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Le droit en débats

Les règles de procédure civile neutralisées par la pratique : l’impossibilité pour l’autorité judiciaire et les officiers ministériels de respecter l’ensemble des règles

Le 14 octobre 2022, l’Université Lumière Lyon 2 a organisé, sous la direction du Professeur Jérémy Jourdan-Marques, un colloque intitulé Le droit concurrencé par la pratique - Réflexions autour de l’infra procédure civile. Cet événement, qui réunissait universitaires, avocats, magistrats, greffiers, huissiers de justice et étudiants entendait poser une question : « La procédure civile se trouve-t-elle dans le code de procédure civile ? ».
Le constat dressé à l’issue du colloque est que les règles ne sont pas toujours identiques à Paris ou à Marseille, au conseil de prud’hommes et devant le juge aux affaires familiales. Faut-il voir dans ce vaste mouvement l’émergence d’une procédure civile infra réglementaire, une infra procédure civile ?
Dans une série de quatre articles, les intervenants au colloque reviennent sur ces questions. À l’occasion du quatrième et dernier article, le Professeur Rudy Laher s’intéresse à l’impossibilité pour l’autorité judiciaire et les officiers ministériels de respecter l’ensemble des règles.

Par Rudy Laher le 15 Mars 2023

1. Impossible à aborder ? L’impossibilité pour l’autorité judiciaire et les officiers ministériels de respecter l’ensemble des règles. Voilà un sujet qui parle à tous les professionnels du droit quel que soit leur statut et même au-delà de la seule procédure civile. Cependant, il demeure loin d’être évident à aborder dans le cadre d’un colloque. Pour le professionnel lui-même, sans doute, car un juriste pourrait rebuter à admettre devant ses pairs que l’ensemble des règles n’est pas toujours appliqué. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’une confession – pour lui – ou d’une dénonciation – pour les autres – car à l’impossible nul n’est tenu. Aucune faute ne pourrait être reprochée dans le cadre de ce qui tient davantage du témoignage ; d’un témoignage qui ne manque pas de courage, d’ailleurs. Que Frédéric Alleaume, Avocat au Barreau de Lyon, Sylvian Dorol, Commissaire de justice à Neuilly-sur-Seine et Loïs Raschel, Substitut général chargé du secrétariat général à la cour d’appel d’Angers, en soient chaleureusement remerciés. Néanmoins, c’est pour l’universitaire que le sujet me semble encore plus complexe à traiter. À de rares exceptions près, les professeurs de droit ne sont pas des sociologues. Ils s’intéressent aux normes, aux textes, et non aux faits. La pratique est certainement reconnue comme une source de droit mais comme une source bien secondaire et quelque peu méprisée ; surtout quand elle est contra legem. C’est donc un double obstacle que doit franchir l’universitaire pour tenter de saisir l’entier problème. Un obstacle culturel, d’abord, qui l’oblige à admettre que le droit se trouve parfois davantage sur le terrain que dans les livres. Un obstacle méthodologique, ensuite, car, ne résidant ni dans les codes, ni dans les arrêts, les pratiques pourraient lui paraître insaisissables. Cela passe pour d’autant plus vrai lorsque les pratiques entrent en contradiction avec les règles préalablement édictées. Quelle juridiction, quel ordre professionnel oseraient officiellement inciter à ne pas respecter ou à contourner telle ou telle règle du code de procédure civile ou du code des procédures civiles d’exécution ? L’essentiel du sujet traité par cette table ronde fait donc son chemin sous les radars des universitaires.

