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Le droit en débats

Réduction embryonnaire, réduction des droits des femmes

Il aura fallu attendre quarante-six ans pour que le droit français connaisse son premier recul textuel du droit à l’avortement. Et il a fallu qu’il s’opère dans l’indifférence générale, mais surtout sans, manifestement, que le pouvoir législatif ait eu conscience de son action. Voilà l’un des tristes résultats de la nouvelle loi de bioéthique1.

Par Lisa Carayon le 08 Septembre 2021

L’article 28 de la loi relative à la bioéthique est passé presque inaperçu lors des débats parlementaires, tout comme dans l’abondante production médiatique qui a entouré le long marathon parlementaire subi par ce texte. Adopté dans des termes presque identiques à ceux qui étaient proposés dans le projet de loi déposé initialement par le gouvernement, il insère un nouveau II à l’article L. 2213-1 du code de la santé publique : une disposition qui vient encadrer la technique dite de « réduction embryonnaire » ou « interruption de grossesse partielle ».

La réduction embryonnaire est une pratique consistant, en cas de grossesse multiple, à provoquer la mort d’un ou de plusieurs embryons ou fœtus tout en préservant la gestation des autres. Elle vise notamment à éviter les grossesses multiples lorsque celles-ci présentent un danger pour la santé de la femme enceinte ou le développement des fœtus. Elle peut également permettre de supprimer un embryon atteint d’une grave pathologie tout en laissant se poursuivre la grossesse du ou des autres (on parle alors parfois d’interruption sélective de grossesse – ISG – par opposition à une réduction embryonnaire dans laquelle on ne « choisit » pas l’embryon éliminé, l’objectif poursuivi étant simplement de réduire le nombre de fœtus porté). Elle est enfin susceptible, comme pour n’importe quelle interruption de grossesse, de répondre à la simple demande d’une femme enceinte de ne pas poursuivre une grossesse multiple pour des raisons qui lui sont propres (motifs psycho-sociaux notamment). Cette pratique, dont les méthodes varient selon le stade de la grossesse2, ne fait pas l’objet d’un décompte précis, de sorte qu’il n’est pas possible de savoir avec précision combien d’interventions sont pratiquées annuellement. L’étude d’impact de la loi relative à la bioéthique fait état d’un peu moins de deux cents interventions annuelles pratiquées par les centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal entre 2008 et 20123.

Avant d’expliquer en quoi le texte ici commenté opère une restriction des droits des femmes tels qu’ils existent actuellement, rappelons rapidement le cadre général de l’interruption de grossesse et son articulation avec la pratique de la réduction embryonnaire.

Un accès à l’avortement déjà très encadré

Les conditions et la procédure d’accès à l’interruption d’une grossesse dépendent actuellement, on le sait, du degré d’avancement de celle-ci. Aux termes de l’article L. 2212-1 du code de la santé publique, en deçà de douze semaines de gestation, les femmes peuvent accéder à l’interruption de grossesse sur simple demande, sans avoir à justifier d’un motif quelconque4. Pour autant, cette intervention n’est pas sans exigence procédurale : outre les qualifications exigées de la part des professionnels de santé autorisés à pratiquer l’intervention, la demande des femmes ne peut être satisfaite qu’à l’issue de deux consultations et doit donner lieu à l’expression écrite du consentement5. L’une des évolutions majeures de ce dispositif ces dernières années résulte de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016. Celle-ci a en effet supprimé, d’une part, le caractère obligatoire de la consultation sociale initialement prévue entre les deux consultations médicales6 et, d’autre part, le délai de réflexion d’une semaine initialement imposé aux femmes entre les deux consultations médicales de demande d’interruption de grossesse7.

