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Le droit en débats

Que reste-t-il des NFTs en droit des marques ?

Passé le boom médiatique et la frénésie des premiers temps, nous sommes en droit de nous interroger sur ce qu’il reste des NFTs en droit des marques.

Par Pierre Favilli le 29 Mars 2024

Si le NFT n’était pas une nouveauté, l’année 2022 a constitué un véritable tournant dans son utilisation. Selon certains indicateurs, les ventes auraient été multipliées par 400 entre l’année 2020 et l’année 2022, s’évaluant pour cette dernière à environ 55 milliards de dollars1. Certaines conjectures optimistes prévoyaient un taux de croissance annuel du marché mondial des NFTs de l’ordre de 30 %, afin de dépasser le seuil des 200 milliards de dollars à l’orée 20302. Pour autant, dès 2023, le marché mondial des NFTs s’effondre et disons-le clairement, la bulle spéculative éclate.

Si leur avenir économique est incertain, ils demeurent porteurs d’opportunités juridiques et commerciales réelles en faveur des titulaires de marques. Parallèlement, leurs effets juridiques sont encore certains au regard du grand nombre de dépôts et d’usages récents, supposant de ne pas encore en détourner le regard, afin d’agir en faveur de la défense des titulaires de droit.

Le NFT au service de la marque

Le NFT exprime un rapport entre trois éléments bien définis. Premièrement, retrouve-t-on le jeton non fongible en tant que facteur d’authentification via la technologie blockchain. Le NFT renvoie ensuite au sous-jacent, lequel réunit deux biens immatériels : la marque et le fichier téléchargeable au sein duquel elle est représentée3. Ce dernier constitue la finalité même du NFT. Ces éléments ont des impacts et intérêts divers en droit des marques ; si la technologie NFT conforte la fonction essentielle de la marque, l’exploitation du sous-jacent renforce quant à elle la fonction d’investissement de la marque.

Le NFT au service de la fonction essentielle de la marque

La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations sous forme de blocs liés les uns aux autres, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe de contrôle. En étant exploité sur la blockchain, le NFT en acquiert les caractéristiques, parmi lesquelles l’immutabilité, l’intégrité et l’authenticité4. Dès lors, le NFT se présente comme un instrument de sécurisation des transactions, au service de la marque et des produits et services qu’elle désigne.

La jurisprudence définit de façon constante la fonction essentielle de la marque comme permettant de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou service désigné, en distinguant, sans confusion possible, ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance5.

Cette fonction essentielle trouve à s’exprimer au travers du pouvoir d’attractivité que joue la marque sur le consommateur, dans un environnement concurrentiel physique ou dématérialisé, trop souvent perturbé par des contrefacteurs ou autres opérateurs œuvrant de pratiques commerciales trompeuses. Ainsi, le NFT devient un moyen de sécurisation de l’origine commerciale des produits et services proposés. En effet, le NFT n’est pas qu’un instrument numérique ou un bien incorporel dénué d’expression dans la réalité.

Ainsi, en tant qu’utility token, il permet à son détenteur de bénéficier d’un produit réel fourni par l’émetteur du NFT. À l’inverse, l’achat d’un bien corporel permet parfois d’obtenir, en parallèle, un NFT portant le certificat d’authenticité dudit produit. L’horloger Breitling propose désormais à ses clients de scanner un QR code fourni à l’achat d’une montre, lequel permet de récupérer un NFT délivrant le passeport numérique de la montre. Dès lors, ce passeport numérique devient infalsifiable et immuable. La startup française Arianee, à l’origine de cette solution, entend révolutionner le secteur du luxe par la tokénisation de l’expérience de vente. En portant sur un certificat d’authenticité, le NFT confère donc le droit d’opposer aux tiers l’authenticité du produit corporel auquel il est adossé6, mais également de bénéficier de droits et garanties sur ce dernier.

En ce sens, le NFT se présente comme un instrument au service de la fonction essentielle de la marque, mais conforte également ses fonctions secondaires, telle que la fonction d’investissement.

Le NFT au service de la fonction d’investissement de la marque

Au-delà de sa fonction essentielle, la Cour de justice a reconnu à la marque d’autres fonctions, notamment celle d’investissement7.

Permettant de mettre en œuvre une stratégie commerciale propre, la fonction d’investissement permet d’acquérir ou de conserver une réputation afin d’attirer et de fidéliser le consommateur8.

Le NFT conforte cette fonction secondaire de la marque, qui appelle une attention particulière au regard de l’intérêt qu’elle peut représenter dans le cadre de la défense des droits du titulaire. Lorsqu’une marque est déployée par un NFT, les conséquences médiatiques sont immédiates. Alors que sur internet tout était accessible et duplicable sans limite, le NFT, du fait de ses liens avec la blockchain, redonne de l’importance à la notion de rareté. Parfois couplée à celle des produits visés par la marque qu’il représente, le NFT érige alors en reine la notion de rareté. Son impact commercial est indéniable, notamment dans le secteur du luxe et procède d’une stratégie savamment entretenue.