2. Impossible à ignorer. Malgré toutes ces difficultés, la question de l’impossibilité pour l’autorité judiciaire et les officiers ministériels de respecter l’ensemble des règles procédurales – comme le thème plus général du colloque, d’ailleurs – méritait indéniablement d’être abordée. Ainsi que l’écrivait Pigeau en son temps, l’étude de la procédure civile est « assujettie à l’expérience ; elle ne peut être parfaitement approfondie que par la théorie et la pratique jointes ensemble »1. Avant lui, nombreux considéraient encore que la procédure n’était qu’une succession de règles sans grandes cohérences et qui ne s’apprenaient que dans l’ombre d’un cabinet d’avoué ou de procureur. Autrement dit, les praticiens ignoraient la théorie. Aujourd’hui, les programmes universitaires et les exigences de diplômes font qu’ils ne l’ignorent plus. C’est heureux. Seulement, le problème s’est peut-être inversé : les théoriciens – professeurs comme étudiants – ignorent souvent une partie importante de la procédure civile, la procédure telle qu’elle est pratiquée, celle-là même que nous avons décidé d’appeler « infra procédure civile ». En ce qui concerne les pratiques découlant de l’impossibilité de respecter certaines règles codifiées, il ne faut pas exagérer leur volume. La plupart du temps, les règles peuvent et sont respectées par leurs destinataires. Cependant, les juges ont l’obligation de se prononcer sous peine de déni de justice2 et les officiers ministériels, comme les commissaires de justice, sont soumis à un « ministère forcé »3. Puisqu’ils n’ont souvent d’autre choix que de répondre à la demande d’un justiciable, ils n’ont parfois comme seule possibilité que de ne pas appliquer ou de contourner une règle perfectible ; ce qui par ricochet, donne naissance à des règles alternatives. Cette table ronde aura ainsi été l’occasion de présenter, dans un premier temps, les causes de l’impossibilité avant d’étudier, dans un second temps, les conséquences de l’impossibilité.

Les causes de l’impossibilité

3. Annonce. Parler des causes de l’impossibilité de respecter les règles, renvoie nécessairement à la paupérisation de la justice dénoncée, il y a peu, par la fameuse tribune des 30004. Toutefois, le manque de moyens n’explique pas tout. Si de nombreuses causes sont, d’abord, liées à des considérations matérielles, d’autres sont, ensuite, à chercher dans notre ordre juridique lui-même.

Les causes matérielles

4. La situation générale de l’autorité judiciaire. Concernant l’autorité judiciaire, c’est en grande partie la situation économique générale de l’institution qui explique que des règles procédurales ne sont pas toujours respectées ; tant par les greffiers que par les magistrats du siège ou du parquet – dans leurs attributions civiles. À ce titre, on peut simplement rappeler que, rapporté au nombre d’habitants, lorsque la France dépense un euro pour sa justice, l’Allemagne en dépense deux5. Certes, depuis quelques années, le gouvernement a pris la mesure du problème et les budgets sont en hausse. Mais le retard est tel que les difficultés pratiques sont encore nombreuses. Elles touchent, d’une part, les moyens humains et le manque de personnel qui obligent magistrats et greffiers – sous la pression des statistiques – à quelques souplesses d’interprétation. « Une mauvaise décision vaut mieux qu’une absence de décision », entend-on parfois. La situation pour le moins délicate du parquet civil a particulièrement été mise en lumière lors de cette table ronde. Le récent rapport des États généraux de la justice évoque même un débordement des services du parquet par le contentieux pénal : « Submergés par ce flux d’activité, les parquets se trouvent contraints de délaisser une partie de leurs missions. Il en va en particulier des contentieux spécialisés et techniques ou du parquet civil dont les attributions sont négligées »6. Les difficultés touchent, d’autre part, les moyens techniques et, en particulier, l’état du parc informatique. Qu’il s’agisse des ordinateurs, des systèmes d’exploitation, des logiciels ou des réseaux, absolument tout au ministère de la Justice paraît d’un autre âge. Les ralentissements et les pannes sont monnaie courante. Certaines réformes ont pris du retard ; ou ne sont même jamais entrées en vigueur faute de support informatique suffisant. On songe, notamment, au projet de la juridiction unique et numérique des injonctions de payer7.

