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Le droit en débats

Projet de directive concernant un devoir de vigilance européen : quels défis pour les entreprises assujetties ?

La volonté de responsabiliser les entreprises multinationales, dont les activités se déploient dans une économie de plus en plus globalisée, s’est longtemps heurtée à la difficulté de définir, dans un cadre international, des paramètres et des règles propres à appréhender l’impact de leur comportement sur les droits humains, l’environnement et la santé.

Par Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal le 02 Juin 2022

Grâce notamment aux alertes diffusées par un certain nombre d’organisations non gouvernementales, la responsabilisation des entreprises s’est peu à peu identifiée à un devoir de vigilance. Cette notion avait déjà été évoquée dans certains textes internationaux ayant la forme de recommandations et émanant notamment de l’OCDE1 et des Nations unies2. Très vite, de nombreuses parties prenantes, ont fait le constat des limites inhérentes au cadre de la soft law, qui supposait l’engagement volontaire des entreprises en la matière et ont préconisé l’édiction d’obligations plus contraignantes. C’est dans ce contexte qu’a été adoptée la résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme des Nations unies du 26 juin 2014, destinée à élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Malgré plusieurs examens du projet de traité3, dont le dernier date d’octobre 2021, aucun consensus ne s’est encore fait jour sur le contenu de ses dispositions. Un nouveau projet est actuellement en préparation, visant à intégrer certains progrès, sur le fondement des propositions émanant des États. Il devrait être soumis à la discussion des États dans le courant de l’année 2022.

En parallèle de ce travail multilatéral, plusieurs États membres de l’Union européenne se sont également saisis de la question du devoir de vigilance. La France notamment a joué un rôle précurseur en la matière en établissant un devoir de vigilance pour les entreprises sur l’ensemble de leur chaîne de valeur par l’adoption de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Cette voie a également été suivie par les Pays-Bas4, la Norvège5 et l’Allemagne6. Au sein d’autres États-membres7, le devoir de vigilance fait l’objet de débats et d’initiatives législatives parlementaires, témoignant d’une convergence européenne sur cette question.

Consciente des risques de fragmentation du marché unique induits par ces initiatives nationales et de la nécessité de définir un cadre harmonisé européen, la Commission européenne a publié une proposition de directive le 23 février 2022, très largement inspirée par la résolution du Parlement européen du 10 mars 2021, « contenant des recommandations sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises ». Ce projet, qui est à présent en cours de discussion au sein du Parlement européen et du Conseil et qui s’inscrit dans la continuité de la loi française, vise à imposer aux entreprises, répondant à certaines conditions de seuils d’effectif et de chiffre d’affaires, une obligation de vigilance étendue à leur sphère d’influence (sous-traitants, fournisseurs, filiales). Les entités relevant du champ d’application de la proposition de directive sont ainsi invitées à mesurer les risques d’atteintes graves à l’environnement, à la santé et aux droits humains pouvant résulter de leurs activités et à prendre toute mesure destinée à en éviter la survenance.

Si le dispositif européen, tel qu’il apparaît au terme de la proposition de directive, partage à la fois l’esprit et une partie du contenu de la loi française relative au devoir de vigilance, il en porte toutefois plus loin l’ambition, en prévoyant notamment des sanctions financières plus strictes pour les entités qui ne se conformeraient pas à leurs obligations ainsi qu’un mécanisme de contrôle administratif de ces dernières, afin de les inciter à améliorer encore la conformité et la robustesse de leur plan de vigilance.