Au-delà de douze semaines de gestation, les femmes enceintes ne peuvent plus demander librement l’interruption de leur grossesse. L’avortement n’est alors possible que dans deux hypothèses spécifiques et au terme d’une procédure d’autorisation impliquant plusieurs professionnels de santé et nécessitant l’avis d’un comité pluridisciplinaire. Première hypothèse : le cas où la grossesse constitue un péril grave pour la santé de la femme enceinte. Ce cas est le plus rare, il ne donne lieu qu’à environ trois cents avis favorables à l’interruption de grossesse annuels8. La notion de « péril grave pour la santé » est appréciée de façon large par les équipes soignantes : il peut s’agir d’un véritable danger pour la vie de la femme, mais la notion recouvre plus largement les cas où la grossesse est un danger pour son état de santé, somatique9 voire psychique10. Seconde hypothèse, le cas où « il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic »11. Ce second cas est le plus fréquent en pratique, avec près de 7 000 autorisations accordées annuellement12. Il n’existe aucune liste des pathologies en question, l’appréciation à la fois de la notion de « gravité » et de celle de « forte probabilité » étant laissée à l’appréciation des comités consultatifs pluridisciplinaires impliqués dans la procédure. Il est cependant notable qu’une partie des personnes qui obtiennent un avis favorable à l’interruption de la grossesse choisissent malgré tout de la poursuivre13. Dans les deux cas, l’interruption de la grossesse peut se faire quel que soit le stade d’avancement de la grossesse mais ne peut intervenir qu’avec l’autorisation de deux médecins et après que ceux-ci ont recueilli l’avis consultatif d’une équipe pluridisciplinaire. La seule différence entre les deux procédures est la composition de ladite équipe14.

La situation dans laquelle l’interruption de la grossesse est envisagée en raison de l’état de santé du fœtus est la seule dans laquelle subsiste un délai de réflexion pour la femme enceinte. Introduit par la loi du 7 juillet 2011, ce délai de réflexion d’au moins une semaine est simplement proposé à la personne, sauf en cas d’urgence médicale. L’article 28 de la loi ici commenté supprime le délai de réflexion proposé aux femmes dans le cas où elles ont sollicité une interruption de leur grossesse en raison d’une pathologie fœtale, ce qui ne peut que renforcer l’autonomie des femmes, déjà largement entourées lors de cette procédure qui prend de toute façon un temps certain pour établir le diagnostic.

Dans ce dispositif, quelle place prend la réduction embryonnaire ? Jusqu’à présent, elle ne faisait l’objet d’aucune disposition législative spécifique. De cet état du droit, il était possible de tirer deux interprétations possibles.

Le statut de la réduction embryonnaire : une question d’interprétation

La première interprétation possible des textes encadrant l’accès à la réduction embryonnaire avant les modifications introduites par la loi de bioéthique, interprétation la plus simple, s’appuie sur deux principes plus que classiques : « ne pas distinguer là où la loi ne distingue pas » et « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé ». Dans cette perspective, il est possible de considérer qu’en l’état du droit jusqu’à la réforme ici commentée, la réduction embryonnaire pouvait être pratiquée selon des règles qui variaient en fonction de l’avancée de la grossesse : en deçà de douze semaines de grossesse, elle pouvait être librement demandée par la femme enceinte, pour quelque motif que ce soit, et, au-delà, elle était conditionnée à un péril pour la santé de la femme ou à une pathologie sur le ou les fœtus dont la suppression est considérée. Il semble d’ailleurs que cette situation ait régi jusqu’ici la pratique de la réduction embryonnaire même si celle-ci n’a jamais, à notre connaissance, fait l’objet d’une interprétation jurisprudentielle.

