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Le droit en débats

À propos de la déjudiciarisation en droit du travail

Par Jean-Emmanuel Ray le 16 Octobre 2018

La baisse d’un contentieux est-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Pas de réponse unique car, au bout du chemin, fermer lentement au justiciable toutes les portes d’accès conduit à l’extinction de tout contentieux. Mais, à l’inverse, les mailles d’une judiciarisation excessive peuvent asphyxier l’activité économique, et en particulier les petites entreprises ne pouvant faire appel à des spécialistes et n’ayant pas du tout le même rapport au contentieux que le petit monde du droit. De leur point de vue, rien n’a changé depuis Jonathan Swift : « Les lois sont semblables aux toiles d’araignée, qui attrapent les petites mouches, mais laissent passer guêpes et frelons ».

Mais est-il étonnant que la juridicisation croissante de nos sociétés (davantage de textes) entraîne mécaniquement sa judiciarisation ?

Partout dans le monde, les modes alternatifs de règlement des litiges sont donc encouragés. Avec sa phase obligée de conciliation (judiciaire) avant de pouvoir passer devant le bureau de jugement, notre conseil des prud’hommes a été précurseur. Mais avec un taux de 5,6 % de conciliation en 2017 contre 5,8 % en 2016, cette phase est-elle encore nécessaire ? Même si elle peut préparer le terrain à une transaction ultérieure, même si son barème spécifique (R. 1452-1 : de deux mois minimum à trente mois) peut se révéler aujourd’hui fort incitatif, y compris sur le plan fiscal.

L’idée générale des gouvernements successifs depuis 2008 ?

Plus de consensus, pour (aussi) moins de contentieux

Sur le plan individuel, cette déjudiciarisation a commencé avec la montée en puissance de la rupture conventionnelle homologuée, elle-même née sous le signe du consensus car proposée par les partenaires sociaux dans l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2008. Reprise par la loi du 25 juin 2008, elle a multiplié les garanties en amont pour éviter tout contentieux : délai de réflexion, de rétractation, enfin homologation par la Direccte.

Le contentieux prud’homal est ainsi passé de 228 600 demandes nouvelles en 2009 à 188 600 en 2014. Le temps que les partenaires et leurs conseils s’approprient cette séparation amiable et que la chambre sociale de la Cour de cassation les sécurise avec l’arrêt du 23 mai 2013 : « L’existence, au moment de sa conclusion, d’un différend entre les parties au contrat de travail n’affecte pas par elle-même la validité de la convention de rupture conclue ». Avec un succès qui ne s’est jamais démenti, et le record absolu des 432 000 homologations délivrées en 2017.

Quel chercheur fera un jour le bilan social et économique de ce divorce professionnel apaisé, remarquablement accompagné par la chambre sociale ? Y compris en termes de coûts pour le contribuable : environ un licenciement personnel sur quatre se termine devant les prud’hommes, deux jugements sur trois étant frappés d’appel.

Même si nombre d’économistes restent réservés sur cet accord sur le dos de l’Unedic, cachant souvent une démission : en juin 2018, le ministère du travail évaluait à 75 % le taux de substitution avec les démissions. Faire du contentieux sur une rupture conventionnelle, alors que toute sa procédure vise à l’éviter ? Sans oublier qu’obtenir son annulation en justice entraînera d’abord « l’obligation à restitution des sommes perçues en exécution de cette convention » a logiquement rappelé la Cour de cassation le 30 mai 2018. Avec certes les effets d’un défaut de cause réelle et sérieuse… mais désormais des dommages-intérêts plafonnés. En l’espèce, la salariée en cause avait touché 27 000 € ; avec son ancienneté, son plafond d’indemnisation serait aujourd’hui limité à 12 000 €…

Sur le plan collectif également, plus de consensus pour moins de contentieux depuis la loi du 14 juin 2013 et l’encouragement des plans de sauvegarde de l’emploi négociés avec leur « validation » de la Direccte, retirant au tribunal de grande instance le parfois dilatoire (au sens premier : obtenir des délais) contentieux en référé sur la suspension de la procédure d’information-consultation de bientôt feu le comité d’entreprise. Pas de quoi enthousiasmer les barreaux.

