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Le droit en débats

Le respect des droits de la défense dans le cadre des enquêtes internationales de l’AMF, un contrôle juridictionnel dont la portée demeure incertaine

La dimension internationale des enquêtes menées par l’Autorité des marchés financiers (AMF) est de plus en plus marquée1 : alors qu’en 2004, 66 % des enquêtes closes par l’AMF avaient été ouvertes à son initiative, cette proportion est tombée à 40 % en 20172. L’AMF rapporte en outre qu’en moyenne, 80 % de ses enquêtes ont un volet international, en particulier celles liées à la recherche d’opérations d’initiés3.

La coopération de l’AMF avec ses homologues étrangers dans la lutte contre ce type d’infraction est facilitée par l’existence d’accords internationaux, notamment l’accord multilatéral portant sur la consultation, la coopération et l’échange d’informations de 2002 (le MMoU), rédigé sous l’égide de l’Organisation internationale des commissions de valeurs mobilières et dont la France est signataire. L’AMF a par ailleurs conclu un nombre important de conventions bilatérales d’entraide et de coopération avec les autorités de nombreux pays4.

L’internationalité de ces enquêtes soulève la question de la loi applicable aux actes accomplis par l’autorité locale sur demande de l’autorité à l’initiative de l’enquête. D’un côté, des considérations liées à la préservation de l’égalité de traitement des mis en cause devraient conduire à ce que les mêmes règles soient appliquées à chacun d’eux, indépendamment de leur lieu de résidence. De l’autre, un souci d’effectivité de l’entraide internationale milite pour l’application par chaque autorité de ses propres procédures, gage de simplicité et d’efficacité.

C’est cette dernière solution qu’a retenue le MMoU, dont l’article 9, d, prévoit qu’« à moins que les autorités n’en aient décidé autrement, les informations et documents demandés dans le cadre du présent accord seront rassemblés conformément aux procédures en vigueur dans la juridiction de l’autorité requise, par les personnes qu’elle aura désignées ». Aucun des accords bilatéraux conclus par l’AMF avec ses homologues étrangers ne retient à notre connaisse de solution radicalement divergente5.

Or les enquêtes menées en France par l’AMF sont soumises aux dispositions des articles L. 621-9 et suivant du code monétaire et financier, qui encadrent strictement ses pouvoirs et reconnaissent notamment aux individus faisant l’objet de ces enquêtes le droit de se faire assister d’un conseil de leur choix. Dans ces conditions se pose la question du contrôle et des modalités de ce contrôle, au moment de leur prise en compte par l’AMF, dans le cadre d’une procédure de sanction, des actes accomplis à l’étranger par les autorités requises.

De la lecture des décisions rendues à ce sujet, il ressort que l’AMF, la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation s’accordent pour écarter l’application des dispositions du code monétaire et financier aux procédures menées par leurs homologues étrangers. En revanche, des divergences apparaissent concernant les principes à l’aune desquels la régularité des actes effectués à l’étranger doit être contrôlée.

Les enquêtes « déléguées » par l’AMF à des autorités étrangères sont soumises aux dispositions du droit local

La soumission des actes d’enquête réalisés à l’étranger sur demande de l’AMF au droit local de l’autorité requise a deux conséquences.

D’une part, les moyens avancés par les mis en cause arguant de la non-conformité aux dispositions du code monétaire et financier des actes d’enquête étrangers sont systématiquement rejetés, au motif que la régularité des actes accomplis dans le cadre d’une demande d’assistance par un homologue étranger en vertu du MMoU doit être appréciée au regard des règles de procédure de l’autorité saisie6.

À cet égard, l’AMF et les tribunaux français interprètent largement cet accord et l’appliquent par exemple à la communication par l’autorité requise de notifications ou de convocations à un tiers visé par l’enquête, sur demande de l’autorité requérante7.

Cette interprétation des tribunaux français n’est pas exempte de critiques8. Le but de la coopération entre autorités régulatrices étant avant tout de permettre à chaque autorité de faire réaliser par leurs homologues étrangers des actes qu’elles ne pourraient pas elles-mêmes entreprendre, il serait regrettable de permettre à l’AMF d’utiliser le MMoU pour s’affranchir des règles de forme prescrites par le code monétaire et financier en faisant accomplir par ses homologues des actes dont elle pourrait se charger.

