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Le droit en débats

La réforme de la question préjudicielle : l’ombre d’un doute

Par Stéphane Bonichot le 06 Février 2025

Depuis le Traité de Rome du 25 mars 1957, la Cour de justice était seule compétente pour statuer, à titre préjudiciel, sur les litiges portant, d’une part, sur l’interprétation des traités et, d’autre part, sur la validité ou l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union.

La réforme du statut de la Cour de justice de l’Union européenne constitue donc une évolution majeure puisqu’elle prévoit notamment un transfert de compétence en matière préjudicielle au Tribunal de l’Union européenne, à compter du 1er octobre 2024, dans six matières spécifiques, à savoir : le système commun de taxe sur la valeur ajoutée, les droits d’accise, le code des douanes, le classement tarifaire des marchandises dans la nomenclature combinée, l’indemnisation et l’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement ou de retard ou d’annulation de services des transports.

Si un tel transfert avait été rendu possible par l’article 256, alinéa 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, cette faculté n’avait cependant jamais été utilisée jusqu’ici.

Une réforme nécessaire

Selon les termes du préambule du règlement (UE) n° 2024/2019 du 11 avril 2024 portant cette réforme, qui concerne aussi l’extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois et la notification de toutes les questions préjudicielles au Parlement européen, au Conseil et à la Banque centrale européenne, l’objectif est de permettre à la Cour de justice de « consacrer davantage de temps et de ressources à l’examen des demandes de décision préjudicielle les plus complexes et les plus sensibles » afin de garantir que ses décisions demeurent de « haute qualité ».

Il est vrai que le nombre d’affaires préjudicielles pendantes et la durée moyenne de traitement de celles-ci augmentent. Ainsi, comme le révèle le rapport annuel 2023 relatif aux statistiques judiciaires de la Cour de justice, le nombre de questions préjudicielles est passé de 265 en 2007, année de la signature du Traité de Lisbonne, à 518 en 2023. Parallèlement, la durée de traitement des questions préjudicielles tend lui aussi à légèrement augmenter, passant de 15,5 mois en 2019 à 16,8 mois en 2023.

Le volume contentieux n’est pas la seule cause de cette légère dégradation. Les affaires mobilisent plus régulièrement les chambres de cinq juges (239 affaires pendantes devant cette formation en 2023 contre 192 en 2019) et s’appuient plus souvent sur les catalogues de droits fondamentaux, comme l’indique le préambule du règlement (UE) n° 2024/2019 du 11 avril 2024 modifiant le Protocole n° 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne, ce qui a pour conséquence multiplier les affaires sensibles. Il en va ainsi, parmi quelques exemples récents, de l’arrêt du 11 juin 2024 relatif au fait que le statut de réfugié peut être accordé aux femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les femmes et les hommes (CJUE 11 juin 2024, aff. C-646/21, Dalloz actualité, 19 juin 2024, obs. E. Maupin ; AJDA 2024. 1189 ; D. 2024. 1127 ), de l’arrêt du 21 décembre 2023 relatif à la protection des données personnelles en matière de santé pour les employés (CJUE 21 déc. 2023, aff. C-667/21, D. 2024. 9 ; RTD civ. 2024. 367, obs. F. Marchadier ), de l’arrêt du 28 novembre 2023 relatif au fait qu’une administration publique peut décider d’interdire le port de signes religieux à l’ensemble de ses employés (CJUE 28 nov. 2023, aff. C-148/22, Dalloz actualité, 5 déc. 2023, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2024. 339 , note C.-A. Chassin et S. Leclerc ; ibid. 2023. 2198 ; ibid. 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic ; D. 2023. 2138 ; AJFP 2024. 292 , note C. Froger ; AJCT 2024. 182, obs. M. Bahouala ).

En réservant plus de temps et de moyen aux questions préjudicielles qui lui sont transmises, la Cour de justice entend aussi renforcer le dialogue avec les juridictions nationales. Une telle possibilité est ouverte par l’article 101 du règlement de procédure de la Cour de justice, qui lui permet de demander des éclaircissements à une juridiction de renvoi dans un délai qu’elle fixe. La réforme doit permettre à la Cour de continuer à mobiliser cette coopération.

On voit donc que la complexité du contentieux et l’augmentation de son volume s’accordent difficilement avec la double nécessité de garantir des délais de traitement raisonnables et de maintenir un haut degré d’exigence.

En ce sens, la réforme est cohérente.

