu de la foule compacte des militaires, on distingue bien les matraques de ces derniers et l’on craint de deviner ce qui se joue au milieu du cercle.
Lorsque le calme revient enfin et qu’apparaissent à nouveaux les avocats au milieu du box, leurs visages sont rougis. Pas par la chaleur. Et quand l’un d’eux prend la parole pour dénoncer les violences qu’ils viennent de subir, le président semble prêter autant d’attention à sa plainte qu’aux outrages de Selçuk Kozagaçli.
Les interventions des avocats dans le box vont se succéder ainsi pendant 5 jours, jusqu’à ce que le Président renvoie l’audience à une prochaine date et, à la surprise générale, décide de mettre un terme à la détention provisoire de chacun des 17 avocats détenus.
L’intérêt de ces procès sans règle établie, si vous voyez du genre à voir le verre à moitié plein, c’est qu’ils permettent encore tous les espoirs.
Il aurait fallu que la pièce s’arrête là, que les acteurs saluent et que le rideau retombe sur la scène jusqu’à la prochaine représentation ; mais le procureur aime les rappels.
Dès le lendemain, à la suite de l’appel interjeté par le procureur, le juge infirme sa propre décision de libérer les 17 avocats et, n’écoutant que son indépendance, prend une nouvelle décision de réincarcération de 12 d’entre eux.
Au moment où je conclus ce propos, 5 avocats, dont Selçuk Kozagaçli, sont déjà de retour en détention. Les 12 autres attendent leur prochaine arrestation.
Il y a comme un air de déjà-vu.
Le prochain acte se jouera le 19 février 2019.
Rideau.