D’autre part, la régularité de la procédure au droit local est contrôlée lorsqu’est alléguée une violation de celui-ci. Dans l’affaire Ubisoft, où il était notamment argué que la procédure d’enquête suivie par l’Autorité des marchés financiers du Québec (AMFQ) n’était pas conforme au droit local, l’AMF s’est livrée à une analyse du droit québécois pour rejeter le moyen tenant à l’irrégularité des actes d’enquête9. De même, mais dans un sens contraire, c’est à l’aune du droit anglais que l’AMF a décidé d’écarter certaines pièces du dossier dans l’affaire Eutelsat10.

L’opportunité d’un contrôle plein de la régularité des actes d’enquête étrangers par l’AMF peut être questionnée11 – la cour d’appel de Paris a elle-même reconnu, dans l’affaire Ubisoft, que les tribunaux québécois étaient mieux placés pour apprécier la légalité des actes critiqués12.

En tout état de cause, le contrôle de la régularité au droit local des actes d’enquête contestés n’épuise pas le contentieux. En effet, le régulateur et les tribunaux français conviennent de ce qu’il est également nécessaire d’effectuer un contrôle de légalité interne. La question de la norme à l’aune de laquelle ce contrôle doit s’opérer ne semble cependant pas définitivement tranchée.

L’incertitude quant à la soumission de la phase d’enquête aux exigences du procès équitable

Dans un premier temps, la cour d’appel de Paris et l’AMF ont contrôlé la conformité des procédures étrangères aux garanties du procès équitable reconnues par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. La cour d’appel de Paris s’est ainsi assurée que la procédure menée en Angleterre dans l’affaire Intouch respectait les « exigences du procès équitable tenant au respect du contradictoire et des droits de la défense » et a constaté l’absence d’« atteinte aux principes garantis par l’article 6 de la Convention européenne »13. De même, dans l’affaire Ubisoft, l’AMF a affirmé qu’il était « nécessaire de vérifier si [l]es éléments [d’enquête] n’ont pas été obtenus dans des conditions qui méconnaîtraient les droits fondamentaux garantis par la Constitution française ou la CESDH »14.

Ces deux juridictions sont cependant revenues sur cette position, refusant d’appliquer à la phase d’enquête l’article 6 de la Convention européenne, qui ne serait pertinent qu’au stade de la procédure d’instruction qui suit la notification de grief. L’enquête préalable ne serait quant à elle régie que par un principe de loyauté qui impose à l’AMF de conduire son enquête de façon à ne pas compromettre irrémédiablement les droits de la défense15. Le test au crible duquel les procédures étrangères doivent passer s’en trouve ainsi considérablement assoupli16.

Pour rappel, la phase d’enquête débute par une décision d’ouverture du secrétaire général de l’AMF. S’ouvre alors une phase de recueil d’informations, au cours de laquelle l’AMF a la possibilité d’accéder aux locaux professionnels, d’adresser des demandes écrites, d’organiser des auditions et d’adresser des requêtes internationales. À l’issue de cette phase, une lettre circonstanciée est adressée à toute personne susceptible d’être mise en cause afin qu’elle fasse part de ses observations. Au regard des éléments rassemblés et des réponses reçues, le collège décide d’adresser ou non une notification de grief. Cette période, durant laquelle l’AMF dispose de pouvoirs étendus sans que les droits de la défense soient invocables, peut donc durer longtemps17.

Récemment cependant, dans l’affaire Intouch, la Cour de cassation a jugé que c’était à bon droit que la cour d’appel avait décidé que les exigences du procès équitable tenant au principe de la contradiction et des droits de la défense avaient été respectées18. Serait-ce l’annonce d’un revirement de jurisprudence ? La Cour de cassation ne s’étant pas prononcée sur ce point dans son arrêt du 14 novembre 2018, cette question reste en suspens19.

Un revirement serait pourtant heureux, la position de l’AMF et de la cour d’appel semblant être en dissonance avec l’interprétation que fait la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de l’article 6 de la Convention européenne. La CEDH décide en effet qu’il lui appartient de rechercher si, considérée dans son ensemble, la procédure revêt un caractère équitable20.