Mais ce n’est pas du tout la lecture avancée par le pouvoir législatif pour justifier une modification des textes. L’étude d’impact préalable à la discussion du projet de loi affirme à l’inverse que les dispositions sur l’IVG ne trouvent pas à s’appliquer à la réduction embryonnaire. Selon ce document, les termes de l’article L. 2212-1 du code de la santé publique15 ne correspondraient pas à la situation de la réduction embryonnaire car « ce qui est véritablement interrompu, c’est le développement de cet (ces) embryon(s) ou de ce (ces) fœtus ». Suivant cette logique, l’étude d’impact de la loi poursuit pourtant en estimant que les réductions embryonnaires sont actuellement réalisées dans un « vide juridique ». Elle considère en effet qu’il ne s’agit ni nécessairement d’une interruption de grossesse pour motif médical au sens de l’article L. 2213-1 du code de la santé publique ni, en-deçà de douze semaines de grossesse, d’une IVG dès lors que « la réduction embryonnaire ou fœtale concerne une femme qui désire avoir un enfant » et que, « en outre, la grossesse, à proprement parler, n’est pas interrompue. Ce qui est véritablement interrompu, c’est le développement de cet (ces) embryon(s) ou de ce (ces) fœtus ». L’étude d’impact en tire la conclusion que « les praticiens qui réalisent des réductions embryonnaires s’exposent donc à des contentieux majeurs lorsqu’ils réalisent de tels gestes qui comportent au surplus des risques ». L’étude poursuit avec cette précision : « trois types de procédures pourraient être concernées : des procédures en responsabilité médicale soit devant le tribunal administratif s’agissant d’une structure publique, soit au civil, s’agissant d’une structure privée ou de l’engagement de la responsabilité personnelle d’un médecin. Dans cette hypothèse, les données disponibles portent sur les actions en responsabilité médicale en général et il est impossible de distinguer entre les faits générateurs et donc de savoir si des réductions embryonnaires sont en cause. Il pourrait également s’agir de poursuites pénales ». Un risque qui semble pourtant bien improbable puisque nous n’avons pu trouver aucune trace de contentieux sur cette question, que ce soit sur un plan civil, pénal ou déontologique et qu’aucune affaire n’a été évoquée par les professionnels auditionnés au cours des travaux parlementaires.

La différence de lecture de l’état actuel du droit n’est pas sans conséquence : si l’on considère que la réduction embryonnaire est aujourd’hui interdite, alors en encadrer la pratique avant douze semaines de grossesse est effectivement une ouverture de droits pour les femmes. Mais si, à l’inverse, le droit actuel est lu comme englobant la réduction embryonnaire, alors poser de nouvelles conditions à la pratique avant douze semaines de gestation opère en réalité une restriction de droit pour les femmes. Et c’est exactement ce qui, selon nous, ressort de la nouvelle loi dite de bioéthique.

Une restriction de l’accès à l’avortement… involontaire !

Le mécanisme envisagé par l’article 28 de la loi examinée soumet la réduction embryonnaire, d’une part, à des conditions médicales particulières et, d’autre part, à une procédure proche de celle de l’interruption médicale de grossesse. Ainsi, avant douze semaines de grossesse, c’est-à-dire dans la période où le recours à l’avortement se pratique, et dans les autres hypothèses, à la seule demande de la femme enceinte, le législateur soumet désormais l’accès à la réduction embryonnaire à des conditions d’ordre médical. Le texte prévoit en effet que celle-ci ne peut être pratiquée que lorsque la poursuite de la grossesse multiple « met en péril la santé de la femme, des embryons ou des fœtus ». Ces notions, dont on peut penser que, comme pour l’IMG, elles seront interprétées largement par les équipes soignantes, notamment au regard de la santé psychique des femmes, sont cependant plus strictes que pour l’IVG, accessible à la simple demande de la femme enceinte, sans qu’elle n’ait à s’en justifier. La procédure nouvelle soumet en outre la réduction embryonnaire à l’autorisation de deux médecins, après avis consultatif d’une équipe pluridisciplinaire issue d’un CPDPN, comme pour l’interruption de grossesse pratiquée en raison d’une pathologie fœtale. La composition de cette équipe est adaptée à la procédure de réduction embryonnaire puisqu’il est prévu que le groupe puisse requérir « si besoin, l’avis d’un médecin qualifié en psychiatrie ou, à défaut, d’un psychologue »16. Par ailleurs, le texte prévoit que les caractéristiques des embryons ne peuvent pas être prises en compte pour la détermination de celui ou ceux qui seront éliminés, en particulier relativement à leur sexe. Cette précision sous-entend que dès lors que la réduction embryonnaire est motivée par une pathologie du fœtus, et doit donc conduire à une sélection des embryons éliminés, la procédure suivie doit être celle de l’IMG (qui est de toute façon absolument similaire à celle imaginée pour l’ISG, en dehors de la présence requise d’un psychiatre ou psychologue).

