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Le droit en débats

Projet de loi de réforme de la justice : derrière la simplification pénale, un recul du juge ?

Par Pascal Beauvais le 20 Novembre 2018

La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu mardi 20 novembre 2018 à l’unanimité un avis critique sur le projet de loi de programmation et de réforme de la justice. Membre de cette instance et professeur de droit pénal à l’université Paris Nanterre, Pascal Beauvais décrypte les dispositions les plus discutées du projet de loi examiné actuellement à l’Assemblée nationale. 

Le projet de loi de programmation et de réforme de la justice, actuellement en discussion, bouleverse-t-il la procédure pénale française ?

Ce projet de loi a pour ambition de moderniser la justice française en l’adaptant aux ressources (technologiques) et aux contraintes (budgétaires) de notre époque. En matière pénale, on peut difficilement le résumer à un ou deux grands changements emblématiques, qui auraient pu marquer l’opinion publique, sauf peut-être la création d’un parquet national anti-terroriste et, à titre expérimental, la mise en place du tribunal criminel départemental. Ce projet prévoit pourtant de multiples modifications du code de procédure pénale, en apparence techniques, mais dont les implications et l’accumulation reflètent les transformations actuelles de la justice pénale.

Alors que les praticiens, et a fortiori les justiciables, admettent être souvent perdus dans le maquis touffus de procédures complexes, dérogatoires et illisibles, ce texte affiche un objectif louable de simplification mais qui, sur le fond, ne veut pas dire grand-chose. La simplification est a priori bienvenue quand elle intègre les progrès du numérique – introduction de la plainte avec constitution de partie civile en ligne - ou quand elle accroît la capacité d’action des acteurs – possibilité, pour le condamné, de n’interjeter appel que sur la peine et non sur la culpabilité.

Dans son avis du 20 novembre 2018, la CNCDH déplore néanmoins que, sous couvert de simplification, le projet de loi cherche surtout à désengorger les tribunaux par des mesures ayant pour effet de limiter l’accès des justiciables aux procédures contradictoires et de les orienter vers des procédures accélérées. Le temps et le formalisme sont pourtant essentiels à la qualité de la justice. Comme l’écrivait le grand juriste allemand Jhering, « ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ».

Dans quelle mesure ce projet de loi étend-t-il les possibilités d’atteintes à la vie privée ?

D’abord, le projet de loi allonge la durée possible de l’enquête de flagrance, qui donne des pouvoirs renforcés à la police en raison de l’urgence. Mais surtout, il élargit considérablement le champ d’application des principaux actes d’investigation attentatoires à la vie privée en les rendant possibles, dans les enquêtes, pour toutes les infractions punissables d’au moins 3 ans d’emprisonnement. Les interceptions de communication par voie électronique (écoutes téléphoniques), la géolocalisation et les perquisitions forcées pourront donc être mises en œuvre pour de nombreux délits de droit commun ou spécial (droit pénal économique) même pour des faits sans grande gravité ou peu complexes. Alors que, dans les enquêtes, le parquet ne pouvait solliciter d’écoutes qu’en matière de terrorisme et de crime organisé, il pourra désormais les demander pour tous crimes et délits punis d’au moins 3 ans d’emprisonnement sur autorisation du juge des libertés et de la détention (sauf en cas d’urgence).

Le projet de loi abaisse également de cinq à trois ans la peine encourue à partir de laquelle une enquête préliminaire peut donner lieu à une perquisition au domicile sans l’assentiment de la personne concernée. Le Sénat avait toutefois assorti ce pouvoir considérablement accru de la police judiciaire, exercé sous l’autorité du procureur de la République, de la possibilité pour la personne perquisitionnée de solliciter l’assistance de son avocat. Mais la Commission des lois de l’Assemblée nationale n’a pas retenu cette modification.

De manière générale, dans son rôle de chambre modératrice, le Sénat a tenté de limiter les mesures qui lui paraissaient les moins équilibrées, mais la commission des lois est revenue sur ces amendements, signifiant ainsi qu’elle n’avait pas l’intention de se démarquer du projet du gouvernement. Réforme après réforme, les pouvoirs coercitifs et intrusifs des autorités de poursuite et de police, dans les simples enquêtes, s’appliquent à des délits toujours moins graves.

Pourquoi la CNCDH considère-t-elle que ce projet de loi favorise le parquet par rapport au juge ?

Pour la CNCDH, ce projet de loi s’inscrit dans la continuité des réformes pénales de ces dernières années qui restreignent progressivement le droit d’accès à un juge dans les procédures correctionnelles et contraventionnelles. Dans le prolongement du rapport Léger et des réformes qui ont suivi, ce projet de loi marginalise le juge d’instruction. D’un point de vue « sécuritaire », l’accroissement du caractère coercitif et intrusif de l’enquête de police a pour effet de réduire les avantages comparatifs classiques de l’information judiciaire, qui ne se différencie plus que par la possibilité de placer le suspect sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire. Du point de vue de la victime, le projet de loi complique la saisine du juge d’instruction par voie de plainte avec constitution de partie civile.