Un contrôle théorique effectif mais un résultat pratique peu satisfaisant

Indépendamment du standard appliqué, il est permis de se demander si le contrôle exercé par les juridictions françaises offre un rempart efficace à l’application de règles locales ne présentant pas des garanties uniformes. De prime abord, on pourrait le penser : l’AMF n’hésite pas à écarter des éléments de l’enquête étrangère lorsque les circonstances de leur obtention ne satisfont pas aux tests exposés ci-dessus21. La cour d’appel semble même considérer que le doute doit profiter au mis en cause, déclarant nuls des comptes rendus au seul motif de l’absence d’éléments permettant de s’assurer du respect des droits fondamentaux22.

Cependant, force est de constater que, dans toutes les affaires concernées, les conséquences pratiques de la mise à l’écart d’un élément du dossier sont nulles : la validité de la procédure dans son entier n’est pas affectée et la décision de condamnation n’est pas remise en cause, les différents degrés de juridiction considérant systématiquement que les autres éléments versés au dossier permettaient, indépendamment des actes irréguliers, d’établir les infractions pour lesquelles les mis en causes étaient poursuivis23.

Mais peut-on alors se satisfaire d’un mécanisme de contrôle qui apparaît n’attacher aucune conséquence pratique à la violation, dès les premiers stades de l’enquête diligentée par l’AMF, de principes censés protéger les individus mis en cause dans ces procédures ? 

 

 

1. Les chiffres cités concernant l’activité de l’AMF proviennent du Rapport annuel 2017 de l’AMF, p. 82-83, ainsi que des Annexes au rapport annuel 2017 de l’AMF, p. 21-23.
2. 33 des 55 enquêtes achevées l’an dernier par le gendarme français des marchés financiers avaient été ouvertes dans le cadre d’une assistance portée à des autorités étrangères.
3. 216 des 416 demandes d’assistances formulées par l’AMF à ses homologues étrangers en 2017 concernaient l’utilisation d’informations privilégiées.
4. Pour une liste complète des accords et conventions bilatéraux signés par l’AMF avec ses homologues étrangers, v. Annexes au rapport annuel 2017 de l’AMF, p. 29-35 (à jour du 15 mars 2018). À noter que l’existence d’un accord formel entre l’AMF et ses homologues étrangers n’est pas une condition indispensable à leur coopération (v. AMF, décis. sanct., 12 avr. 2013,
Geodis, SAN-2013-10 ; CE 6 avr. 2016, n° 374224, Lebon ; RSC 2017. 519, obs. A. Bellezza ).
5. Il s’agit au demeurant de l’approche habituelle en matière de coopération judiciaire internationale (v., pour une comparaison avec la coopération en matière de concurrence et avec l’entraide pénale, L. d’Avout, L’entraide internationale au soutien de la preuve du manquement d’initié, Bull. Joly Bourse, n° 2, 1er mars 2017, p. 96).
6. Com. 1 mars 2017, nos 14-26.225, 14-26.892 et 15-12.362, Rev. sociétés 2017. 365, note E. Dezeuze  ; 14 nov. 2018, n° 17-12.980.