5. Les situations particulières des officiers ministériels. Les officiers ministériels, au premier rang desquels les commissaires de justice ne sont pas des fonctionnaires. Ils ne sont donc pas tributaires des budgets de l’État et ne connaissent pas une crise comme celle que traverse l’institution judiciaire. En général, leur équipement informatique est récent et, même si le nombre d’études demeure strictement encadré, ils sont libres d’embaucher des clercs ou de s’associer avec des confrères afin d’assurer l’intégralité de leurs missions. Toutefois, ainsi que l’a rappelé Me Sylvian Dorol, cela n’empêche pas certaines causes purement matérielles de les empêcher de respecter l’ensemble des règles de droit. L’article R. 433-1 du code des procédures civiles d’exécution prévoit, en matière d’expulsion, que si des biens ont été laissés sur place le procès-verbal d’expulsion doit contenir « inventaire de ces biens, avec l’indication qu’ils paraissent avoir ou non une valeur marchande ». Mais comment assurer un tel inventaire lorsque l’expulsé souffre d’un syndrome de Diogène ? Ce qui est possible pour un débiteur classique se relève à la limite de l’impossible dans cette situation : l’inventaire pourrait être fait, mais il exigerait du commissaire plusieurs jours de travail pour des milliers d’objets sans aucune valeur marchande. L’article 211-1-1 prévoit, quant à lui, que « lorsque le tiers saisi est un établissement habilité par la loi à tenir des comptes de dépôt, les actes lui sont transmis par voie électronique ». Mais que faire si le jour de la signification une panne informatique frappe l’établissement ? Malheureusement, aucune exception n’est envisagée par le code des procédures civiles d’exécution. Ce qui commence déjà à nous rapprocher de l’autre catégorie des causes de l’impossibilité : les causes juridiques.

Les causes juridiques

6. Le détournement des règles. Les causes juridiques de l’impossibilité de respecter l’ensemble des règles peuvent tenir au détournement de certaines règles ; on peut parler de causes juridiques extrinsèques. Autrement dit, la règle est bien respectée mais son instrumentalisation par les praticiens entraîne un mal plus grand que sa potentielle violation. Pourrait-on y voir un abus de droit ? À ce sujet, Me Frédéric Alleaume a présenté un exemple issu d’une fraîche innovation. Comme chacun sait, le décret du 11 décembre 2019 a consacré une compétence exclusive du juge de la mise en état jusqu’à son dessaisissement sur les fins de non-recevoir8. Confrontés à cette nouvelle répartition du travail judiciaire, quelques avocats craintifs – ou malicieux – ont pris l’habitude de soulever un maximum de fins de non-recevoir devant le juge de la mise en état ; parfois pour exiger de lui qu’il tranche directement les questions de fond qui y seraient liées. Une telle pratique a eu pour conséquences de faire perdre entre six mois et un an sur le délai habituel d’une procédure au fond et a alourdi d’autant la charge de travail des magistrats et des greffiers. Bien sûr, il n’est pas totalement « impossible » pour l’autorité judiciaire d’assumer matériellement ce délai supplémentaire mais est-ce une bonne chose pour le justiciable ? Et, au regard des délais moyens d’une instance, n’est-ce pas faire courir le risque à la France de violer l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme imposant une « durée raisonnable » à tout procès ? D’un point de vue non plus qualitatif, mais quantitatif, le détournement des règles peut aussi tenir au nombre de dispositions à respecter. Tel est le cas, notamment, s’agissant du ministère public dont les différentes missions civiles sont envisagées par près de 1 900 articles répartis dans divers codes9. Un chiffre impressionnant qui, s’ajoutant au nombre très limité de magistrats affectés au parquet civil, explique pourquoi certaines fonctions ne sont plus parfaitement assurées. Ainsi, lorsqu’un procureur de la République décide de ne plus agir comme partie principale10 ou partie jointe11 dans de nombreux dossiers civils par souci d’assurer son rôle pour les autres, il ne fait qu’exercer une faculté et ne viole aucunement la lettre des textes. Néanmoins, l’esprit des lois est indubitablement détourné.