Le devoir de vigilance français : un cadre législatif précurseur mais perfectible

Contexte de l’élaboration de la loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre en France

Bien avant le projet de directive européenne, la France s’est placée en avant garde du devoir de vigilance, en établissant très tôt un dispositif législatif incitatif, permettant de responsabiliser les entreprises françaises, en particulier actives à et avec l’étranger, s’agissant des atteintes graves susceptibles d’être causées par leurs activités aux droits humains fondamentaux, à la santé et à l’environnement. Promulguée le 27 mars 2017, la loi n° 2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (la « loi Devoir de vigilance ») a été débattue dans un contexte dominé par l’émotion, à la suite de l’effondrement du Rana Plaza en 2013, qui avait occasionné la mort de plus d’un millier de salariés travaillant notamment dans la sous-traitance de grandes entreprises du textile et de l’habillement. Élaborée avec l’appui de certaines organisations non gouvernementales, elle posait le principe d’une cartographie exhaustive de l’ensemble des risques pouvant résulter de l’activité des entreprises multinationales et définissait les instruments de leur maîtrise, en mettant notamment l’accent sur une évaluation approfondie des filiales, des fournisseurs et des sous-traitants, sur la nécessité d’un plan structuré de vigilance et sur l’intérêt de dispositifs d’alerte performants et protecteurs. Ces quelques principes inspirent aujourd’hui le dispositif européen et se trouvent à l’origine des législations récemment adoptées par certains pays de l’Union européenne.

Les grands principes du cadre législatif français

Codifiée aux articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce, la loi Devoir de vigilance instaure, pour les entreprises et groupes qui emploient pendant deux années consécutives plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 en France et à l’étranger, l’obligation d’élaborer et de rendre public au sein de leur rapport de gestion et de mettre en œuvre un plan de vigilance destiné à « identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement »8.

Ce plan de vigilance doit non seulement couvrir les risques qui résulteraient des propres activités de la société, mais également celles de ses filiales, fournisseurs et sous-traitants, avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie.

Afin d’assurer l’effectivité du dispositif, le législateur a prévu que la violation par l’entreprise de ses obligations de vigilance pouvait la conduire à être mise en cause, par toute personne justifiant d’un intérêt à agir devant le juge français, qui peut lui enjoindre, après mise en demeure, de se mettre en conformité avec les dispositions de l’article 1 de la loi, relatives au contenu et à la publication du plan de vigilance. Par ailleurs, la responsabilité civile de l’entreprise concernée peut également être évoquée devant le juge, en raison des dommages causés aux personnes ou à l’environnement, ayant résulté de ses activités, notamment lorsque ses obligations de vigilance n’ont pas fait l’objet d’un suivi suffisamment attentif.

L’impact de la loi Devoir de vigilance sur la gouvernance des entreprises

La décision d’intégrer ces enjeux au sein d’un régime légal beaucoup plus prescriptif que les dispositions issues de la soft law, a contribué à l’émergence au sein des entreprises de pratiques nouvelles. Bien que les efforts accomplis par ces dernières soient encore considérés par certaines parties prenantes comme insuffisants, ceux-ci auront manifestement contribué à une prise de conscience de leurs instances dirigeantes, désormais plus sensibles à l’importance de ces sujets et à la nécessité de leur donner une plus grande visibilité parmi les priorités de gouvernance. Cette tendance devrait se confirmer dans les années à venir.

L’articulation des obligations résultant du devoir de vigilance avec celles relevant plus particulièrement du reporting extrafinancier, apparaît complexe et soumet les entreprises à des exigences accrues de transparence. Aux termes des articles L. 225-102-1 et R. 225-105 du code de commerce, l’entreprises doit publier, au sein de son rapport de gestion, une déclaration de performance extrafinancière, qui couvre les « conséquences sociales et environnementales de son activité ». Si ces exigences nouvelles introduisent un degré d’éthique plus important que par le passé, notamment sur les questions qui relèvent du champ de la RSE, il demeure cependant difficile d’en délimiter précisément les contours. L’article L. 225-102-1 du code de commerce, qui dispose que les déclarations résultant du reporting extrafinancier peuvent renvoyer aux informations mentionnées dans le plan de vigilance, est donc destiné à éviter tout risque de redondance entre les deux dispositifs, l’obligation de publication du plan de vigilance, prévue par l’article L. 225-102-4 du code de commerce, s’inscrivant en complémentarité des obligations de reporting extrafinancier.