7. V. l’affaire Intouch (AMF, décis. sanct., 28 sept. 2012, Intouch, SAN-2012-16 ; Paris, 2 oct. 2014, n° 2012/20580 ; Com. 1er mars 2017, nos 14-26.225, 14-26.892 et 15-12.362, préc.) : un argument avancé par l’un des mis en cause était que la notification de grief et la convocation devant la commission des sanctions, qui n’avaient pas été adressées directement par l’AMF mais par son homologue anglais, la Financial Services Authority (FSA), étaient nulles car elles ne respectaient pas formalisme imposé par le code monétaire et financier. Ces moyens ont été écartés par l’AMF, au motif que les dispositions du code monétaire et financier n’étaient pas applicables à la FSA, ce qui a été approuvé par la cour d’appel de Paris puis par la chambre commerciale.
8. R. Vabres, Abus de marché. Information privilégiée, Dr. sociétés n° 5, mai 2017, comm. 83.
9. AMF, décis. sanct., 7 déc. 2016, Ubisoft, SAN-2016-15, Rev. sociétés 2017. 55, obs. A.-C. Muller .
10. AMF, décis. sanct., 21 avr. 2017,
Eutelsat, SAN-2017-04, Rev. sociétés 2017. 454, obs. A.-C. Muller .
11. L. d’Avout, « L’entraide internationale au soutien de la preuve du manquement d’initié », Bull. Joly Bourse, n° 2, 1er mars 2017, p. 96.
12. Paris, 29 juin 2017, n° 2017/02898, décidant de surseoir à statuer dans l’attente d’une décision de la Cour supérieure du Québec sur la question. Cette dernière a rendu sa décision le 29 août 2018, rejetant l’ensemble des moyens présentés par les personnes mises en cause dans la procédure AMF, qui contestaient devant les juridictions québécoises la régularité de l’enquête menée par l’AMFQ au regard des Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés.
13. Paris, 2 oct. 2014, n° 2012/20580, Intouch.
14. AMF, décis. sanct., 7 déc. 2016, Ubisoft, préc.
15. Paris, 15 déc. 2016, n° 2016/05249 : « les droits de la défense garantis par l’article 6 de la Convention européenne s’appliquent seulement à la procédure de sanction ouverte par la notification des griefs et non à la phase préalable d’enquête. […] Il est constant que l’enquête de l’AMF doit être loyale de façon à ne pas compromettre irrémédiablement les droits de la défense. » ; AMF, décis. sanct., 7 déc. 2016, 3Red Trading, SAN-2017-01 (rendue au sujet d’une opération de manipulation de cours) : « la contradiction, qui s’applique pleinement à compter de la notification de grief, est une exigence de l’instruction et non de l’enquête, laquelle doit seulement être loyale de façon à ne pas compromettre irrémédiablement les droits de la défense ».
16. Cette position est au demeurant conforme à la distinction opérée par la Cour de cassation au sujet de l’applicabilité du principe du contradictoire, dans le cadre d’enquêtes AMF ne présentant pas de dimension internationale (v. Com. 6 févr. 2007, n° 05-20.811, D. 2007. 587, et les obs. ; ibid. 2418, obs. B. Le Bars et S. Thomasset-Pierre  ; 6 sept. 2011, n° 10-11.564, Dalloz jurisprudence) ainsi qu’à la solution dégagée par le Conseil d’État (v. CE 15 mai 2013, n° 356054, Lebon ). On peut cependant questionner la pertinence de la transposition de cette solution dans un cadre international, où les règles applicables à la phase d’enquête sont celles du droit de l’autorité requise, lequel risque, dans certains pays du moins, de ne pas présenter les mêmes garanties que celles instaurées par le code monétaire et financier.
17. Ainsi, dans les affaires citées dans le cadre de cet article, le délai moyen entre la décision d’ouverture de l’enquête et la notification des griefs était de vingt-huit mois, le délai minimum ayant été de dix-neuf mois (affaire Ubisoft) et le maximum de quarante-huit mois (affaire Eutelsat).
18. Com. 1er mars 2017, n° 14-26.225, Rev. sociétés 2017. 365, note E. Dezeuze .
19. Com. 14 nov. 2018, n° 17-12.980, Dalloz jurisprudence.
20. CEDH 30 juin 2011, n° 25041/07,
Messier c. France, § 51, Dalloz actualité, 13 juill. 2011, art. C. Fleuriot isset(node/146138) ? node/146138 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>146138.
21. AMF, décis. sanct., 7 déc. 2016,
Ubisoft, préc. ; 21 avr. 2017, Eutelsat, préc.
22. Paris, 2 oct. 2014, n° 2012/20580,
Intouch, préc.
23. Paris, 2 oct. 2014, n° 2012/20580,
Intouch, préc. ; AMF, décis. sanct., 7 déc. 2016, Ubisoft, préc. ; 21 avr. 2017, Eutelsat, préc. ; v. égal. Paris, 29 juin 2017, n° 2017/02898, préc., qui, sans se prononcer sur le fond, valide cette approche on énonçant qu’en cas d’annulation de la procédure québécoise par la Cour supérieure du Québec, il conviendra de s’interroger sur la présence au dossier d’autres éléments probants. Cette position est au demeurant conforme à ce qui a lieu en matière pénale, la chambre criminelle retenant qu’en cas d’annulation d’un élément d’enquête, les juges doivent se prononcer au vu des autres éléments de l’enquête (v. Crim. 10 sept. 2014, n° 13-82.507, Dalloz actualité, 23 sept. 2014, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2015. 99, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 327, note B. Bouloc ; RTD com. 2014. 882, obs. B. Bouloc  ; 8 sept. 2015, n° 14-83.053, Dr. soc. 2016. 665, chron. R. Salomon ).