7. Les limites des règles. Les causes juridiques de l’impossibilité de respecter l’ensemble des règles peuvent enfin tenir aux limites des règles elles-mêmes ; on peut alors parler de causes juridiques intrinsèques. Ces limites peuvent se manifester de deux manières. La règle prescrite peut ne pas être assortie de sanction. Tel est le cas de l’obligation d’indiquer l’heure sur l’acte de saisie-attribution12 ou de l’obligation de dénoncer cet acte à tous les titulaires du compte joint saisi13. La pratique varie donc selon les commissaires de justice instrumentaires. Tel était encore le cas de l’obligation de mentionner les « diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige » sur l’assignation entre 2015 et 202014. La règle prescrite peut également entrer en contradiction avec d’autres règles, procédurales ou substantielles. Tel est le cas lorsque l’article 2285 du code civil prévoit que « les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers » mais que le code des procédures civiles d’exécution ne prévoit aucune disposition spécifique pour saisir certains biens incorporels du débiteur15. Hier pour les licences de taxi ; aujourd’hui, pour les cryptomonnaies. Tel est encore le cas lorsque le décret du 11 décembre 2019 généralise l’assignation « à date », par le jeu d’une réécriture de l’article 56 du code de procédure civile, mais que l’article 726 permet au greffe de ne tenir qu’un répertoire général des affaires « dont la juridiction est saisie » ; ce qui suppose que l’assignation ait été préalablement enrôlée. Cette réforme a logiquement été à l’origine d’une explosion des demandes de prise de date mais celles-ci ne pouvaient pas, au regard de la formule du code, être gérées par une inscription audit répertoire général. Et c’est sans parler des cas où les règles déontologiques peuvent amener à nuancer la brutalité d’une règle de droit. S’agissant des commissaires de justice, l’article 2 du règlement déontologique national du 5 décembre 2018 indique ainsi que « l’huissier veille avec humanité à la stricte proportionnalité de ses actes », l’article 36 que « l’huissier de justice agit avec tact et humanité vis-à-vis des débiteurs, sans exercer de contrainte inutile, ni mettre en œuvre des mesures disproportionnées ». Et Me Sylvian Dorol d’évoquer l’exemple pratique d’une signification devant être faite à un homme présent à son domicile mais effondré par la mort de sa fille qu’il vient d’apprendre le matin même. Doit-il délivrer l’acte au père en larmes pour satisfaire à l’article 654 du code de procédure civile ou doit-il se retirer pour mieux revenir un autre jour ? La déontologie commande, sans doute, en pareille hypothèse de faire preuve d’« humanité » et de se retirer. Plus que la déontologie, c’est peut-être même la philosophie de la signification qui impose à l’officier public et ministériel de se retirer car signifier n’est pas seulement remettre un document, mais surtout transmettre une information. « Comment admettre que l’homme éploré qui se voit remettre un acte sera conscient de la portée de celui-ci, tant ce bout de papier est dérisoire par rapport au chagrin qu’il traverse ? », conclut l’intervenant. Les causes de l’impossibilité sont donc nombreuses. Ses conséquences également.

Les conséquences de l’impossibilité

8. Annonce. Les conséquences de l’impossibilité forment un double mouvement. L’existence d’une impossibilité entraîne, d’abord, l’apparition de pratiques. L’existence de pratiques entraîne, ensuite, une réaction du législateur.

L’apparition de pratiques

9. Pratiques praeter legem. Les pratiques qui naissent de l’impossibilité de respecter l’ensemble des règles peuvent, en premier lieu, remédier à une lacune législative ou compléter une disposition perfectible ; on peut les qualifier de pratiques praeter legem. C’est le cas, par exemple, de la création par les greffes d’un « répertoire provisoire » destiné à inscrire les affaires pour lesquelles une date a été prise mais dont l’assignation n’a pas encore été enrôlée. Ce répertoire, qui n’est prévu par aucun texte, permet au greffe d’attribuer à l’affaire un numéro provisoire pour favoriser son traitement. Relativement aux officiers ministériels, on songe aussi aux saisies que les huissiers de justice des années 1990 ont mises en place pour saisir les licences de taxi ou les licences de débit de boisson. Faute de réglementation spécifique à ces droits incorporels, ils se sont inspirés des règles de la saisie des droits d’associés pour saisir et vendre ces biens d’une valeur souvent élevée. Une solution contraire aurait eu pour conséquence l’apparition d’une insaisissabilité de facto que n’avait pas imaginée le législateur à l’origine de la réforme des procédures civiles d’exécution.

