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Le droit en débats

Réforme annoncée de l’ordonnance de 1945 sur les mineurs : la goutte d’eau qui fait déborder le vase

Par Sandrine Vergonjeanne le 04 Décembre 2018

Lettre ouverte à la ministre de la justice

 

Madame la Ministre de la justice,

Dans une période judiciaire pour le moins tourmentée, où les avocats et leurs représentants se sentent trahis, où les mouvements de grève et manifestations en tous genres se développent dans la majorité des barreaux français soutenus par une partie de la magistrature, vous avez tout récemment annoncé une réforme, par voie d’ordonnances, et dans un délai de six mois, du texte fondateur de la Justice des mineurs, l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.

Cette annonce, au sein même de l’hémicycle de l’Assemblée nationale et à l’occasion de l’examen du projet de loi pour la justice du 21e siècle, pourrait faire croire à une mauvaise plaisanterie.

Mais il n’en est rien, et l’autorisation d’agir par voie d’ordonnance a déjà été obtenue par vos soins.

Tout inquiète dans cette annonce, le fond comme la forme, s’agissant d’un élément sensible, primordial et symbolique de l’arsenal législatif français.

Et quel mépris, Madame la Garde des Sceaux, pour le monde judiciaire et notamment les avocats et leurs instances représentatives !

Depuis le mois d’avril 2018, le Conseil national de barreaux ainsi que la Conférence des bâtonniers pensent échanger de manière constructive avec le ministère. La critique d’une profession appauvrie et peu unifiée a été faite aux avocats : aujourd’hui nos instances travaillent de concert et se sont impliquées totalement dans la phase de concertation ouverte sur le projet de loi sur la justice.

Il a été fait l’effort d’une réflexion globale et non uniquement corporatiste.

Pourtant, le texte présenté au Parlement ne tient compte que de manière parcellaire et orientée des observations de la profession, et des amendements de la majorité, manifestement téléguidés, vont encore plus loin dans les dérives dénoncées : déshumanisation et désertification de la justice sont bien au programme.

Le constat d’une réforme d’abord à visée budgétaire se confirme, et ce au détriment de la qualité de notre justice, malgré vos propos sur ce point.

Alors, lorsque pendant ces débats vous annoncez, à la surprise générale, une réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 de surcroît en six mois, cela fait l’effet d’une véritable bombe.

Comment est-il possible que cela n’ait pas été dit avant ? Pourquoi ne pas avoir profité de ces mois de « concertation » pour aborder ce point non négligeable ?

Il ne peut être question ni d’oubli ni de décisions qui auraient été hâtivement prises lors des débats parlementaires.

Je n’ose non plus imaginer que le récent fait divers au sein d’un lycée de Créteil, que vous avez cité pendant votre intervention à l’hémicycle, ait conduit à cette décision inopinée.

Non, j’ai l’audace de penser que tout cela était bien évidemment prévu, anticipé et vous n’avez tout simplement pas estimé utile de l’évoquer avant.

Cela en dit long sur la transparence des « concertations menées » et surtout sur la loyauté avec laquelle elles l’ont été.

Le sentiment de trahison est évident. L’inquiétude est abyssale.

La réforme de la justice des mineurs mérite et exige un débat entre tous les professionnels concernés et n’est pas compatible avec un passage en force du gouvernement, annoncé à l’occasion d’un débat parlementaire portant déjà sur une réforme contestée et débattue.

Ce qui n’a pu être réformé en dix ans, vous entendez y parvenir en six mois, et avec une méthode que nous connaissons désormais et qui ne nous satisfait pas : le passage en force avec une discussion de façade.

Sur le fond, les bribes d’information lâchées nous apprennent que cette réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 s’orienterait vers la création d’un code pénal de la justice des mineurs. Dont acte.

Les grands principes seraient une simplification de la procédure pénale applicable aux mineurs délinquants, l’accélération de leur jugement s’agissant de leur culpabilité et le renforcement de leur prise en charge par des mesures probatoires adaptées et efficaces avant le prononcé de leur peine, outre l’amélioration de la prise en compte de leur victime.

Une réforme dense est donc envisagée – que dis-je ! – est déjà prête car il paraît assez clair que les textes sont déjà écrits !

Il est vrai que le législateur n’a pas besoin des avocats, éducateurs, travailleurs sociaux ou encore juges des enfants afin de savoir ce qui est le mieux pour réformer les textes applicables aux mineurs !

Depuis des années, les barreaux forment leurs avocats dans des groupes de défense spécialisés pour les mineurs et un travail en commun se fait avec les magistrats notamment afin que chaque mineur ait le droit à une défense de qualité et à une réponse judiciaire adaptée et personnalisée.

Cela traduit tout simplement le fait que dans ce domaine en particulier, le travail d’équipe est primordial.

Notre droit a toujours mis en avant la réponse éducative, parce que pour les mineurs encore plus que pour tout autre justiciable, la justice ne peut se tromper. Il en va de leur avenir et de leur compréhension des règles de notre société.

Sur le plan mondial, la convention internationale des droits de l’enfant souligne cette spécificité et pourtant vous semblez vouloir la balayer par un revers d’ordonnance.

La rapidité n’est pas toujours, loin de là, la preuve d’une justice de qualité, et même sur une déclaration de culpabilité le temps éducatif fait parfois son œuvre. Le délai de traitement d’un dossier concernant un mineur reste à doser en fonction des infractions et des personnalités.

La justice des mineurs ne doit pas tomber dans la précarité d’une réponse de circonstances répondant à une société journalistique.

Permettez-nous, Madame la Ministre, d’être inquiets, stupéfaits même, sur cette nouvelle annonce surprise qui démontre une nouvelle fois le peu de considération accordée aux professionnels de justice, dont les avocats.

Il est dommage d’oublier que pour qu’une réforme réussisse il ne lui faut pas seulement avoir été votée/imposée : il lui faut également être appliquée avec conviction notamment par les avocats, acteurs du quotidien, et encore plus s’agissant des mineurs.

Les avocats ne méritent pas d’être méprisés ainsi car ils sont et resteront les remparts d’une justice efficace et équilibrée.

Soyez assurée, Madame la Ministre, de leur courage et détermination pour continuer, malgré tout, à défendre les termes de leur serment et en particulier pour la défense d’une des populations les plus fragiles de notre société s’agissant d’adultes en devenir.