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Le droit en débats

Protection du patrimoine sensoriel des campagnes françaises : les sons et les odeurs reconnus comme faisant partie du patrimoine commun de la nation

Par Christophe Sanson le 13 Février 2020

Une proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 30 janvier dernier (Ass. nat., texte adopté n° 392, Proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, 30 janv. 2020).

Ce texte modifie l’article L. 110-1 du code de l’environnement qui pourrait déclarer désormais : « les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins les sons et les odeurs [c’est nous qui soulignons] qui les caractérisent […] font partie du patrimoine commun de la nation ».

Il précise que les services régionaux de l’inventaire du patrimoine naturel contribueront et qualifieront désormais l’identité culturelle des territoires, à travers, notamment, les activités, pratiques et savoir-faire agricoles associés et que ces données seront susceptibles de concourir à l’élaboration des documents d’urbanisme.

Il prévoit enfin que, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la loi, le gouvernement remettra au Parlement un rapport examinant la possibilité d’introduire, dans le code civil, le principe de la responsabilité de celui qui cause à autrui un trouble anormal de voisinage et étudiant les critères d’appréciation du caractère anormal de ce trouble, notamment la possibilité de tenir compte de l’environnement.

Aux dires de l’auteur de cette proposition de loi, le député de la Lozère, monsieur Pierre Morel-À-L’Huissier, ce texte vise « deux objectifs :

  • reconnaître la valeur intrinsèque de notre patrimoine rural et de son authenticité, en protégeant un mode de vie. Le chant du coq, le bruit des cigales, l’odeur du fumier ne sont pas des nuisances mais des caractéristiques intrinsèques et authentiques de la vie rurale qu’il faut valoriser ;
     
  • lutter contre les contentieux de voisinage portés par les personnes qui s’installent à la campagne sans en accepter les caractéristiques intrinsèques » (Ass. nat., doc. n° 2618, rapport fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur la proposition de loi visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises, par M. Pierre Morel-À-L’huissier, député, p. 5).

On ne peut que saluer l’initiative de consacrer, au rang de composante du patrimoine commun de la nation, les sons et les odeurs de notre environnement et de les inventorier.

Il n’est pas certain en revanche que la lutte contre la multiplication des litiges de voisinage en milieu rural passe nécessairement par la codification de la notion jurisprudentielle du trouble anormal de voisinage, dans la mesure où celle-ci a largement fait preuve de son efficacité.

Des litiges de plus en plus nombreux entre néoruraux et ruraux

En 2019 et avant, à propos de nuisances sonores ou olfactives, quelques litiges de voisinage opposant néoruraux et vacanciers à des habitants de plus longue date des espaces ruraux avaient fait la une des médias et inspiré cette proposition de loi.

On se souvient, en particulier, de l’affaire dite du coq Maurice de Saint-Pierre-d’Oléron, chantant trop tôt et trop souvent au goût des voisins. Le 5 septembre 2019, les plaignants avaient été déboutés par le juge de Rochefort, faute de preuves suffisantes, et condamnés à payer 1 000 € de dommages et intérêts à la propriétaire du gallinacé ainsi qu’au remboursement des frais de justice.

De même, en juillet 2018, à propos d’un conflit entre les exploitants de gîtes ruraux et un vigneron voisin faisant appel à des chevaux de trait pour l’entretien de ses vignes, le tribunal d’instance de Guebwiller avait donné raison au vigneron. Pour ce tribunal, « la présence de chevaux en nombre très limité dans [cet] environnement ne [pouvait] être considérée comme anormale » et les désagréments causés (odeurs d’urine, bruit et présence massive de mouches argués par les demandeurs) n’étaient pas supérieurs à ceux d’un voisinage habituel.

En 2017, la cour d’appel de Riom, à l’inverse, condamnait un agriculteur qui avait construit une étable et disposé une fumière à moins de cinquante mètres d’une habitation, à mettre son exploitation en conformité.

En 2016, la cour d’appel de Bordeaux avait, quant à elle, considéré que les coassements de batraciens pouvaient constituer un trouble anormal de voisinage et ainsi justifier la condamnation des propriétaires au comblement de leur mare, cet arrêt a été confirmé par la Cour de cassation en 2018 (Civ. 2e, 14 déc. 2018, n° 16-22.509, D. 2018. 995 , note G. Leray ; ibid. 1772, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2018. 142 ).