10. Pratiques contra legem. Les pratiques qui naissent de l’impossibilité de respecter l’ensemble des règles peuvent, en second lieu, entrer en contradiction directe avec lesdites règles ; on peut les qualifier de pratiques contra legem. C’est le cas, comme l’a rappelé Me Frédéric Alleaume, lorsque certains tribunaux judiciaires décident que toutes les fins de non-recevoir seront désormais uniquement tranchées par la formation de jugement malgré les compétences expressément attribuées au juge de la mise en état dans ce domaine. Certes, cela fait gagner du temps aux procédures. Certes, les avocats en sont généralement dûment informés. Mais enfin, cela ne me semble pas totalement conforme aux textes. Relativement aux officiers ministériels, on songe aussi aux saisies-attribution signifiées en la forme « papier » aux établissements bancaires subissant une panne informatique. La solution n’est pas prévue par le code des procédures civiles d’exécution mais elle permet, ici aussi, d’éviter l’apparition d’une insaisissabilité de facto parfaitement injustifiée et que le législateur n’entendait certainement pas favoriser. Même chose du côté de l’expulsion. Rien n’autorise le commissaire à se passer d’un inventaire complet lorsqu’il se trouve confronté à un expulsé souffrant du syndrome de Diogène. Et pourtant, le procès-verbal d’expulsion se contente souvent de mentionner que l’ensemble des biens est sans valeur marchande et ne fournit aucun autre détail. Le cas échéant, quelques photographies pourront y être annexées pour démontrer que l’inventaire était techniquement « impossible ». Pour reprendre une distinction chère à Max Weber, les différentes pratiques donnent naissance à un ordre juridique matériel qui s’explique rationnellement mais qui entre en concurrence avec l’ordre juridique formel des lois et des codes16. Cette mise en concurrence provoque donc une réaction du législateur appelé à statuer sur le sort des pratiques pour harmoniser autant que possible ces deux systèmes normatifs.

Le sort des pratiques

11. Accepter les pratiques. Partons du principe que le législateur – ou le pouvoir réglementaire – a pris conscience de l’existence des pratiques. Lorsque l’autorité judiciaire en est à l’origine, il est rare qu’il ignore la situation mais ce n’est pas toujours le cas lorsqu’elle vient d’officiers ministériels, qui exercent à titre libéral. S’il les juge bonnes, ou au moins satisfaisantes, le législateur peut faire le choix de tolérer les pratiques nées de l’impossibilité. Dans ce cas, aucune réforme d’ampleur n’est envisagée et le statu quo est simplement maintenu. C’est cette position qui semble avoir été adoptée pour le « répertoire provisoire » des greffes, la saisie-attribution « papier » délivrée en cas de panne informatique ou l’expulsion des « Diogène ». La clarification des normes n’est pourtant pas inutile et la sécurité juridique n’est pas un luxe. Il peut donc aussi décider de consacrer les pratiques – souvent pour mieux les encadrer – par le jeu d’une loi ou d’un décret. Ce cas de figure s’est retrouvé concernant la saisie des droits incorporels qui a d’abord été acceptée par la jurisprudence17 avant d’obtenir un « embryon de réglementation »18. L’article R. 231-1 du code des procédures civiles d’exécution dispose désormais que « sauf dispositions contraires, la saisie des droits incorporels est régie par le présent titre dans la mesure où leur spécificité n’y met pas obstacle ». Cela laisse une grande marge de manœuvre au commissaire de justice mais aussi beaucoup d’incertitudes. Il ne serait donc pas inutile d’encadrer davantage la saisie des droits incorporels autres que les parts sociales et les valeurs mobilières. Me Sylvian Dorol a également exposé le cas de certains commissaires de justice qui utilisaient – depuis de nombreuses années – des badges VIGIK « pirates » pour accéder aux parties communes des immeubles. La pratique était discutable mais il était pour le moins surprenant que ces officiers publics et ministériels chargés de signifier des actes procéduraux de la plus haute importance aient moins de droits qu’un facteur délivrant une carte postale ! Depuis la loi du 22 décembre 2021, l’article L. 126-14 du code de la construction et de l’habitation précise donc que « les huissiers de justice ont accès aux boîtes aux lettres particulières selon les mêmes modalités que les agents chargés de la distribution au domicile agissant pour le compte des opérateurs mentionnés à l’article L. 126-12 »19. Et la récente signature d’une convention entre la Chambre nationale des commissaires de justice et l’association VIGIK permet aux professionnels d’acquérir des badges en toute légalité20. Enfin, l’obligation de transmettre au parquet les dossiers aux fins d’ouverture d’une mesure de protection juridique a été mentionnée durant cette table ronde car elle « aboutissait à de brèves réponses formelles, assez peu contributives »21. L’article 1225 du code de procédure civile a donc été réécrit pour faire de l’intervention du ministère public – sauf demande du juge des tutelles – une simple faculté… qu’il utilise aujourd’hui assez rarement.