Au-delà de douze semaines de grossesse, en revanche, il a été précisé à de multiples reprises durant les travaux parlementaires que le Gouvernement et le Parlement comprenaient le nouveau dispositif comme autorisant la réduction embryonnaire dès lors qu’elle serait motivée par un péril pour la santé de la femme ou par un risque de pathologie grave affectant un ou plusieurs fœtus. Le Secrétaire d’État Adrien Taquet affirmait ainsi devant l’Assemblée nationale, lors de la séance du 8 octobre 2019 : « La situation décrite par beaucoup d’entre vous sous la formulation d’"interruption sélective de grossesse" – ISG –, à savoir une grossesse multiple assortie d’une forte probabilité que l’un des enfants à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue incurable au moment du diagnostic, ne relève pas de l’interruption partielle de grossesse que nous voulons encadrer. En effet, ce geste, qui met un terme au développement du fœtus malade, est sans incidence sur la poursuite du développement de l’autre fœtus, qui, lui, est indemne. Il relève bel et bien des règles en vigueur relatives à l’IMG ».

Pour résumer, le nouveau dispositif d’accès à l’avortement distinguerait désormais trois situations au lieu de deux antérieurement. Premier cas : une femme enceinte de moins de douze semaines qui souhaite interrompre totalement sa grossesse, quel que soit le nombre d’embryons qu’elle porte, peut toujours le faire sans autorisation spécifique et quel qu’en soit le motif. Deuxième cas : une femme enceinte de moins de douze semaines souhaite interrompre partiellement sa grossesse, quel que soit le nombre d’embryons qu’elle porte, et ne peut le faire qu’en invoquant un risque pour son état de santé ou celui des embryons et avec l’avis d’une équipe pluridisciplinaire et l’accord de deux médecins. Troisième cas : une femme enceinte de plus de douze semaines souhaite interrompre partiellement ou totalement sa grossesse et elle ne peut ne faire qu’en justifiant d’un « péril grave » pour sa santé ou d’une grave pathologie incurable d’un ou de plusieurs fœtus.

Le gouvernement, suivi en cela par le Parlement, réussi donc à produire un texte ayant un effet radicalement inverse à celui qu’il affirme poursuivre ! En effet, tant l’étude d’impact que l’ensemble des interventions du gouvernement et des rapporteurs durant les travaux parlementaires tendent à affirmer que la nouvelle procédure vise à protéger la santé des femmes et des fœtus, mise en danger par des grossesses multiples, mais aussi à préserver les femmes et les familles contre les risques psycho-sociaux induits par des naissances multiples (divorces, dépressions du post-partum, précarité financière, etc.)17. Or, si la loi introduisait explicitement la réduction embryonnaire comme un nouveau cas d’accès à l’avortement après douze semaines de grossesse, sous des conditions moins strictes qui ne nécessiteraient pas la preuve d’une pathologie du fœtus, par exemple, elle remplirait effectivement cet objectif. De fait, actuellement, si le développement des fœtus est mis en danger par la grossesse multiple mais qu’aucun n’est à proprement parler atteint d’une pathologie et que la santé de la femme enceinte n’est pas en danger, la réduction ne peut théoriquement avoir lieu après douze semaines. Mais en ne prévoyant explicitement la réduction que pour les grossesses de moins de douze semaines, non seulement la loi rate son but mais elle va à l’encontre de l’objectif affiché ! Alors que dans l’état actuel du droit une femme enceinte de moins de douze semaines qui ne souhaite pas avoir de jumeaux pour des raisons sociales peut demander une réduction embryonnaire, elle ne le pourra plus dans le nouveau système puisqu’elle devra justifier de motifs en lien avec sa santé ou celle des embryons. Tour de force législatif donc : alors que le seul moyen d’élargir le droit des femmes à l’avortement était de libéraliser la réduction embryonnaire après douze semaines, la loi la restreint avant douze semaines…