« Déjudiciarisation »/« Déjuridictionnalisation ». Cinq ans plus tard, le but est atteint, y compris en termes de protection du salarié avant la rupture. Sachant que ce n’est pas le juge administratif qui s’est substitué au juge judiciaire, mais l’administration qui contrôle toute la procédure (avec sa menaçante injonction), mais aussi le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi (par ex. l’obligation de reclassement). Le contentieux est passé de 20 % (devant le TGI) à moins de 7 %. Moins de quatre-vingt-dix arrêts par an toutes juridictions confondues, dont les trois quarts confirment la décision administrative, les juridictions du fond s’alignant rapidement sur les directives du Conseil d’État.

Mais aussi car le consensus collectif majoritaire d’un accord d’entreprise sur le PSE limite le contentieux, a fortiori s’il s’agit d’un plan de départs volontaires (15 % des PSE), dont le nombre chute déjà avec la naissance de la rupture conventionnelle collective permettant à l’entreprise d’échapper à tout le droit du licenciement économique resté fort complexe et médiatiquement sensible.

Avec ses trois consentements successifs, la « rupture conventionnelle collective », née le 22 septembre 2017, est une synthèse de ces évolutions : 1. un consensus collectif avec les syndicats : l’accord d’entreprise majoritaire ; 2. une « validation » de la Direccte contrôlant par exemple, au nom de l’intérêt général, d’éventuelles discriminations par l’âge ; 3. l’accord de chaque salarié, qui doit être (vraiment) volontaire.

Outre un dissuasif et très carré bloc de compétence administrative sur l’accord lui-même, un contentieux en annulation est tactiquement délicat du fait du consensus collectif majoritaire initial… reposant lui-même sur le montant nécessairement attractif de la prime individuelle de départ.

Un contentieux prud’homal en forte baisse

D’un rapide sondage auprès d’avocats spécialisés, au-delà du profil nouveau des très nombreux conseillers prud’hommes n’ayant encore jamais siégé (8 101 sur 13 482), deux constats un an après la barémisation obligatoire.

• L’importante chute des assignations nouvelles déjà constatée en 2016 (150 500 en 2016 : - 18,5 %), essentiellement due aux nouvelles exigences formelles (les six pages du Cerfa n° 15586) à la suite de la loi du 6 août 2015, se poursuit, au fond et en référé, mettant en difficulté les petits cabinets spécialisés.

• Quatre éléments issus de l’ordonnance de septembre 2017 « relative à la prévisibilité et à la sécurisation des relations de travail », centrés sur les TPE/PME immensément majoritaires en défense aux prud’hommes, favorisent ce reflux.

1. Six modèles de lettre de licenciement sont proposés (pas imposés) par le décret du 29 décembre 2017, évitant à l’artisan de petits mais fâcheux oublis.

2. Une session de rattrapage est désormais offerte à l’employeur ayant mal rédigé la lettre de licenciement (art. L. 1235-2). Dans les quinze jours, il peut en « préciser » les motifs. Seulement « préciser ». Mais cela permet au boulanger d’éviter d’être assigné et condamné pour une erreur vénielle ou un oubli.

3. Le plancher très faible concernant les TPE (0,5 mois en dessous de trois ans), principales assignées, et la création d’un plafond n’incite guère les jeunes salariés aux salaires faibles à assigner.

4. Enfin les délais de prescription : un an pour les dommages-intérêts liés au contentieux de la rupture. Délai raisonnable : dans nombre de pays étrangers (Allemagne, Espagne, Belgique, etc.), ils sont inférieurs à trois mois.

À quelque chose malheur est bon ? Cet affaissement aura au moins un effet bénéfique ; avec un taux d’appel régulièrement proche de 65 % (68 % en 2016), la situation est souvent catastrophique au niveau des chambres sociales des cours d’appel. À lui tout seul, le droit social représente un tiers de l’ensemble des affaires traitées à ce niveau en 2016, mais 42 % des affaires en stock : 123 000 fin 2016. Avec une hausse continue des délais : de 15,8 mois en 2013 à 18,2 en 2016. Et seulement 28 % de confirmation totale, mais 29 % d’infirmation totale.