Dès lors, le sentiment naissant auprès du consommateur élu est celui de l’adhésion à une communauté privilégiée, confortant ainsi son un statut social. Ce sentiment est ensuite entretenu par les enseignes, à l’instar de Gucci qui a notamment invité pour un cocktail privé les seuls détenteurs de NFTs SuperGucci. Cette promesse d’appartenance qu’exprime le NFT est indéniablement un élément d’attrait ou de fidélisation de la clientèle. La destination du NFT est également un élément d’importance quant à la réputation qu’il permet d’acquérir auprès du consommateur. Si certains voient dans le NFT un instrument de spéculation, nombre d’enseignes l’utilisent en tant que levier au service d’actions philanthropes, séduisant ainsi un consommateur de plus en plus sensible à l’éthique et aux engagements des entreprises. La Maison Guerlain a ainsi mis en vente des NFTs intitulés Cryptobees (en référence à l’abeille de son célèbre flacon de parfum) en vue d’œuvrer en faveur de la protection de l’environnement. En acquérant un Cryptobee rattaché à une parcelle en état de régénération, identifiable par ses données de géolocalisation, le titulaire du NFT devient ainsi le parrain de ce lopin de terre et s’engage, de concert avec la Maison Guerlain, dans une initiative écologique louable.

Si l’exploitation d’un NFT par le titulaire d’une marque renforce ainsi sa fonction d’investissement, reproduire une marque via NFT sans le consentement de son titulaire serait porter atteinte à cette même fonction, puisque le titulaire serait privé de la mise en œuvre d’une stratégie commerciale bénéfique. Il s’agit là d’un fondement invocable dans le cadre d’une action en contrefaçon dès lors que la reproduction de la marque antérieure ne porterait pas directement atteinte à sa fonction essentielle. La jurisprudence reconnaît en effet que le titulaire d’une marque enregistrée est habilité à faire interdire l’usage par un tiers d’un signe qui n’est pas susceptible de porter atteinte à sa fonction essentielle, mais qui porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à l’une de ses autres fonctions9. Si le NFT conforte les droits et les effets attachés à la marque, il demeure pour autant source de préoccupations au regard de la défense des marques.

La défense de la marque à l’heure NFT

Le NFT se présente en tant qu’instrument novateur, mais emporte-t-il pour autant une révolution du droit des marques ? Si ses spécificités techniques imposent certaines mises en perspective, le droit positif pourrait aisément s’en accommoder, notamment en matière de défense des droits, tant au regard des règles applicables en matière d’appréciation du principe de spécialité que des dérogations apportées.

Le principe de spécialité

L’action engagée par le titulaire d’une marque enregistrée ne désignant pas de NFTs, à l’encontre du dépôt ou de l’exploitation d’un signe NFT est soumise au principe de spécialité10. La comparaison des produits et services en cause, dans le cadre d’une action en opposition ou en contrefaçon, peut soulever quelques appréhensions, dès lors qu’il est à prévoir que la jurisprudence ne confonde pas un bien corporel et sa représentation numérique dans un fichier téléchargeable authentifié par NFT. De tels produits ne présentent pas les mêmes nature, fonction et destination11. En ce sens, une décision de la Cour suprême britannique a reconnu la distinction entre un NFT et le bien qu’il représente, supposant donc une protection propre12.

Toutefois, un lien de complémentarité semble pouvoir être reconnu. Concrètement, un fichier numérique téléchargeable authentifié par des jetons non-fongibles [NFT]13 représentant des vêtements est étroitement lié à des vêtements, le premier ne pouvant exister sans le second. Ainsi, le Bureau américain des brevets et des marques (USPTO) s’est prononcé au travers de deux décisions de rejet relatives aux demandes d’enregistrement de marques Gucci et Prada14, déposées par des tiers et visant des NFTs. Si les maisons citées ne disposaient pas de marques enregistrées pour des NFTs, elles ont toutefois obtenu gain de cause dans leurs actions en opposition grâce à la reconnaissance d’un lien entre leurs produits corporels des classes 9, 14, 18, 25 et leurs représentations incorporelles authentifiées par NFT au sein des demandes contestées.

Bien que ces décisions ne soient pas directement transposables en France, elles peuvent préfigurer une pratique de l’INPI et des juridictions vers la reconnaissance d’un lien, a minima, de complémentarité. L’interdépendance des critères d’appréciation du risque de confusion pourrait conforter le lien encore fébrile entre les produits et services en cause. En l’absence de certitude, il convient donc d’envisager d’autres arguments invocables.