Il est désormais essentiel pour les entreprises d’accroître le contrôle qu’elles exercent sur leur chaîne de valeur et de responsabiliser leurs instances dirigeantes sur les risques d’atteintes graves aux droits humains et/ou à l’environnement susceptibles de résulter de leurs activités. Par ailleurs, ces obligations ne sont pas dénuées d’effets vertueux pour les entreprises, sur le long terme, comme l’ont justement souligné les députés Coralie Dubost et Dominique Potier dans leur rapport d’évaluation de la loi Devoir de vigilance, rendu public le 24 février 20229. Outre le développement d’une culture éthique et d’une plus grande conscience des enjeux de RSE liés à leurs activités, le respect par les entreprises de leurs obligations légales en la matière constitue indéniablement un facteur d’attractivité pour les jeunes talents désireux de rejoindre ces entreprises et de protection de leur réputation.

Les difficultés posées par le cadre législatif français actuel en matière de devoir de vigilance

Les difficultés rencontrées par les entreprises dans la mise en œuvre du devoir de vigilance résident principalement dans l’insuffisante précision des notions clés qui déterminent son champ d’application, ainsi que des normes de référence qui permettent d’appréhender l’étendue des obligations de vigilance.

Ces difficultés sont exacerbées par l’absence totale d’accompagnement, quant à l’interprétation et l’application de la loi Devoir de vigilance. À ce jour, aucun décret d’application n’a été publié, contrairement à ce qui avait été initialement annoncé, laissant un certain nombre d’interrogations en suspens.

De même, aucune autorité de contrôle susceptible d’émettre des lignes directrices et de veiller à la bonne application des mesures de vigilance n’a été constituée, comme a pu l’être l’Agence française anticorruption, qui accompagne, par la publication de ses lignes directrices, les entreprises assujetties dans la mise en œuvre des obligations qui leur incombent.

Dans ce contexte, où trop d’incertitudes demeurent, le cadre normatif du devoir de vigilance ne cesse de se densifier. Les réformes législatives les plus récentes ont ainsi introduit, pour certaines entreprises, une nouvelle obligation de vigilance relative à la déforestation, ainsi que deux nouvelles sanctions10.

La multiplication des obligations, couplée au manque de précision des textes de référence en la matière, accroît la complexité réglementaire et l’incertitude pour les entreprises, tout en les exposant à des risques spécifiques en l’absence d’un cadre juridique harmonisé au sein du marché unique européen. En l’état, et comme l’ont souligné à maintes reprises les travaux parlementaires, le défaut d’harmonisation européenne pourrait conduire la loi Devoir de vigilance à engendrer certaines distorsions de concurrence entre les entreprises françaises et européennes de taille similaire, intervenant dans le marché français, mais qui ne seraient pas tenues au respect des dispositions de la loi française, faute de disposer d’une filiale d’au moins 5 000 salariés en France.

Les éclaircissements parcellaires de la proposition de directive européenne

Contexte de l’élaboration de la proposition de directive européenne

Très rapidement, le souhait de certains acteurs de porter le débat au niveau européen a reposé sur la double volonté de sensibiliser les entreprises européennes à la nécessité de s’inscrire dans la philosophie portée par la loi Devoir de vigilance, adoptée en 2017 par le Parlement français et d’introduire un level playing field au sein de l’Union, en vue d’un meilleur fonctionnement du marché intérieur. Le 10 mars 2021, sous l’impulsion de la commission des affaires juridiques, le Parlement européen s’est saisi de la question et a adopté une résolution appelant la Commission européenne à proposer, dans les meilleurs délais, une proposition législative relative aux obligations de vigilance dans la chaîne d’approvisionnement11. La Commission européenne a finalement publié sa proposition de directive sur le devoir de vigilance le 23 février 2022.

L’analyse de ce projet permet d’entrevoir les grandes tendances du devoir de vigilance en Europe et de pallier certaines imprécisions du texte français.

Le champ d’application de la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/37

Le champ d’application de la proposition de directive est plus étendu que celui prévu par le dispositif français. La Commission estime que la future directive s’appliquerait à environ 17 000 entreprises au sein de l’Union européenne12. Les critères d’assujettissement sont également plus nombreux : alors que la loi Devoir de vigilance ne prenait en compte que le nombre d’employés, la proposition de directive fait état de critères supplémentaires liés au chiffre d’affaires et au secteur d’activité.