Ce qui permettra peut-être de réduire la durée de l’instance : en moyenne plus de deux ans, avec de très forts écarts entre cours.

Mais un contentieux prud’homal qui se diversifie

Centré sur le licenciement (personnel) dont le défaut de cause réelle et sérieuse est désormais encadré par le barème obligatoire, il est en train de se diversifier. Soit pour contourner le plafonnement, soit pour chercher à échapper au plafond, soit enfin pour en contester le principe même en faisant appel aux normes internationales.

• Les trois tactiques visant à contourner le plafonnement

1. Le très complexe et aléatoire contentieux de l’inaptitude au travail prend de l’ampleur.

2. De nouveaux chefs de demande, sans rapport avec le fondement du licenciement, réapparaissent : heures supplémentaires, majoration pour travail de nuit, etc. Et pour les cadres en forfait jours, contestation de la licéité de ce dernier, avec une demande de lourds dommages-intérêts en forme de rattrapage des centaines d’heures supplémentaires.

3. Parmi ces demandes hier marginales, le licenciement littéralement « abusif » dans sa mise en œuvre, peu important alors le respect de la procédure ou la gravité de la faute : ainsi en cas de départ vexatoire (sac-poubelle contenant les affaires du collaborateur, dont le bureau a été vidé : préjudice moral).

• Les trois entrées pouvant conduire au déplafonnement

Invoquer l’un des deux harcèlements ou une discrimination a trois avantages collatéraux : le délai de prescription passe d’un à cinq ans, le régime probatoire est nettement allégé, et ce sont des thèmes qui attirent les médias, pouvant provoquer un bad buzz sur les réseaux sociaux : déplorable pour les grandes entreprises dans notre société de la réputation, mais important en vue d’une éventuelle transaction.

1. Le harcèlement moral semble faire aujourd’hui l’objet d’une véritable overdose chez nombre de conseillers prud’hommes, voyant arriver depuis des années des dossiers-fleuves confondant exercice normal du pouvoir de direction ou disciplinaire avec harcèlement moral. Ce dernier ne serait reconnu que dans les cas d’atteinte à la dignité ou de management par la peur, dûment renseignés avant le départ de l’entreprise (par ex. : courriels).

Mais ce repli du juge prud’homal pourrait être compensé par l’activisme du juge pénal. Surtout, depuis l’arrêt de la chambre criminelle du 5 juin 2018 dans l’affaire France Telecom, où étaient mis en cause les plus hauts cadres dirigeants du groupe lui-même, aujourd’hui renvoyés devant le tribunal correctionnel. Activisme permettant en amont, dans notre société de la réputation, un rapport de force différent en cas de négociation entre les parties.

2. Le harcèlement sexuel autorise également le déplafonnement, mais la situation semble ici inversée. Moins en raison de la multiplication à l’infini des infractions (un fait divers = une loi), finissant par se chevaucher entre elles (v. la première condamnation le 25 septembre 2018 sur « l’outrage sexiste » : 400 € d’amende, alors qu’en réalité, il s’agissait dans ce bus d’une agression sexuelle), que d’une atmosphère générale depuis l’affaire Weinstein puis la vague #MeeToo.

3. La violation d’une liberté fondamentale et/ou les discriminations ont ici un double effet : un plancher minimal ne pouvant être inférieur aux salaires des six derniers mois (contre 12 avant 2017), et l’absence de plafond.

Ce qui oblige nos juges à séparer libertés fondamentales et non fondamentales. Et semble parfois évident (pas fondamentale : liberté vestimentaire, droit à l’emploi, v. Soc. 21 sept. 2017, n° 16-20.270, Dalloz actualité, 30 oct. 2017, obs. J. Siro ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2017. 717, obs. M. Galy ), parfois nettement moins (discrimination en raison de l’âge, v. Soc. 15 nov. 2017, n° 16-14.281, Dalloz actualité, 24 nov. 2017, obs. M. Peyronnet ; ibid. 2018. 190, chron. F. Ducloz, F. Salomon et N. Sabotier ; RDT 2018. 132, obs. M. Mercat-Bruns ).

