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Le droit en débats

Protection des lanceurs d’alerte : où en sommes-nous de l’efficacité du dispositif français face à l’évolution des récentes réformes américaines en la matière ?

Il fallait que Julian Assange parvienne à négocier sa liberté après quatorze ans de calvaire judiciaire pour que la question du traitement des lanceurs d’alerte par la justice revienne sur le devant de la scène.

Créés pour mieux répondre aux enjeux de transparence et de responsabilisation de la vie économique réclamés par les citoyens, les dispositifs octroyant aux lanceurs d’alerte des protections plus ou moins efficaces se sont développés dans le monde pour, d’une part, les mettre à l’abri des représailles et, d’autre part, favoriser l’émergence de pratiques éthiques au sein des organisations.

Le modèle américain encourage les individus à signaler les infractions légales et réglementaires en leur offrant des garanties et, dans certains cas, des récompenses financières.

La France a, quant à elle, progressivement mis en œuvre une législation sur les lanceurs d’alerte de 2007 à 2016 pour aboutir à un cadre complet établi par la loi Sapin II dont l’approche reflète étroitement celle des États-Unis, à l’exception notable de la rétribution financière qui peut leur être offerte. Les lanceurs d’alerte doivent en effet agir de façon complètement désintéressée et donc « sans contrepartie financière directe » (Loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, Dalloz actualité, 30 mars 2022, obs. Y. Rouquet).

Alors que la France maintient cette position stricte, les États-Unis ont opté pour une approche opposée en adoptant récemment une loi visant à améliorer la lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Whistleblower Improvement Act – AMLIA). Cette loi élargit considérablement la portée et les garanties de son programme de protection des lanceurs d’alerte ainsi que l’éligibilité aux récompenses financières accordées lorsque les révélations donnent lieu à des sanctions importantes et ce, y compris à des citoyens étrangers.

Cette modification récente ne doit pas passer inaperçue tant elle pourrait questionner prochainement l’efficacité réelle et la pertinence pour les lanceurs d’alerte de saisir les juridictions nationales alors que les États-Unis offrent des garanties et des protections supérieures.

Une évolution du cadre légal américain très protecteur des lanceurs d’alerte

Le 23 décembre 2022, le Congrès américain a voté l’inclusion de l’AMLIA dans le budget global signé par Joe Biden. Cette loi élargit significativement le programme de protection des lanceurs d’alerte en rendant éligibles les citoyens non américains et les professionnels de la finance, comme les auditeurs et les responsables de la conformité. Ces derniers peuvent désormais prétendre à des rétributions financières allant jusqu’à 30 % des sanctions imposées, un montant potentiellement conséquent si les révélations aboutissent à des amendes supérieures à un million de dollars.

Cette réforme marque un tournant décisif en offrant des récompenses financières substantielles pour détecter la commission d’actes illégaux (fraudes ou faits de corruption) et les décourager, notamment dans les secteurs considérés comme vitaux de la santé, de la sécurité nationale et de la finance publique. En créant un fonds dédié, le Financial Integrity Fund, l’AMLIA assure désormais aux lanceurs d’alerte une compensation minimale de 10 % des sanctions prononcées si les informations fournies ont été jugées cruciales à l’identification de l’infraction et au prononcé de la sanction.

Les autorités américaines sont désormais plus enclines à profiter de la position unique dont jouissent ces cadres supérieurs pour identifier la commission d’infractions techniques qui échappent fréquemment aux autorités de poursuites. Elles leur garantissent désormais la possibilité de se présenter, assistées de leur conseil, devant elle, en toute confiance et de manière anonyme. L’octroi d’une possible rétribution financière particulièrement généreuse, en plus d’être incitative pour un lanceur d’alerte hésitant, participe également de cette protection renforcée en permettant au lanceur d’alerte de se mettre à l’abri des conséquences financières dommageables qu’ils ont souvent à supporter personnellement, comme le coût d’un avocat ou celui d’un changement de vie brutal.

Dans le sillage des récentes politiques de l’AMLIA, le procureur américain du district sud de New York a annoncé un programme pilote entré en vigueur le 13 février 2024. Cette initiative vise à encourager en amont l’auto-divulgation volontaire des comportements criminels en proposant des accords de non-poursuite éteignant l’action publique en échange de la coopération des individus (Programme pilote de dénonciation du SDNY).

La réponse française : la loi Sapin II et la loi de blocage aussi efficaces qu’elles prétendent l’être ?

La divergence fondamentale entre les systèmes français et américain réside dans l’incitation financière. Alors que les États-Unis voient dans les récompenses monétaires un moyen efficace de lutter contre la fraude et les actes illégaux, la France maintient de façon tout à fait compréhensible et honorable que les lanceurs d’alerte doivent agir exclusivement par sens du devoir civique.

Cependant, l’attractivité du modèle américain pourrait influencer le choix et les stratégies des lanceurs d’alerte français en leur offrant, en plus des garanties usuelles, un anonymat renforcé et une compensation financière généreuse et sécurisante que n’offre pas un système français connu par ailleurs pour les lenteurs et le manque de moyens de sa justice.