L’argument selon lequel la réforme aurait été indispensable car le droit antérieur n’aurait pas été applicable à l’IVG est, selon nous, absurde : de fait, le Gouvernement se contredit lui-même dans l’élaboration du dispositif puisque, pour les cas de réduction embryonnaire pratiquée au-delà de douze semaines de grossesse, il renvoie cette pratique au dispositif d’interruption médicale de grossesse (IMG). Or, les textes prévoyant l’IMG utilisent pourtant les mêmes termes que ceux qui régissent l’IVG : tous disposent que « l’interruption de la grossesse » peut être pratiquée pour tel ou tel motif. On peine à voir comment, pour l’IVG, l’expression « interruption de la grossesse » ferait obstacle à l’inclusion de la réduction embryonnaire dans l’IVG alors qu’elle ne poserait pas de difficulté dans le cadre de l’IMG.

La nécessité d’encadrer la réduction embryonnaire a, en outre, été justifiée par le fait que cet encadrement aurait été préconisé par un avis du CCNE. L’avis en question, daté du 24 juin 1991, semble cependant difficilement transposable à l’état du droit positif dès lors qu’il s’appuie sur les dispositions alors en vigueur quant à l’accès à l’avortement. Il énonçait ainsi : « l’application éventuelle de la loi du 17 janvier 1975 sur l’interruption de grossesse, à la réduction embryonnaire ou fœtale, pose un problème juridique non encore résolu. Néanmoins, le Comité estime que la réduction embryonnaire ne devrait pas trouver sa justification hors du cas de détresse ou de nécessité thérapeutique. Quant à la réduction fœtale, son indication ne saurait être que strictement thérapeutique ». Si l’on se rapporte à l’état du droit de l’époque, dans lequel la « détresse » renvoyait à la procédure d’IVG hors indication médicale, ce rapport se contentait donc de considérer que la réduction embryonnaire devait suivre le régime général de l’avortement – différencié en fonction de l’avancée de la gestation. Ce qui est l’exact inverse de la lecture que semble en faire l’étude d’impact. La seule évolution législative explicitement préconisée à l’époque consistait, d’une part, à prévoir l’expression d’un consentement ou d’un refus écrit de la patiente et, d’autre part, à mettre en place un système de déclaration obligatoire de la pratique, ce qui n’a rien à voir avec le dispositif proposé – et adopté – dans le cadre de la loi de bioéthique.