Ainsi, les entreprises soumises au devoir de vigilance européen seraient les suivantes :

• groupe 1 : les sociétés à responsabilité limitée de l’Union européenne employant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale ;

• groupe 2 : les sociétés à responsabilité limitée de l’Union européenne qui emploient plus de 250 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net de plus de 40 millions d’euros à l’échelle mondiale, dont la moitié au moins a été réalisée dans un secteur à risque (tels que le textile, les matières premières agricoles et l’extraction de minerais).

Les entreprises des pays tiers, actives sur le marché européen, sont également assujetties au devoir de vigilance européen si elles dépassent les seuils indiqués ci-dessus, étant précisé que le chiffre d’affaires concerné doit être réalisé sur le seul territoire de l’Union européenne.

Les apports de la proposition de directive

Le contenu de la proposition de directive est largement inspiré du dispositif français. De façon analogue, la proposition de directive instaure l’obligation d’identifier des « incidences négatives potentielles ou réelles sur les droits de l’homme et sur l’environnement » et de mettre en place des actions adaptées de prévention, d’atténuation et de correction au regard de ces incidences. Un dispositif d’alerte et de recueil des signalements ainsi qu’un suivi des mesures de vigilance sont également prévus.

La proposition de directive apporte néanmoins plusieurs précisions utiles, destinées à pallier les difficultés rencontrées dans le cadre de la mise en œuvre du dispositif français. La Commission européenne a ainsi entrepris un travail de définition des notions clés telles que les « incidences potentielles ou réelles sur les droits de l’homme et sur l’environnement » ou encore les « relations commerciales établies ».

La désignation d’autorités nationales de contrôle en charge de veiller à la bonne application des dispositions relatives au devoir de vigilance est également prévue. Ces autorités pourraient être en charge de pouvoirs d’enquête et de sanction importants, mais elles ne seraient toutefois pas investies de missions pédagogiques comparables à celles de l’Agence française anticorruption. Les lignes directrices nécessaires à la bonne application de la directive pourraient néanmoins être émises par la Commission européenne.

La possibilité d’engager la responsabilité civile des entreprises est également maintenue par la proposition de directive. Dans l’esprit de la législation française, le juge sera amené à prendre en compte les actions de prévention et d’atténuation mises en œuvre par les entreprises afin d’apprécier leur éventuelle responsabilité. Cependant, la proposition de directive offre davantage de sécurité juridique en ce qu’elle précise la nature des actions de prévention et d’atténuation des risques qui pourraient être déployées par les entreprises et prévoit de surcroît une cause d’exonération de responsabilité pour les entreprises.

Cette exonération de responsabilité trouve à s’appliquer dès lors que les entreprises sont en mesure de démontrer (i) qu’elles ont inséré des garanties contractuelles suffisantes obligeant leurs partenaires commerciaux à respecter leur code de conduite ou leur plan de vigilance et (ii) qu’elles ont également réalisé des audits suffisants pour s’assurer que ces garanties seront respectées. Il convient toutefois de préciser que l’exonération n’est limitée qu’aux dommages causés par les partenaires commerciaux indirects. Cette limite résulte de la volonté expresse de la Commission de vouloir limiter le contentieux, tout en maintenant la nécessité pour les entreprises de demeurer responsabilisées, s’agissant des activités des partenaires commerciaux directs dont l’activité pourrait relever de leur champ de contrôle direct.

Les avancées de la proposition de directive convergent avec plusieurs recommandations émises par les députés Coralie Dubost et Dominique Potier dans leur rapport d’évaluation de la loi Devoir de vigilance, ce qui témoigne d’une volonté réelle d’établir un dispositif européen résultant du retour d’expérience des États ayant déjà adopté des dispositions légales sur ces sujets.

Les difficultés soulevées par la proposition de directive

En dépit des efforts substantiels de clarification entrepris par la Commission européenne, afin d’assurer la clarté et l’intelligibilité des dispositions de la proposition de directive, plusieurs interrogations et imprécisions demeurent dont on peut souhaiter qu’elles trouvent leurs réponses dans le cadre des négociations au sein du Conseil et entre ce dernier et le Parlement européen.