Si les libertés constitutionnelles le sont (droit de grève, liberté syndicale, etc.), il faudra aussi compter sur la créativité jurisprudentielle. Ainsi de l’arrêt du 5 juillet 2018 (n° 16-21.563), où a été déclaré nul le licenciement de salariés ayant manifesté leur soutien aux grévistes sans participer au mouvement, donc non grévistes : « la nullité du licenciement d’un salarié n’est pas limitée au cas où le licenciement est prononcé pour avoir participé à une grève mais s’étend à tout licenciement prononcé à raison d’un fait commis au cours de la grève et qui ne peut être qualifié de faute lourde ».

Enfin, la contestation globale du principe même du plafonnement légal, en raison de son inconstitutionnalité, ou de sa contrariété avec des normes internationales (v. par ex. l’argumentaire du Syndicat des avocats de France mis en ligne le 6 févr. 2018).

1. Contrôle de constitutionnalité. Une question prioritaire de constitutionnalité n’a guère de chance de prospérer, le Conseil constitutionnel ayant décidé le 27 mars 2018 « qu’en fixant un référentiel obligatoire pour les dommages et intérêts alloués par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, le législateur a entendu renforcer la prévisibilité des conséquences qui s’attachent à la rupture du contrat de travail. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général ».

2. Contrôle de conventionnalité. Une décision du Comité européen de droits sociaux du 8 septembre 2016 (n° 106/2014, Finnish Society of Social Rights c. Finlande) censurant un plafond de vingt-quatre mois a donné des ailes aux détracteurs : mais la situation était différente de la France (par ex., pas de réintégration).

Et le Conseil d’État avait indiqué le 7 décembre 2017 (n° 415243, CGT, Dalloz actualité, 12 déc. 2017, obs. J. Cortot isset(node/188137) ? node/188137 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>188137), en référé, qu’« il ne résulte ni des stipulations invoquées ni, en tout état de cause, de l’interprétation qu’en a donnée le Comité européen de droits sociaux dans sa décision du 8 septembre 2016 dont se prévaut la requérante qu’elles interdiraient aux États signataires de prévoir des plafonds d’indemnisation inférieurs à vingt-quatre mois de salaire en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ».

Dans la même ligne, le conseil des prud’hommes du Mans a rejeté le 26 septembre 2018 la demande de censure du barème pour non-conformité à l’article 24 de la Charte sociale européenne rappelant qu’il n’a pas d’effet direct horizontal, mais aussi à l’article 7 de la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail. Mais de nombreux conseils de prud’hommes sont aujourd’hui saisis de cette question.

Nombre de juristes étrangers restent très étonnés de cette faculté, pour n’importe quel juge français de première instance (non-professionnels d’un conseil des prud’hommes ou unique magistrat d’un tribunal d’instance), de pouvoir écarter n’importe quel article du code du travail, voire mettre à bas une loi refondatrice (v. TI Brest, 2 nov. 2009, à propos de l’audience électorale retenue par la loi du 20 août 2008 pour mesurer la représentativité, la chambre sociale ayant eu l’intelligence de pousser ses feux pour éviter tout désastre pratique, v. Soc. 14 avr. 2010, n° 09-60.426, cassation sans renvoi, Dalloz actualité, 29 avr. 2010, obs. B. Ines ; ibid. 2029, obs. J. Pélissier, M.-C. Amauger-Lattes, A. Arseguel, T. Aubert-Monpeyssen, P. Fadeuilhe, B. Lardy-Pélissier et B. Reynès ; Dr. soc. 2010. 647, note L. Pécaut-Rivolier ; RDT 2010. 276, rapp. J.-M. Béraud ; ibid. 374, obs. J.-F. Akandji-Kombé ) au nom de ce contrôle de conventionnalité sur lequel Conseil d’État et Cour de cassation sont parfois en désaccord. Ne faudrait-il pas confier ce complexe contrôle à nos juridictions suprêmes, le cas échéant par la voie d’une forme de « question de conventionnalité » ? Mais c’est un autre sujet…