Quelles solutions offre alors la France à ses lanceurs d’alerte dans un cadre certes régi par des principes stricts et honorables mais qui, en pratique, laisse souvent les lanceurs d’alerte démunis et dans l’obligation d’assumer seuls les risques et les conséquences personnels de leurs divulgations ?

Surtout, comment ce système peut-il résister face à la mise en place de dispositifs qui promettent de faire concurrence et de rendre obsolètes des protections que le législateur français a mis si longtemps à mettre en place ?

En réalité, le principe français de la non-rétribution financière a récemment évolué lorsque a été créé le statut d’aviseur fiscal à titre d’expérimentation pour identifier les fraudes fiscales. Leurs révélations peuvent désormais les rendre éligibles à une compensation financière plafonnée à un million d’euros depuis une proposition de 2016 qui a donné lieu à plusieurs lois successives entre 2018 et 2023, désormais codifiées à l’article L. 10-0 AC du code des procédures fiscales. Par ailleurs, en cas de recours contre une mesure de représailles entreprise contre lui, un lanceur d’alerte peut rapidement obtenir d’un juge le versement d’une provision destinée à couvrir les différents frais liés au procès (frais d’avocat, expertise), voire pour subvenir à ses besoins en cas de grave détérioration de sa situation financière (Loi n° 2016-1691 du 9 déc. 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, art. 10-1).

Pourtant, ces récents changements ne paraissent pas suffisants pour concurrencer le système américain. En effet, pourquoi un lanceur d’alerte français préférerait-il s’adresser à une autorité française plutôt qu’à une autorité américaine, surtout lorsque cette dernière lui offre des garanties supplémentaires qui lui seraient refusées en France ? Abstraction faite des frais de justice et de procédure potentiellement plus élevés aux États-Unis, on peine à identifier les réels avantages d’opter pour le système français.

Malgré ces avancées, les lanceurs d’alertes et les aviseurs fiscaux restent confrontés à l’incertitude de l’effectivité de leur droit à protection ainsi qu’aux longs délais de procédure.

À notre sens, un lanceur d’alerte français, attiré par la protection complète et la possibilité de recevoir des récompenses financières substantielles, pourrait, à juste titre, considérer le système américain plus attrayant. Il pourrait toutefois rencontrer quelques limites légales dans cette démarche, d’autant que les entreprises françaises pourraient prochainement et légitimement s’inquiéter de voir leurs secrets stratégiques exposés, sans qu’elles le sachent, à des autorités américaines plus sévères et moins protectrices de leurs intérêts économiques.

Afin de protéger ses intérêts nationaux dans le contexte de la mondialisation et de la portée extraterritoriale de lois étrangères puissantes, en particulier celles des États-Unis, la France a adopté la loi de blocage en 1968, l’a modifiée en 1980 (Loi n° 68-678 du 26 juill. 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, modifiée par la loi n° 80-538 du 16 juill. 1980) et a tenté de la rendre plus efficace en février 2022 (Décr. n° 2022-207 du 18 févr. 2022) par l’adoption d’un décret visant à renforcer son application. En application de cette loi, toute personne communiquant, hors du cadre des traités et des accords de coopération judiciaire internationale, des informations jugées sensibles attentant aux intérêts de la Nation s’expose à six mois d’emprisonnement et 18 000 € d’amende (art. 3 de la loi n° 68-678 du 26 juill. 1968, préc.). Un lanceur d’alerte français devrait donc légitimement craindre d’enfreindre la loi de blocage si les informations qu’il partageait étaient jugées suffisamment sensibles pour que leur divulgation soit interdite.

En revanche, la Cour suprême américaine (15 juin 1987, Société Nationale Industrielle Aérospatiale c/ US District Court, 482 U.S 522) et, par extension, les autorités de poursuites américaines, ignorent traditionnellement les effets de cette loi sur les informations qu’elles recueillent. Outre-Atlantique, rien n’empêcherait donc un lanceur d’alerte français de partager les informations qu’il jugerait utile à l’identification d’infractions commises au préjudice de l’intérêt général.

Enjeux et perspectives

En l’état, on peut légitimement s’attendre à voir prochainement des citoyens français se présenter comme lanceurs d’alerte au titre de l’AMLIA notamment lorsque, déçus par les carences du système judiciaire français et attirés par la perspective d’une généreuse récompense financière, ils décident de se tourner sans état d’âme vers une autorité étrangère.

Deux risques majeurs devraient alors être envisagés sérieusement. D’un côté, de multiples infractions complexes risquent d’échapper aux poursuites et aux sanctions de l’État français. De l’autre, les entreprises françaises et les multinationales semblent vouées à être de plus en plus exposées aux radars d’autorités étrangères encouragées à les sanctionner lourdement, au péril d’enjeux commerciaux et concurrentiels parfois très importants.

Un changement de la norme culturelle en la matière a été amorcé et il conviendrait d’en prendre la mesure, à l’image du Royaume-Uni dont le nouveau directeur du Serious Fraud Office a récemment annoncé son intention d’inciter les lanceurs d’alerte et les témoins à se présenter devant les autorités en les récompensant (Discours du directeur Ephgrave au RUSI, 13 févr. 2024).

L’approche culturelle française consistant à ne pas récompenser les lanceurs d’alerte pourrait donc progressivement évoluer dans les années à venir pour rester en phase avec les pratiques mondiales.

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