Le premier ministre, Édouard Philippe, vient de rappeler, à la suite du Haut Commissaire aux retraites et du président de la République, que les réserves des avocats (et des autres régimes autonomes) « resteront dans les caisses des professionnels concernés et elles auront vocation, notamment, à accompagner la transition vers le système universel, au bénéfice des auxiliaires médicaux, des avocats, des médecins concernés, il n’y a donc pas de hold-up, pas de siphonnage pour combler tel ou tel trou, tel ou tel déficit […] » (E. Philippe, discours du 11 déc. 2010).
Elles ne seront pas « confisquées pour équilibrer le régime » (intervention à Rodez, le 4 oct. 2019), comme l’avait déjà indiqué le président Macron. On pourrait donc penser que c’est clair, et que seuls les avocats bénéficieront des réserves des avocats. Ce n’est sûrement, facialement, pas faux ; même si, dans les faits, on peut penser que c’est le régime universel qui en bénéficiera, mais ce sera beaucoup plus subtil.
C’est le futur des réserves de la Caisse nationale des barreaux français (CNBF), plus de deux milliards d’euros aujourd’hui, qu’il est important de cerner.
Pour ce faire, il convient de tenter de comprendre, au-delà des formules employées par nos gouvernants, que ne renierait pas le père Fouras dans l’épisode « Retraites » de Fort Boyard, sur le versant réserve, quel est l’avenir du régime de retraite des avocats.
Bien sûr, il n’y aura pas de virement du solde positif des réserves des avocats sur le compte du régime universel (RU) le 1er janvier 2025 et, pourtant, la transition décrite entre les régimes telle qu’elle est prévue débouchera, sur les quarante à cinquante années à venir, au même résultat.
Le volume des cotisations reçues par la CNBF va rapidement décroître à partir de 2025
Il ressort des propos du premier ministre que resteront intégralement soumis au régime actuel :
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les actuels retraités et ceux qui prendront leur retraite d’ici 2025,
- les avocats nés avant 1975.
Seront partiellement soumis au régime de la CNBF les avocats nés après le 1er janvier 1975, pour les années cotisées avant 2025, alors que, pour les années d’activités suivantes, ils seront soumis au RU. Seront intégralement soumis au RU les nouveaux avocats, inscrits à partir de 2025 (voire dès 2022 s’ils sont nés en 2004 ou après, ce qui, compte tenu de la durée des études, est pour les avocats très théorique).
Concernant les cotisations, on peut émettre les hypothèses suivantes :
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les cotisations des avocats soumis intégralement au régime universel seront versées au… régime universel,
- celles des avocats demeurant soumis au régime de la CNBF seront versées à la CNBF.
Reste le sort des cotisations des avocats nés après 1975. On peut penser qu’elles seront pour partie affectées au régime universel et pour autre partie à la CNBF, proportionnellement, par exemple, au nombre d’années restant à travailler sous le RU par rapport à celui passé au régime de la CNBF. Le volume des cotisations de ces avocats affecté au RU va être très important dès 2025 si la clé de répartition est celle décrite ci-dessus, ou augmentera régulièrement à partir de 2025 s’il est corrélé à la période de transition annoncée de quinze ans.
Ainsi, à compter de 2025, le nombre de cotisants à la CNBF va cesser de croître et va diminuer à chaque départ de la profession d’un avocat, quelle qu’en soit la cause, alors qu’au surplus, de nombreux avocats n’y cotiseront plus que partiellement.
Le volume des cotisations reçues par la CNBF va donc décroître rapidement à partir de 2025.
Le nombre de bénéficiaires de la CNBF continuera longtemps d’augmenter
A été garanti par le premier ministre le maintien des droits des retraités actuel. Il en va de même pour les futurs retraités qui seront soumis au régime actuel :
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intégralement pour les personnes nées avant 1975,
- proportionnellement à leur temps de soumission au régime de la CNBF pour ceux nés à compter du 1er janvier 1975.
Le départ à la retraite restant possible à 62 ans, on est sûr que tout nouveau retraité prenant sa retraite avant le 1er janvier 2037 bénéficiera d’une retraite intégralement payée par la CNBF. À partir de cette date, les nouveaux retraités bénéficieront du régime de la CNBF, soit intégralement, soit partiellement, avec une proportion prise en charge par la CNBF qui se réduira au fil des ans.