12. Contrer les pratiques. Si, au contraire, le législateur juge les pratiques mauvaises ou contraires à l’esprit de telle ou telle loi, il peut faire le choix de contrer les pratiques nées de l’impossibilité. Il peut le faire, a posteriori, en réformant les dispositions violées. C’est le cas, notamment, pour l’obligation de mentionner les « diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige » de l’ancien article 56 du code de procédure civile. Puisqu’il n’était que rarement respecté, l’article 54 du même code l’impose, depuis le décret du 11 décembre 2019, à peine de nullité de l’acte introductif d’instance. La mise à mort de l’article 750-122 a vidé la sanction d’une partie de son intérêt mais elle n’a pas disparu des textes pour autant. Au surplus, Me Frédéric Alleaume a présenté la pratique qui consistait à assigner artificiellement aux fins de tentative préalable de conciliation pour interrompre un délai de prescription qui risquerait d’être dépassé si l’on avait organisé une tentative de règlement amiable extrajudiciaire, naguère imposée par l’article 750-1 du code de procédure civile.

D’aucuns estimant avoir affaire à un détournement des textes, le premier alinéa de l’article 820 relatif à la procédure orale ordinaire sera réécrit en 2021 et dispose encore que « la demande en justice peut être formée aux fins de tentative préalable de conciliation hors les cas dans lesquels le premier alinéa de l’article 750-1 s’applique »23. Le législateur peut aussi choisir d’agir a priori pour éviter que n’apparaissent des pratiques contra legem quand il sait qu’une réforme ne pourra pas être immédiatement appliquée. La généralisation de l’assignation à date opérée par le décret du 11 décembre 2019 avait ainsi initialement été pensée pour entrer en vigueur au 1er janvier 2020. Seulement, face aux remontées négatives du terrain, la Chancellerie prit rapidement conscience que le système informatique des juridictions était encore inadapté pour une telle évolution. Sa mise en place fût donc repoussée au 1er janvier 2021 pour la séparation de corps et le divorce contentieux, au 1er juillet 2021 pour les autres procédures24. S’il est parfois impossible pour l’autorité judiciaire et les officiers ministériels de respecter certaines règles, il est donc heureusement possible pour le législateur de corriger le tir.

Que retenir de ces riches échanges ? Premièrement, que les causes de l’impossibilité de respecter l’ensemble des règles pour l’autorité judiciaire ou un officier public et ministériel sont très diverses mais que, finalement, les hypothèses concrètes d’impossibilité sont relativement peu nombreuses par rapport à la masse de dispositions qui s’impose à eux. Deuxièmement, que les conséquences de l’impossibilité sont, la plupart du temps, indolores pour les justiciables grâce à l’ingéniosité des remèdes mis en place par les professionnels. Troisièmement, que la situation reste néanmoins perfectible au regard de la sécurité juridique et que le législateur devrait en prendre davantage conscience pour faire coïncider, dans toute la mesure du possible, la lettre des codes avec les bonnes pratiques procédurales ou fournir des solutions opérationnelles lorsque les lacunes d’un texte portent atteinte aux droits des parties.