Parallèlement, le projet de loi étend le domaine des procédures accélérées, qui limitent le rôle du juge et les droits de la défense. Il crée une amende forfaitaire délictuelle - qui consiste à appliquer mécaniquement un « tarif » selon une grille - pour certains délits comme l’infraction très répandue d’usage de stupéfiants. Le projet de loi étend la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (plaider coupable à la française) à tous les délits en prévoyant, dans ce cadre négocié, la possibilité de prononcer des peines privatives de liberté nettement plus lourdes.

Le texte prévoit également que l’ordonnance pénale, procédure sans audience ni débat, soit élargie à tous les délits relevant de la compétence du juge unique, dont le nombre est nettement augmenté dans le projet. Et pour la première fois, le gouvernement propose d’étendre la compétence du juge unique à l’appel, et cela même si un juge unique a également statué en première instance. Cette tendance au recul de la collégialité, qui est une condition d’indépendance, d’impartialité et de qualité de la justice, est évidemment une régression.

En quoi cette montée en puissance du parquet dans la procédure pénale pose-t-elle problème dès lors qu’elle se double du renforcement du rôle du juge des libertés et de la détention (JLD) ?

Il est vrai que l’accroissement des pouvoirs du parquet dans les procédures est contrebalancé par le renforcement du rôle du JLD, qui examine les demandes ou contrôle les décisions les plus attentatoires aux libertés. De surcroît, le statut du JLD a été réellement consacré et consolidé en 2016. Toutefois, le JLD n’intervient que ponctuellement dans l’enquête de police, dont le régime reste largement non contradictoire. Il n’est toujours pas le « juge de l’enquête » - que de nombreux commentateurs appellent de leurs vœux - contrairement au juge d’instruction qui suit en continu l’information judiciaire, dont il a la responsabilité sous le contrôle de la chambre de l’instruction.

En outre, cette montée en puissance du parquet dans la procédure reste évidemment problématique au regard de son indépendance. Qu’en sa qualité de partie poursuivante le parquet soit rattaché hiérarchiquement au garde des Sceaux pour mettre en œuvre la politique pénale du gouvernement peut parfaitement se concevoir, mais c’est à la condition qu’il ne joue pas, dans le même temps, un rôle de « quasi-juge » dans la procédure – que ce soit dans le cadre du contrôle des libertés ou des alternatives aux poursuites. Inversement, que le parquet prenne une place dominante dans la procédure en tant qu’autorité judiciaire dotée de prérogatives répressives peut parfaitement se concevoir, mais c’est à la condition qu’il ne soit pas hiérarchiquement soumis au ministre de la justice.

Le problème du « parquet à la française », c’est qu’il mêle ces deux conceptions qui, prises séparément, sont parfaitement légitimes mais qui, réunies, sont intrinsèquement contradictoires. Pour concilier ces deux conceptions, la ligne fonctionnelle de démarcation entre instruction individuelle (sans hiérarchie politique) et instruction générale (avec hiérarchie politique) nous paraît trop délicate et poreuse pour être satisfaisante.

Dans son discours devant la Cour de cassation, le président de la République a marqué sa préférence pour un procureur dont la fonction essentielle est celle d’être « une partie » mettant en œuvre une politique publique du gouvernement : la cohérence serait donc plutôt de réduire progressivement les prérogatives du parquet les plus proches de celles du juge.

Les victimes voient également leurs droits réduits ?

Le système pénal français a ceci d’original qu’il permet à la victime directe d’une infraction le droit d’exercer une action en réparation du dommage subi, ce qui lui confère la qualité de partie civile, et donc des droits dans la procédure pénale comme celui de mettre en mouvement l’action publique. Ce pouvoir déclencheur du procès pénal de la victime est exorbitant – on considère généralement qu’il permet de palier l’absence d’indépendance du titulaire de l’action publique, le parquet – et donne parfois lieu à des abus, notamment à l’instrumentalisation de la procédure répressive.

Au prétexte de limiter ces abus commis par quelques-uns, le projet de loi met donc des obstacles à tous : il prévoit de doubler à 6 mois le délai d’attente de la réponse éventuelle du procureur de la République pour pouvoir pour se constituer partie civile. Si ce filtre, introduit en 2007, a effectivement fait diminuer le nombre de constitution de partie civile, il n’a en rien dissuadé les plaideurs abusifs, qui y voient au contraire l’occasion de faire durer la procédure parasitaire un peu plus.

En outre, malgré l’existence de « charges suffisantes contre une personne majeure » d’avoir commis les faits reprochés, le procureur pourra demander au juge d’instruction qu’il rende une ordonnance constatant « l’inutilité de l’information » et invitant la partie civile à engager des poursuites directement devant la juridiction de jugement.

Comme le regrette la CNCDH, le projet de loi cherche à dissuader le justiciable d’emprunter la voie juridictionnelle, qui lui confère pourtant le plus de droits et de moyens.