Les alternatives au principe de spécialité

L’argument de la diversification des secteurs d’activité est fréquemment invoqué et pourrait trouver de nouvelles d’applications dans l’univers NFT. D’autant que pour l’heure, le phénomène se concentre sur des secteurs déterminés, parmi lesquels ceux de la mode, des cosmétiques, de l’automobile et du vin. Aux exemples déjà cités, ajoutons notamment Dolce & Gabbana, Prada, Burberry, Givenchy, Tiffany & Co, L’Oréal, Estée Lauder, McLaren, Mercedes, Porsche, Château Angélus, Hennessy… Dès lors, en apportant la preuve que d’autres entreprises qui exercent dans le même secteur d’activité proposent également des NFTs portant sur des produits pour lesquels sa marque est enregistrée, une entreprise pourrait faire valoir la diversification des activités au sein de son secteur, afin que soit reconnu un lien entre le produit corporel pour lequel elle bénéficie d’une protection et sa représentation NFT. La preuve de cette diversification impose au titulaire de la marque de prouver la répétition de cette diversification au regard de l’activité de plusieurs entreprises, laquelle ne peut donc être anecdotique, afin que puisse être établi le lien, dans l’esprit du consommateur, entre un produit corporel et sa représentation NFT15.

L’argument ultime en faveur d’un titulaire de marque engageant une action en défense de ses droits est probablement celui de l’atteinte à la renommée. Si une action reposant sur ce fondement impose d’établir au préalable la renommée de la marque antérieure invoquée, il convient également d’établir l’existence d’un lien dans l’esprit du public entre les signes en cause, bien qu’il ne les confonde pas16. Ce lien se déduit de tous les facteurs pertinents du cas d’espèce, tels que le degré de similitude entre les signes en conflit, l’intensité de la renommée, le degré de caractère distinctif de la marque antérieure et le public concerné.

Enfin, l’atteinte à la renommée impose-t-elle de prouver l’existence d’un préjudice. Parmi les atteintes constitutives d’un préjudice, rappelons donc les atteintes à la fonction essentielle de la marque antérieure, mais également les atteintes à ses fonctions secondaires (v. supra). Particulièrement attendue, la décision relative à l’affaire opposant la société Hermès à l’artiste Mason Rothschild, dite MetaBirkin, a reconnu l’atteinte à la renommée de la marque Birkin, selon une appréciation relativement classique17 et influencera, à n’en point douter, la jurisprudence européenne.

Le NFT constitue donc une opportunité commerciale indéniable pour une entreprise, favorisant notamment son image de marque et la force de ses droits sur la marque, tout en offrant de nouvelles voies de lutte contre la contrefaçon.

En matière de défense des droits, son impact semble bien plus limité, au regard des opportunités offertes par le droit positif aux titulaires de marques à l’encontre d’opérateurs économiques qui souhaiteraient profiter de l’univers NFT, dont les spécificités techniques laisseraient croire, à tort, que le juge s’en trouverait désarmé.

Si l’avenir des NFTs demeure incertain, les titulaires de marques doivent pour autant y porter leur attention, tant en termes d’opportunités commerciales que de vigilance juridique. En outre, le cas bien précis des NFTs et les questions qu’ils supposent trouvent écho dans de nombreux autres instruments numériques dont les évolutions constantes imposent une attention permanente.

 

1. Site web cryptoslate, 27 stats about NFTs in 2022 – who are the big winners ? 
2. Rapp. Global Non-Fungible Token (NFT) Market 2022, Research and Markets.
3. A. Favreau, Jetons non fongibles et droit d’auteur, Propr. intell. 2021, n° 79.
4. Sur la technologie blockchain, v. Rép. IP/IT et communication,  Blockchain – Aspects techniques, par A. Favreau.
5. CJCE 22 juin 1976, Terrapin, aff. C-119/75.
6. M. Torelli et G. Hass, Non Fungible Tokens (NFT) : un outil efficace de protection des marques, RLDA, nov. 2021, n° 175.
7. CJCE 18 juin 2009, L’Oréal, aff. C-487/07, RTD eur. 2010. 939, chron. E. Treppoz .
8. CJUE, 22 sept. 2011, Interflora, aff. C-323/09, D. 2011. 2332, obs. C. Manara ; ibid. 2012. 1362, obs. S. Durrande ; ibid. 2343, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; Légipresse 2011. 592 et les obs. .
9. CJCE 18 juin 2009, aff. C-487/07, préc.
10. CPI, art. L. 713-3.
11. CJCE 29 sept. 1998, Canon, aff. C-39/97, RTD com. 1999. 552, obs. M. Luby ; RTD eur. 2000. 99, obs. G. Bonet .
12. En ce sens, v. U.K. High Court of Justice, 10 mars 2022, Lavinia Deborah Osbourne and Person Unknown and Ozone.
13. Rédaction du libellé reprise dans la dernière version de la classification de Nice.
14. Demandes GUCCI n° 97112038 et Prada n° 97112054.
15. Rennes, 24 févr. 2015, n° 14/04420.
16. CJCE 27 nov. 2008, Intel, aff. C-252/07, D. 2010. 851, obs. S. Durrande ; RTD com. 2009. 117, obs. J. Azéma .
17. US District Court of Southern district of New York, Hermes Int. and Hermes of Paris Inc. vs. Mason Rothchild, final Judgment, 14 févr. 2023.