 

1. E.-N. Pigeau, La procédure civile des tribunaux de France, 3e éd., Paris, 1819, p. XXII.
2. C. civ., art. 4.
3. T. Guinot, L’huissier de justice : normes et valeurs, 2e éd., EJT 2017, p. 481.
4. P. Januel, La « tribune des 3000 » mobilise les magistrats, Dalloz actualité, 2 déc. 2021.
5. O. Dufour, Rapport 2022 de la CEPEJ : la France toujours en queue de peloton, Actu-juridique.fr, 5 oct. 2022.
6. Rendre justice aux citoyens, Rapport du comité des États généraux de la justice, avr. 2022, p. 57.
7. P. Januel, Le gouvernement enterre la juridiction nationale des injonctions de payer, Dalloz actualité, 20 mai 2021.
8. C. pr. civ., art. 789.
9. CERCRID, Les nomenclatures descriptives des activités civiles du parquet, sept. 2017.
10. C. pr. civ., art. 422.
11. C. pr. civ., art. 423. Cette disposition a récemment été utilisée pour demander l’annulation de la transcription sur les registres de l’état civil d’actes de naissance d’enfants issus d’une gestation pour autrui. Cass., ass. plén., 4 oct. 2019, n° 10-19.053, Dalloz actualité, 8 oct. 2019, obs. T. Coustet ; D. 2019. 2228, et les obs. , note H. Fulchiron et C. Bidaud ; ibid. 1985, édito. G. Loiseau ; ibid. 2000, point de vue J. Guillaumé ; ibid. 2423, point de vue T. Perroud ; ibid. 2020. 506, obs. M. Douchy-Oudot ; ibid. 677, obs. P. Hilt ; ibid. 843, obs. RÉGINE ; ibid. 951, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1696, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; JA 2019, n° 610, p. 11, obs. X. Delpech ; AJ fam. 2019. 592, obs. J. Houssier , obs. G. Kessler ; ibid. 481, point de vue L. Brunet ; ibid. 487, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2019. 817, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 841, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 2020. 459, obs. N. Cayrol .
12. C. pr. exéc., art. R. 211-1.
13. C. pr. exéc., art. R. 211-22.
14. C. pr. civ., art. 56 dans sa rédaction issue du décr. n° 2015-282 du 11 mars 2015 relatif à la simplification de la procédure civile à la communication électronique et à la résolution amiable des différends.
15. L’art. L. 231-1 c. pr. exéc. dispose, toutefois, que la saisie et la vente peuvent porter, sans distinction, sur tous les « droits incorporels ».
16. V. sur le sujet, L. Fleury, Max Weber, 3e éd., PUF, coll. « Que sais-je ? », 2016, p. 44 s.
17. Cass., avis, 8 févr. 1999, n° 98-80.015, D. 1999. 287 , note C. Brenner ; RTD com. 1999. 631, obs. J. Derruppé ; Procédures 1999. 125, obs. Croze.
18. P. Hoonakker, Procédures civiles d’exécution, 10e éd., Bruylant, 2021, p. 364.
19. Cette précision textuelle était attendue depuis la loi n° 2010-1609 du 22 déc. 2010 relatives à l’exécution des décisions de justice, aux conditions d’exercice de certaines professions réglementées et aux experts judiciaires, dite « Béteille », qui avait posé le principe d’un accès aux parties communes sans indiquer les modalités d’application ; v. Y. Rouquet, L’accès aux parties communes par les huissiers – Entretien avec Me Patrick Sannino, président de la Chambre nationale des huissiers de justice, AJDI 2018. 655 .
20. B. Chupin et S. Laucoin, « VIGIK », intervention orale prononcée à l’occasion du premier congrès national des commissaires de justice le 8 déc. 2022 à Paris.
21. G. Raoul-Cormeille, Réforme de la procédure tutélaire après la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, Dalloz actualité, 26 sept. 2019.
22. CE 22 sept. 2022, n° 436939 et n° 437002, Dalloz actualité, 3 oct. 2022 et 4 oct. 2022, obs. M. Barba; Lebon ; AJDA 2022. 1817 ; D. 2022. 1912 ; ibid. 2096, entretien M. Barba .
23. Décr. n° 2021-1322 du 11 oct. 2021 relatif à la procédure d’injonction de payer, aux décisions en matière de contestation des honoraires d’avocat et modifiant diverses dispositions de procédure civile.
24. F.-X. Berger, La saga de « l’assignation à date » : fin de la saison 1, Dalloz actualité, 5 janv. 2021.