Le rapide examen de ces affaires qui ont fait le délice des journaux locaux et mobilisé les partisans des deux camps dans les prétoires montre qu’en pratique, tout est affaire d’appréciation par les juges du fond, en fonction des preuves produites.

La responsabilité pour trouble anormal de voisinage

Et il ne saurait en être autrement en matière de trouble anormal de voisinage car, dans ce cas particulier de responsabilité, un principe jurisprudentiel s’applique, selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (Civ. 3e, 17 avr. 1996, n° 94-15.876, D. 1997. 271 , obs. CRDP Nancy II ; AJDI 1997. 208 , obs. C.-H. Gallet ; RTD civ. 1996. 638, obs. P. Jourdain ).

La responsabilité pour trouble anormal de voisinage, indépendante des autres régimes juridiques de responsabilité civile, est étrangère à la notion de faute depuis 1971 (Civ. 3e, 4 févr. 1971, n° 69-12.327). Elle impose aux juges du fond de rechercher exclusivement et concrètement si les nuisances, même en l’absence de toute infraction aux lois et règlements applicables par ailleurs, n’excèdent pas les inconvénients dits normaux de voisinage.

À ce titre, et dès lors que quatre conditions sont simultanément réunies : existence d’un lien de voisinage, anormalité d’un trouble, présence d’un préjudice et d’un lien de causalité entre le trouble et le préjudice, la responsabilité des personnes à l’origine des faits générateurs du trouble peut être engagée devant le juge civil.

La charge de la preuve du caractère anormal des nuisances sonores incombe aux victimes (Civ. 2e, 9 juill. 1997, n° 96-10.109, Dalloz jurisprudence). Cette preuve est généralement rapportée grâce aux conclusions d’experts en acoustique dans le cadre d’une expertise judiciaire, par des attestations de témoins (Versailles, 24 avr. 1995, n° 9746/93, Dalloz jurisprudence) ou encore par des procès-verbaux de constat d’huissier (Versailles, 1re ch., sect. 2, 10 janv. 2012, n° 10/07347, Dalloz jurisprudence).

Pour pouvoir condamner une personne sur le fondement des troubles anormaux de voisinage, les juges doivent préciser en quoi ces troubles excédaient les inconvénients normaux de voisinage. Ils ne peuvent rejeter les prétentions des victimes en retenant seulement qu’il n’est pas prouvé que les bruits excédaient la norme légale admissible, sans rechercher si ces bruits n’excédaient pas les inconvénients normaux de voisinage (Civ. 2e, 9 juill. 1997, n° 96-10.109, préc.).

Cet édifice jurisprudentiel patiemment construit depuis plus de cent cinquante ans, à partir des articles du code civil relatifs respectivement au droit de propriété (art. 544) et à la responsabilité pour faute (art. 1382, aujourd’hui art. 1240) a montré son efficacité.

Le caractère normal ou anormal du trouble est apprécié en fonction des circonstances de temps et de lieu (Civ. 3e, 3 nov. 1977, n° 76-11.047). Le principe, inscrit à l’article 9 du code de procédure civile, selon lequel il incombe toujours aux demandeurs de produire les preuves au succès de leurs prétentions empêche également toute dérive.

Une codification de la jurisprudence relative au trouble anormal de voisinage, qui a déjà été tentée en 2017 notamment, n’apporterait rien de plus.

Elle n’empêcherait pas les juges du fond d’avoir à apprécier chacune des affaires qui leur seraient soumises conformément aux dispositions de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel prévoit que toute personne, dont les droits et libertés ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale.

La réduction des contentieux de voisinage en milieu rural comme en ville passe, plus simplement, par la résolution non judiciaire des litiges.

L’article 750-1 du code de procédure civile, créé par le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, prévoit qu’« à peine d’irrecevabilité que le juge peut prononcer d’office, la demande en justice doit être précédée, au choix des parties, d’une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, d’une tentative de médiation ou d’une tentative de procédure participative, lorsqu’elle tend au paiement d’une somme n’excédant pas 5 000 € […] ».

Cette disposition est de nature, à elle seule, à éviter un nombre trop important de recours.

Nota bene : le texte n’a pas terminé sa navette et sera examiné prochainement par le Sénat, qui devrait lui réserver un accueil favorable.