La notion d’« incidences négatives » – équivalent européen de la notion française d’« atteintes graves » – a été définie par référence à une annexe qui liste la nature des violations à appréhender, ainsi que les normes de référence en matière de droits de l’homme et d’environnement, devant être prises en considération.

Si la constitution d’une telle liste doit être saluée, son caractère particulièrement vaste ne permet pas de cerner avec précision le périmètre des incidences négatives à identifier. À cet égard, la délicate question de l’inclusion du risque climatique parmi les incidences négatives sur l’environnement est abordée par la proposition de directive, dans un contexte où dominent l’ambiguïté et le risque d’insécurité juridique. En effet, à ce jour, la proposition de directive exclut le risque climatique de l’obligation de vigilance imposée aux entreprises assujetties. Celles-ci doivent toutefois inclure ces questions au sein d’un plan d’action spécifique, afin de réduire les émissions et d’établir des objectifs précis en la matière. Enfin, la lecture du projet laisse à penser que le risque climatique pourrait cependant être inclus dans l’obligation de vigilance des entreprises, à la faveur d’une révision ultérieure.

L’étendue de la « chaîne de valeur » concernée par la proposition de directive fait également l’objet d’incertitudes. La proposition de directive définit la notion de relations commerciales établies, qui détermine le périmètre de la chaîne de valeur comme « une relation commerciale, directe ou indirecte, qui devrait être durable, compte tenu de son intensité ou de sa durée, et qui ne constitue pas une partie négligeable ou simplement accessoire de la chaîne de valeur »13. Si cette définition fait écho à la notion de « relation commerciale établie », utilisée en droit français en matière de rupture brutale des relations commerciales, elle ne permet pas de déterminer le rang des sous-traitants et/ou fournisseurs inclus dans la chaîne de valeur de l’entreprise.

L’une des grandes nouveautés de la proposition de directive consiste à envisager l’engagement de responsabilité des administrateurs de l’entreprise assujettie. Les administrateurs seront en effet tenus de prendre en compte les conséquences de leurs décisions sur les questions de durabilité, y compris le cas échéant sur les droits de l’homme, le changement climatique et l’environnement, y compris à court, moyen et long terme. Ils devront veiller à la mise en place du devoir de vigilance au sein de l’entreprise. Sans doute s’agit-il, à travers cette disposition, de mettre l’accent sur la nécessaire implication des instances de gouvernance de l’entreprise dans la mise en œuvre du devoir de vigilance, à l’instar de ce que le législateur français a souhaité faire prévaloir dans le domaine de la prévention et de la lutte contre la corruption, avec la loi Sapin 2.

En cas de manquement à ces obligations, la proposition de directive précise que les sanctions qui devront s’appliquer seront celles qui sont prévues pour les manquements de l’administrateur à son obligation d’agir dans les meilleurs intérêts de l’entreprise (directors’ duty of care). Cette disposition pourrait soulever des difficultés de transposition, dans la mesure où le droit français ne consacre pas l’obligation générale de l’administrateur d’agir dans les meilleurs intérêts de l’entreprise, contrairement au droit britannique. La nature et l’étendue de la responsabilité qui devrait peser sur les membres des instances de gouvernance à l’avenir restent donc à préciser. On relèvera aussi que les entreprises non européennes auxquelles s’appliquera la directive ne seront pas assujetties aux obligations visant les administrateurs.

Enfin, la mise en place d’une amende administrative pouvant être prononcée par l’autorité de contrôle pourrait, là encore, susciter des difficultés de transposition en droit interne. Il convient de rappeler à ce titre la censure par le Conseil constitutionnel de l’amende civile qui était originellement prévue par la loi Devoir de vigilance, au titre du principe de légalité des délits et des peines. En effet, le Conseil a considéré que les termes employés tels que « droits humains » et « libertés fondamentales » étaient insuffisamment clairs et précis pour qu’une sanction puisse être infligée en cas de manquement. L’amende administrative pourrait donc faire l’objet de contestation sur ce même fondement, et il est très souhaitable que des amendements à la proposition de directive permettent de mieux définir ces notions clés.

