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Le droit en débats

Les relations magistrats/avocats : conflit ou apaisement ?

Par Georges Teboul le 01 Octobre 2020

Les difficultés entre avocats et magistrats ne datent pas d’hier. Le procès est le lieu où sont examinés et tranchés des conflits souvent vifs et l’antagonisme naturel d’une instance litigieuse crée un climat que subissent les juges. Ils sont confrontés aux tensions provoquées par la longue durée des explications, à des règles de procédures complexes que certains utilisent à des fins dilatoires, les enjeux parfois importants contribuant à rendre ce climat encore plus délétère.

Certes, la déontologie des avocats permet de prôner un certain apaisement et de prévoir des modes de contournement de ces difficultés, notamment par le recours à l’autorité du bâtonnier et à ses délégués. En outre, des facilités sont consenties aux magistrats pour sanctionner les incidents d’audience les plus importants. Tout cela peut calmer parfois un antagonisme qui a fini par devenir ouvert.

Des avocats considèrent que certains juges ne sont pas assez compétents et les juges le leur rendent bien, ce qui peut parfois aboutir à des positions de dédain, voire de mépris, qui ne vont certes pas dans un sens souhaitable.

La justice souffre donc de la nécessité d’un apaisement qui lui échappe, de certains incidents qui, médiatisés, aggravent encore les tensions mais aussi de certaines ambiguïtés de statut et notamment celui des avocats dont la position « d’auxiliaire de justice » ne paraît pas toujours très claire.

Cette notion d’auxiliaire a un côté subalterne que certains avocats comprennent mal – sans doute à juste titre – et qui les place, au-delà de leur serment (revu et corrigé) d’obéissance aux autorités, dans une position ambiguë.

Les avocats ne sont pas au service des juges. Par ailleurs, qui saura exactement définir ce qu’est la justice ? Est-ce la conception de la justice qui permet à chacun d’être entendu, écouté et de demander à bénéficier de son bon droit ? Est-ce une notion floue variant au gré d’interprétations subjectives avec un droit devenu de plus en plus complexe et difficile à appliquer, tant ses arcanes sont parfois difficiles à maîtriser ?

Le problème est donc beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, d’autant que viennent s’ajouter à ces difficultés matérielles des difficultés d’un ordre subjectif. Il convient de les détailler pour tenter de mieux comprendre ce phénomène et de rechercher une solution apaisée et équitable qui paraît nécessaire, non seulement pour la justice, mais aussi pour ses acteurs.

Bien entendu, il est préférable de se garder d’une analyse partisane et de tâcher de raisonner de bonne foi.

L’une des sources de la difficulté survient sans doute dès l’université, où certains se découvrent une vocation de magistrat. Ils sont tentés par le statut qui permet d’être au-dessus de la mêlée et recherchent une image objective de la justice à laquelle les avocats ne pourraient prétendre. Parfois considérés comme des mercenaires, ces derniers auraient tendance à défendre la vérité de leurs clients à l’aune des honoraires qu’ils perçoivent…

Cette dépendance à l’égard du client est, en effet, rejetée par un bon nombre d’étudiants. Ils pensent trouver une indépendance dans le statut du magistrat, celle-ci étant défendue par la Constitution au titre d’un pouvoir judiciaire qui aurait vocation à rester autonome grâce à son statut protecteur.

Ce dédain dû à une vision négative de l’argent est assurément l’une des premières explications du malaise. Ce malaise est moins perceptible dans des sociétés où l’argent est vu comme un signe de réussite et non comme un signe de défiance, c’est-à-dire notamment dans certains pays anglo-saxons.

Faut-il pour autant prôner la transposition du modèle anglo-saxon en France ? Assurément non, car cela ne correspond pas à notre culture.

L’attirance exercée par la magistrature sur nos jeunes étudiants est encore confortée par le fait que, depuis Beaumarchais, notre justice n’est plus corrompue et offre une image de rectitude, du moins à l’égard des puissances de l’argent. Cette image valorisante de la magistrature attire fortement, ce qui paraît compréhensible.