Mais au-delà de ces objectifs, on peut néanmoins s’interroger sur les conséquences, en pratique, de ce transfert partiel de compétence, notamment pour les parties. Si la réforme protège le travail de la Cour, la durée globale des contentieux, pris dans leurs aspects européens et nationaux, risque de s’allonger, tandis que la sécurité juridique pourrait pâtir d’une procédure plus complexe mais aussi de l’autorité moindre des décisions rendues par le Tribunal.

Des conséquences incertaines

La difficulté tient tout d’abord à l’émergence d’une véritable jurisprudence propre à la répartition des compétences entre la Cour de justice et le Tribunal. En effet, dans le schéma prévu par le règlement de procédure de la Cour, les questions préjudicielles continueront à lui être transmises par les juridictions nationales avant d’être orientées vers le Tribunal s’il est établi qu’elles concernent les six matières qui lui ont été attribuées.

Mais cette compétence du Tribunal n’est pas exclusive. Ainsi, la Cour demeure compétente, selon le nouvel article 50 ter de son statut, « pour connaître des demandes de décision préjudicielle qui soulèvent des questions indépendantes d’interprétation du droit primaire, du droit international public, des principes généraux du droit de l’Union ou de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».

Les questions préjudicielles « mixtes » demeureront donc de la compétence de la Cour.

En pratique, cette organisation oblige la Cour à procéder, pour chaque question préjudicielle, à une analyse préliminaire, qui constituera inévitablement un élément de compréhension des décisions rendues par les juridictions européennes mais aussi une grille de lecture du partage des compétences entre la Cour de justice et le Tribunal. Il faut donc espérer, à cet égard, que la Cour de justice et le Tribunal communiquent sur une partie de la procédure qui sera interne.

Cette procédure aura ensuite des répercussions sur le temps du procès.
S’il est prévu que la répartition des questions préjudicielles entre la Cour et le Tribunal soit effectuée le plus rapidement possible, cette première étape n’est enfermée dans aucun délai précis. Cette insécurité sur la durée de la procédure est d’autant plus importante que le Tribunal pourra lui-même renvoyer la question préjudicielle à la Cour lorsqu’il s’estimera incompétent ou qu’il identifiera, en application de l’article 256, alinéa 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une question de principe susceptible d’affecter l’unité et la cohérence du droit de l’Union.

Quand il soulèvera une question préjudicielle devant une juridiction d’un État membre, le justiciable devra donc évaluer la durée du contentieux national mais aussi tenir compte d’un nouveau paramètre s’attachant à la répartition des compétences entre la Cour de justice et le Tribunal.

Cette situation ne sera pas sans conséquence sur l’utilisation du mécanisme de la question préjudicielle par les parties. Les délais de traitement contentieux étant moins lisibles, les juridictions nationales pourraient hésiter elles-aussi à transmettre une question préjudicielle, alors qu’elles bénéficiaient jusqu’ici d’une procédure particulièrement prévisible.

La réforme crée enfin une incertitude quant à la cohérence des décisions qui seront rendues par les deux juridictions. S’il est précisé, dans « les recommandations à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles » que, « sous réserve de l’hypothèse exceptionnelle d’un réexamen, les décisions rendues par le Tribunal revêtent un caractère définitif et ont la même portée que celles rendues par la Cour », cette affirmation pourrait être rapidement démentie par la pratique.

En effet, le Tribunal étant conduit à partager ses compétences avec la Cour de justice, les décisions de cette dernière seront considérées par la doctrine et les justiciables comme ayant une autorité supérieure.

Le règlement (UE) n° 2024/2019 a identifié cette difficulté en précisant que les matières transférées sont celles dans lesquelles il existe un corpus de jurisprudence bien établi. Il n’en demeure pas moins que l’autorité du Tribunal n’est pas celle de la Cour de justice, qui conserve seule la possibilité de marquer clairement une position jurisprudentielle. Au demeurant, par cette référence à la jurisprudence de la Cour de justice, le règlement reconnait lui-même que ses décisions ont une autorité supérieure à celles du Tribunal dans les matières qui lui ont été transférées.

En définitive, si les justiciables pouvaient jusqu’ici s’appuyer sur le mécanisme simple et lisible de la question préjudicielle pour assurer l’unité et la cohérence de l’interprétation des textes européens, la réforme crée une incertitude quant à l’efficacité future de ce mécanisme. Gageons néanmoins que les juridictions européennes sauront faire face à ce nouveau défi.