Perspectives et tendances en matière de devoir de vigilance

Si la proposition de directive permet de confirmer les avancées initiées par le législateur français et de les inclure dans une ambition plus affirmée et un cadre européen harmonisé, il faut cependant s’attendre à des négociations difficiles et prolongées : peu nombreux sont les États membres à disposer de règles nationales au sujet du devoir de vigilance, l’expérience dans leur application est encore limitée, les enjeux économiques et les attentes politiques sont considérables. Dès lors, le texte préparé par la Commission connaîtra-t-il certainement des évolutions au fil des débats.

On rappellera à cet égard que selon la procédure législative ordinaire prévue à l’article 294 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), une proposition législative émanant de la Commission européenne est soumise aux deux branches de l’autorité législative, le Parlement européen et le Conseil.

S’ensuivent une première lecture au terme de laquelle le Parlement transmet sa position au Conseil pour approbation ou amendement et, le cas échéant, une deuxième lecture dont la durée peut aller jusqu’à six mois et six semaines. En cas de rejet par le Parlement des amendements adoptés par le Conseil, une troisième lecture peut également avoir lieu trois mois plus tard.

En outre, la directive une fois adoptée définitivement par les institutions appellera un acte de transposition en droit interne, qui déterminera la date de sa pleine application pour les entreprises françaises. À ce stade, la proposition de la Commission prévoit que les États membres disposeront d’un délai de deux ans pour transposer la directive et que l’application de ses dispositions pourra se faire de manière différée dans le temps selon le type d’entreprise concerné.

Ainsi, si la date de la pleine application de la future directive apparaît encore incertaine et lointaine, les débats à venir devraient être suivis avec d’autant plus d’attention qu’ils seront décisifs pour apporter des solutions pertinentes aux enjeux de clarté juridique des obligations, de précision dans l’étendue et la nature des responsabilités, d’équité dans les conditions de concurrence et de bonne compréhension du public. Il y va de la conciliation, impérative, de la nécessaire maîtrise de l’impact des activités des entreprises sur l’environnement et les droits de l’homme d’une part, et du développement économique, d’autre part.

 

Notes

1. OCDE, Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, édition 2011.

2. Nations unies, Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, édition 2012.

3. Le dernier examen du projet de traité a eu lieu lors de la septième session du groupe de travail, du 25 au 29 oct. 2021.

4. Les Pays-Bas ont adopté la loi du 13 novembre 2019 relative au devoir de vigilance lié au travail des enfants qui doit entrer en vigueur en 2022.

5. La Norvège a adopté la loi du 10 juin 2021 sur la transparence (ApenhestsLoven) qui impose les entreprises à effectuer des évaluations de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme sur leurs propres activités et sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement.

6. L’Allemagne a adopté la loi du 11 juin 2021 sur le devoir de vigilance des entreprises pour éviter les violations des droits de l’homme dans les chaînes d’approvisionnement (Lieferkettensorgfaltspflichtengesetz) qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2023.

7. C’est le cas notamment du Danemark, de l’Espagne et de la Belgique.

8. C. com., at. L.225-102-4, I.

9. Rapport d’information sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, présenté par Mme Coralie Dubost et M. Dominique Potier, députés.

10. La loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets a instauré l’obligation de mettre en place des mesures de vigilance visant à prévenir la déforestation pour les sociétés produisant ou commercialisant des produits issus de l’exploitation agricole ou forestière à compter de 2024. En parallèle, deux sanctions complémentaires ont été ajoutées pour le manquement au devoir de vigilance, à savoir l’exclusion de la procédure de passation d’un marché public et l’exclusion d’un contrat de concession publique. L’entrée en vigueur de ces sanctions est différée et sera fixée par voie de décret au plus tard en août 2026.

11. Résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, 2020/2129(INL).

12. Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (UE), 2019/1937, 23 févr. 2022, p. 16.

13. Proposition de dir., art. 3, g), préc.