Pour d’autres étudiants, les avocats ont fait un effort considérable au titre de la formation initiale depuis de nombreuses années et ont mis en place des examens d’entrée réellement sélectifs. Ils ont donc la fierté d’entrer dans une profession plutôt prestigieuse au regard de l’opinion publique et qui a connu un fort essor avec un développement en nombre et en revenus qui cache une réalité moins brillante. En effet, de nombreux avocats ne gagnent que difficilement leur vie. Nous renverrons ici nos lecteurs aux nombreuses statistiques disponibles sur internet et qui le démontrent aisément.

Faut-il le déplorer ? Pas forcément. La profession d’avocat garde en son sein de nombreux professionnels dont les revenus élevés ne sont pas l’objectif. Chaque avocat doit rester libre d’exercer la profession à son gré et chacun mérite d’être défendu. Le grand nombre des avocats garantit ainsi ce choix, dès lors qu’ils remplissent les conditions de compétence requises, renforcées de surcroît par une obligation de formation continue de vingt heures par an qui a vocation à être de mieux en mieux respectée.

Faut-il encore prétendre que les élèves magistrats qui ont affronté un concours véritablement difficile, curieusement soumis au principe d’une omniscience juridique, ce qui mérite sans doute une réflexion, sont ignorants des réalités de notre pays et vivraient en vase clos ? Ce débat est entretenu dans les médias mais il est partiellement inexact car chacun devrait savoir que les élèves de l’École nationale de la magistrature (ENM) n’ont qu’une formation théorique de quelques mois et qu’ils effectuent un grand nombre de stages, que ce soit dans les cabinets d’avocats, dans les services de police et ailleurs.

Cette école n’est donc pas repliée sur elle-même, comme cela est souvent indiqué à tort, et les magistrats ont raison de le souligner. Pour autant, peut-on réellement prétendre qu’un magistrat connaît la vie d’une entreprise, « le monde du privé » et ses contraintes ? Le constat est ici plus nuancé, certains ayant une appréciation plus rigoriste que d’autres même s’il faut se garder, bien entendu, de généraliser.

De leur côté, les avocats ont eu souvent tendance à se sentir bafoués, marginalisés et mal considérés d’une manière injuste. Au-delà d’une onctuosité distante qui leur est parfois réservée par certains magistrats et qui est difficilement définissable, certains ont subi des rebuffades plus tangibles : la généralisation des perquisitions chez les avocats fiscalistes, pour aller à la pêche de certaines informations, ont provoqué de graves tensions, notamment avec les ordres qui ont pour tâche de surveiller l’application de ces mesures ; des écoutes téléphoniques entre avocats ont provoqué un certain émoi ; l’utilisation de certains modes de preuve validés par la Cour de cassation y a encore participé. En outre, la multiplication de réformes des règles de procédure civile – souvent considérées comme étant vexatoires et particulièrement obscures – a donné aux avocats l’impression que leur tâche était compliquée à plaisir.

Il faut en outre admettre que si ces réformes successives des procédures, parfois maladroites, ont dégradé le climat, dans l’espoir de faciliter le travail des juges, tout ceci a souvent abouti à une confusion qui peut paraître regrettable et qui nécessite grandement une simplification. Ce n’est pas en effet en compliquant à l’excès les procédures que l’on peut ensuite y trouver une justification pour reprocher aux avocats d’utiliser abusivement des moyens de procédure qui seraient critiquables.

Mais le problème est sans doute ailleurs : la justice n’est-elle pas devenue le parent pauvre de notre société, les magistrats étant souvent mal considérés par leur hiérarchie qui leur réserve parfois un traitement peu enviable ? (v. J.-B. Crabieres, La pauvreté de la justice, Gaz. Pal. 22 sept. 2020, n° 32, p. 3).