***

Le résultat final du texte est d’autant plus ridicule qu’il y a peut-être matière à encadrer la réduction embryonnaire ou du moins à en discuter : le législateur, notamment pour des raisons sanitaires et éthiques (qui ne sont une fois encore pas les objectifs affichés), aurait pu ainsi prévoir un mécanisme bien moins attentatoire au droit des femmes : prévoir une qualification professionnelle spéciale pour pratiquer cet acte afin de garantir, d’une part, la sécurité des femmes et, d’autre part, réduire les risques de supprimer totalement la grossesse, affirmer simplement l’interdiction d’opérer un choix genré des fœtus, éventuellement poser la question de la pertinence du retour de la consultation sociale obligatoire pour cette procédure particulière, qui a plus de chances d’être demandée pour des raisons sociales qu’une simple IVG, etc. Au lieu de cela, le nouveau dispositif encadrant la réduction embryonnaire conduit à ce que deux femmes, au même stade de leurs grossesses, ne se voient pas soumises aux mêmes conditions et aux mêmes procédures selon qu’elles souhaitent supprimer totalement ou partiellement les embryons qu’elles portent. Une femme enceinte de moins de douze semaines qui souhaite interrompre totalement sa grossesse, quel que soit le nombre d’embryons alors éliminé (potentiellement plusieurs), peut le faire sans aucune justification, alors que celle qui souhaite, en cas de grossesse multiple, n’éliminer que certains de ces embryons se voit contrainte de le justifier au regard de son état de santé ou des difficultés de développement que pourraient rencontrer les fœtus. Paradoxe total donc dans lequel une femme portant une grossesse multiple et qui ne souhaite pas la poursuivre pour des raisons extra-médicales telles que des problèmes financiers, des difficultés sociales ou simplement l’absence de désir de concevoir plusieurs enfants à ce stade de sa vie, se trouverait dans la situation de devoir avorter totalement alors qu’elle aurait pu souhaiter poursuivre la gestation d’un ou deux fœtus.

Dans sa porte étroite sur cette question, le Planning familial soulignait ainsi à quel point cette nouvelle disposition portait atteinte à la fois à la liberté individuelle des femmes et au principe d’égalité entre elles18. Le Conseil constitutionnel, qui n’était pas saisi de cette disposition, ne s’est pas prononcé, a priori, sur sa conformité aux droits et libertés fondamentales19. Malgré son habituelle réserve sur les questions dites « sociétales »20, reste à savoir quelle serait son appréciation du dispositif a posteriori.

 

1. Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique.
2. V. Collège national des gynécologues et obstétriciens français, Mises à jour en Gynécologie et Obstétrique, 10 déc. 2010, A. Delabaere, D. Lemery, H. Laurichesse, B. Jacquetin et D. Gallot, Le point sur les thérapies fœtales - Interruption sélective de grossesse.
3. Pt 1.1.9 sous l’analyse de l’art. 20 du projet. Rien n’interdit cependant que cette pratique ait lieu dans toute autre structure de soins, sans déclaration spécifique la distinguant d’une interruption de grossesse totale.
4. La loi n° 2001-588 du 4 juill. 2001 a supprimé la formulation héritée de la loi Veil de 1975 selon laquelle n’étaient admises à demander l’interruption de leur grossesse que les femmes qui étaient placées, du fait de celle-ci, dans un « état de détresse ». Cette suppression, à la portée politique importante dès lors qu’elle affirmait l’accès à l’avortement comme une démarche de liberté individuelle et non comme une concession accordée à certaines femmes, n’avait pour autant aucun effet concret sur l’accès effectif à l’IVG, le Conseil d’État ayant jugé de longue date que les femmes étaient seules juges de ce fameux « état de détresse » (CE, ass., 31 oct. 1980, n° 13028, Lebon ).
5. La condition est implicite dans l’art. L. 2212-5 qui énonce que la demande doit être « renouvelée » après une première consultation. L’interprétation de ce texte résulte en outre de la décision du Cons. const. 21 janv. 2016, n° 2015-727 DC, Loi de modernisation de notre système de santé, consid. 43, AJDA 2016. 126 ; D. 2017. 318, obs. J.-P. Clavier, N. Martial-Braz et C. Zolynski ; Constitutions 2016. 125, chron. X. Bioy .
6. Cette consultation, assurée, aux termes de l’art. L. 2212-4 CSP, par « une personne ayant satisfait à une formation qualifiante en conseil conjugal ou toute autre personne qualifiée dans un établissement d’information, de consultation ou de conseil familial, un centre de planification ou d’éducation familiale, un service social ou un autre organisme agréé », est toujours proposée aux femmes mais ne reste obligatoire que pour les mineures. Les travaux parlementaires de la loi du 11 janv. 1975 explicitent le fait que cette consultation était initialement conçue comme un outil visant à décourager les femmes de recourir à l’interruption de grossesse.
7. Art. L. 2212-5 dans sa version antérieure à la loi du 26 janv. 2016 : « Si la femme renouvelle, après les consultations prévues aux articles L. 2212-3 et L. 2212-4, sa demande d’interruption de grossesse, le médecin doit lui demander une confirmation écrite ; il ne peut accepter cette confirmation qu’après l’expiration d’un délai d’une semaine suivant la première demande de la femme, sauf au cas où le terme des dix semaines risquerait d’être dépassé, le médecin étant seul juge de l’opportunité de sa décision. Cette confirmation ne peut intervenir qu’après l’expiration d’un délai de deux jours suivant l’entretien prévu à l’article L. 2212-4, ce délai pouvant être inclus dans celui d’une semaine prévu ci-dessus. »
8. V. Rapport annuel de l’Agence nationale de biomédecine 2019 – rapport médical et scientifique – Tableau CPDPN1.
9. Les hypothèses sont multiples : risques cardiaques ou pulmonaires, risques vasculaires, impossibilité d’entamer un traitement médicamenteux (chimiothérapie notamment) sans dommage pour le fœtus, etc. En 2019, elles ont donné lieu à plus des deux tiers des 343 avis favorables délivrés (v. Rapport ANBM, préc., Tableau CPDPN10).
10. Les pathologies psychiatriques préconceptionnelles et découvertes en cours de grossesse ainsi que les détresses psychologiques dans le cadre d’une anomalie fœtale ont représenté 38 des 343 avis favorables délivrés en 2019 (ibid.).
11. CSP, art. L. 22213-1, al. 1.
12. Rapport ANBM, préc.
13. Ibid. : l’ABM note que, en 2018, « 1 587 grossesses ont été poursuivies avec une pathologie fœtale grave pour laquelle le CPDPN aurait pu délivrer, si les femmes en avaient fait la demande, une attestation de particulière gravité ouvrant la possibilité d’une IMG », la tendance étant à l’augmentation de ces situations (v. Tableaux CPDPN8 et 9).
14. Dans le cas où la demande est présentée en raison du danger encouru par la femme, l’équipe est au moins composée : d’un médecin qualifié en gynécologie-obstétrique, membre d’un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal, d’un praticien spécialiste de l’affection dont la femme est atteinte, d’un médecin choisi par la femme, d’une personne qualifiée tenue au secret professionnel qui peut être un assistant social ou un psychologue. Lorsque la demande est présentée en raison d’une pathologie fœtale, l’équipe sollicitée est celle d’un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN). La femme enceinte peut alors demander que soit associé à la délibération un médecin qu’elle choisit.
15. « La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse. Toute personne a le droit d’être informée sur les méthodes abortives et d’en choisir une librement. Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. »
16. La présence d’un(e) profesionnel(ˑle) de santé mentale interroge : s’agit-il ici de « contrôler » l’état mental de la femme enceinte, dans une sorte de pathologisation de sa demande, ou de lui assurer un soutien psychologique dans une démarche souvent difficile ? Dans la seconde hypothèse, on pourrait sérieusement s’interroger sur la pertinence d’en faire un membre décisionnaire de l’équipe…
17. L’étude d’impact affirme ainsi au pt 1.1.2 sous l’art. 20 : « La pratique des réductions embryonnaires permet également d’éviter les complications sociales et psychologiques liées aux grossesses multiples. En effet, le taux de divorce est très élevé chez les parents de triplés et les dépressions du post-partum beaucoup plus nombreuses. »
18. Contributions disponibles.
19. Cons. const. 29 juill. 2021, n° 2021-821 DC, AJDA 2021. 1658 ; D. 2021. 1547, obs. C. const. .
20. M. Altwegg-Boussac, « La "nature" de l’"appréciation du Parlement" selon le Conseil constitutionnel : la société, la science, et cetera », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 13 juill. 2021.