Ce n’est qu’à partir des années 2060 que des avocats nouvellement retraités commenceront à ne bénéficier, pour leurs pensions, que du RU.
L’espérance de vie d’un retraité pouvant, à la retraite, dépasser vingt à trente ans, on peut donc imaginer que le système transitoire mis en place nous amènera, si l’on peut dire, à l’orée du XXIIe siècle.
Il y aura une incontestable distorsion entre le nombre de bénéficiaires du régime de la CNBF, durablement en augmentation compte tenu de la pyramide des âges de la profession, et celui des cotisants, dont une partie, au surplus, n’y contribuera que partiellement.
De régulièrement bénéficiaire, le régime de la CNBF va donc, dans les années 2020 ou 2030, devenir structurellement déficitaire.
L’utilisation future des réserves des avocats
C’est au moment où le régime de la CNBF va devenir structurellement déficitaire que la phrase prononcée par le premier ministre en 2019 prendra tout son sens, à savoir que les réserves « resteront dans les caisses des professionnels concernés et elles auront vocation, notamment, à accompagner la transition vers le système universel, au bénéfice des […] avocats […] concernés […] ».
En fait, la CNBF va pouvoir faire face, jusqu’à un montant cumulé de deux milliards, aux déficits à venir, avant que le régime universel ne soit contraint de prendre le relais pour combler les déficits suivants.
Ainsi, les propos tenus en 2019 par le premier ministre ou par le président de la République s’avéreront factuellement exacts, à savoir qu’il n’y aura pas eu de confiscation ni de hold-up… Juste un détournement des recettes au profit du RU sans diminution corrélative des charges de la CNBF lui imposant l’utilisation de ses réserves pour combler, non un déficit existant au jour de la réforme, mais ceux que celle-ci créera mécaniquement.
Et pendant ce temps, le RU recevra un surcroît de cotisations sans surcroît corrélatif de charges
Le régime universel n’assumera la totalité des retraites des avocats, à l’instar de la CNBF aujourd’hui, que lorsque le dernier avocat inscrit au tableau avant 2025 cessera de percevoir la sienne. Dans l’intervalle, à partir de 2025, le RU recevra une partie des cotisations des avocats nés après 1975 et la totalité de celles des nouveaux inscrits au tableau. Ceux-ci seront les premiers à bénéficier exclusivement des prestations du régime universel à partir des années 2060. Les avocats nés après 1975 les auront précédés pour une partie de leur retraite à partir de 2037.
Ainsi, pendant douze ans le RU encaissera des cotisations d’avocats sans leur verser la moindre somme et celles qu’il versera à partir de 2037 n’augmenteront que très progressivement au fil des ans. Ce décalage va nécessairement générer un important bénéfice au profit du régime universel pendant plusieurs dizaines d’années, un rêve qu’aucun gestionnaire de régime de retraite par répartition ne se serait autorisé à faire.
Le chiffrage du gain du régime universel est aisé. C’est très exactement le montant des réserves accumulées par la profession d’avocat au jour où les prestations à la charge de la CNBF dépasseront le total des cotisations qu’elle continuera d’encaisser. Soit, a minima, les deux milliards d’euros actuels qui sont susceptibles d’augmenter d’ici à l’entrée en vigueur de la réforme.
La boucle sera bouclée, les deux milliards de réserve seront passés de la poche A à la poche B, sans confiscation ni hold-up, juste au travers du mécanisme de transition que les propos d’Édouard Philippe permettent d’entrevoir. Et quand le bas de laine des avocats sera épuisé, il ne restera plus au RU qu’à financer le déficit du régime de la CNBF subsistant pour les anciens avocats qui continueront d’en bénéficier.
Et, comme l’a laissé entrevoir le président Macron dans ses propos ruthénois, il se trouvera bien un politicien pour montrer du doigt ces avocats et les désigner à l’opprobre collectif d’une opinion qui aura oublié la véritable histoire des réserves de la caisse de retraite de la profession d’avocat. Histoire au demeurant commune à de nombreuses autres professions rattachées à des caisses autonomes, dont les réserves subiront, pour le plus grand bénéfice du régime universel, le même sort.