Sans entrer dans le détail sibyllin et parfois difficilement compréhensible des modes de nomination, de mutation, de notation des juges, relevons que de nombreux magistrats sont contraints de vivre très loin de chez eux, au gré des promotions et nominations, ou encore qu’ils sont souvent contraints de changer en cours de route de spécialité, en fonction des besoins des tribunaux.

Des juges de grande qualité ainsi sélectionnés par un concours très difficile se retrouvent parfois contraints d’effectuer dans des conditions très ingrates, des besognes peu valorisantes, ce qui peut provoquer légitimement des marques d’irritation.

Les avocats peuvent en être affectés mais les juges peuvent en être aussi les premières victimes. Tout ceci peut provoquer des réflexes corporatistes dans les deux sens et notamment chez certains juges qui, au gré de leur couleur politique, ont parfois considéré que l’avocat est leur ennemi alors qu’il subit lui aussi la dégradation des conditions dans lesquelles est rendue notre justice.

Au-delà des commissions consultatives qui sont créées légitimement pour tenter de recréer un dialogue (cela a été fait récemment entre les représentants des hauts magistrats et le Conseil national des barreaux), au-delà des colloques nombreux organisés sans jamais trouver de solution miracle, que convient-il de tenter ? À cet égard, certains propos tenus lors d’un colloque du 9 mars 2018 (éthique de la relation judiciaire : « Magistrats et avocats » au tribunal de grande instance de Paris) méritent d’être cités.

Ainsi, madame Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil national des barreaux a tenu ces propos : « Ce couple [avocat/magistrat] vit une relation asymétrique dans laquelle les deux protagonistes ne sont pas égaux. Alors que le magistrat représente l’autorité judiciaire et que ses pouvoirs sont étendus, l’avocat ne représente que le client dont il défend les intérêts avec les armes qu’il a à sa disposition. Les militaires sont familiers de ces guerres asymétriques où celui qui se trouve en position de force use largement des armes conventionnelles, tandis que le plus faible des combattants doit se retrancher dans une guérilla […]. Pour changer cet état de fait et apaiser les tensions, il faut rééquilibrer ce rapport de force et accroître les droits de la défense. Une éthique commune et d’intérêt public implique une nécessaire égalité des chances de tous les acteurs au service de la justice et de l’état de droit. »

Lors du même colloque, monsieur le procureur général François Molins a tenu des propos qui méritent aussi d’être cités : « Le magistrat, lorsqu’il exerce sa fonction de police de l’audience de manière courtoise, a un rôle déterminant dans la prévention des incidents. L’avocat, lorsqu’il défend son client, est là pour tout plaider et peut choisir une défense de rupture. Le ministère public a une obligation de loyauté à l’égard du procès. Il ne doit cacher aucun élément du dossier. À cet égard, il n’y a pour lui ni victoire ni défaite. Son action est une contribution à l’œuvre de justice. Sa parole est toujours libre à la condition qu’elle soit conforme au bien de la justice. Au-delà des différences de fonction entre les différents acteurs du procès, il existe des valeurs communes dans les pratiques professionnelles de chacun, dont le respect de la justice, du justiciable, de la loyauté, du contradictoire, de l’indépendance, de la probité et du secret professionnel. L’éthique doit être pensée comme un savoir-être et un prolongement de ces valeurs. »

On ne peut mieux dire.

En premier lieu, les conditions d’un dialogue apaisé doivent être recréées en suscitant des lieux de rencontre et d’échange qui permettront de mieux se comprendre et de tenter de rechercher des solutions en commun. Ce principe n’est pas nouveau, il a été tenté maintes fois mais, jusqu’ici, cela n’a pas débouché sur de vraies solutions. Il faut donc persévérer (voir par exemple la charte du 26 juin 2019 sur la création d’un conseil consultatif conjoint [CCC] de la déontologie de la relation magistrats-avocats).

Plutôt que de jeter un anathème sur un ministre avocat, ne convient-il pas de se rappeler que cela n’a rien de nouveau et qu’un avocat devenu ministre n’a pas nécessairement vocation à se comporter en avocat corporatiste ? Il peut aussi rechercher un consensus, celui-ci étant le véritable gage du succès espéré. Les solutions imposées radicalement, par autoritarisme, sont en général moins efficaces. Le constat de ces difficultés a donné lieu à un appel à projets dont le texte peut être (re)lu (mission de recherche droit et justice sur « les relations magistrats-avocats » en octobre 2017).

La querelle actuellement suscitée autour de la direction de l’ENM devrait pouvoir s’apaiser. Le signataire de ces lignes a travaillé aux côtés de Nathalie Roret et connaît sa compétence, ses qualités humaines et sa personnalité apaisante. Cette nomination, a priori surprenante, devrait permettre d’obtenir des solutions et de dénouer les méfiances qui se sont manifestées naturellement de la part de personnes qui ne la connaissent pas.

Si cette mesure peut paraître de prime abord provocatrice, ne convient-il pas de lui laisser sa chance et de lui permettre de démontrer sa bonne foi et son utilité ?

Au-delà, il serait bon de rechercher des solutions de fond qui concernent le statut des juges, leur mode de désignation, de promotion, leur mobilité, leur rémunération et de mieux écouter leurs suggestions et leurs doléances, car leur mode d’exercice de leur activité est devenu bien difficile. La complexification des textes conjuguée avec une faible augmentation du nombre des juges (la hausse sensible du budget tout récemment annoncée montre sans doute un progrès) et un accroissement très important de leur travail n’ont certes pas contribué à améliorer le climat tendu que l’on constate depuis plusieurs années et qui a tendance à se dégrader. Ce n’est pas en maltraitant les juges que l’on trouvera des solutions mais plutôt en recherchant la meilleure utilisation des ressources dont l’État dispose pour favoriser l’œuvre de justice et son efficacité.

Il faudrait que ce débat soit poursuivi sans tabou. Ainsi, le fonctionnement des greffes privés des tribunaux de commerce est devenu peu à peu un modèle d’efficacité. Ne conviendrait-il pas de s’en inspirer dans les tribunaux judiciaires dont le manque cruel de moyens doit trouver une solution ?

Une justice rapide a besoin de disposer d’outils modernes, d’un personnel formé convenablement et les moyens actuellement disponibles donnent peu de chance de succès à des juridictions qui sont parfois au bord de la rupture avec des délais qui en sont la conséquence.

La solution recherchée par nos gouvernements pour gérer cette pénurie a été de tenter de diminuer les contentieux et nous l’avons observé notamment à l’occasion des procédures de divorce et avec le renforcement des modes amiables de résolution des différends (selon la dernière dénomination en vigueur, puisque le nom de ces procédures de médiation, d’arbitrage et autres n’a cessé de changer ; ce qui est encore un signe de l’évolution de notre société, axée vers une communication qui change souvent les sigles et les noms des organismes plutôt que de remédier aux problèmes de fond).

C’est par un travail en profondeur et en s’attaquant à des mesures pratiques que l’on pourra trouver des solutions et soutenir des personnels qui sont en état de fatigue, de lassitude et, parfois, d’écœurement. On observe malheureusement cette situation dans beaucoup de nos services publics, qu’il s’agisse de l’hôpital, de l’école ou ailleurs. Les nouveaux modes de communication renforcés par la crise de la covid doivent être examinés avec soin, au-delà de la tentation d’un évitement des plaidoiries (d’ailleurs préparé par les réformes récentes).

Écoutons nos fonctionnaires au lieu de les stigmatiser et parfois de les brocarder. C’est en les considérant que l’on trouvera de meilleures solutions, sans doute en les rémunérant mieux, en facilitant l’application de leur statut et en prenant mieux en compte leur motivation et leurs demandes personnelles. Le sauvetage de la justice est sans doute à ce prix.

Les tensions entre avocats et magistrats ne sont en effet que le symptôme d’une justice malade.