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Le droit en débats

Responsabilité pénale de l’entreprise face au covid-19 : premier état des lieux

Dans un contexte de pandémie de covid-19 et du dépôt de plusieurs plaintes pour « mise en danger » par le syndicat CGT à l’encontre de la ministre du travail et de différentes sociétés, dont Carrefour, la question se pose de savoir si les entreprises et leurs dirigeants peuvent voir leur responsabilité pénale engagée par des salariés maintenus en poste pendant cette période de crise sanitaire.

Par Sébastien Schapira le 09 Avril 2020

En l’état, soulignons qu’aucune infraction particulière relative à la protection des salariés face au covid-19 n’a, pour l’heure, été introduite dans notre corpus législatif. Il nous faut donc nous référer aux infractions existantes, en ce qui concerne tant l’exposition des salariés à un risque de contamination par le virus porteur de la maladie covid-19 que la situation où un salarié contracterait cette maladie.

Concernant la situation de risque non réalisé de contamination, les syndicats agitent depuis le début de l’épidémie le chiffon rouge de la mise en danger d’autrui.

Rappelons que ce délit prévu par l’article 223-1 du code pénal1 suppose que soient caractérisées2 :

  • une exposition directe d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures ;
     
  • l’existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ;
     
  • une violation manifestement délibérée de l’obligation précitée.

Une telle infraction ne peut donc pas être retenue lorsque l’obligation méconnue présente un caractère trop général3, la doctrine soulignant que « le texte doit être suffisamment précis pour que soit déterminable sans équivoque la conduite à tenir dans telle ou telle situation et pour que les écarts à ce modèle puissent être aisément identifiés comme hypothèses de mise en danger »4.

L’obligation susceptible d’être violée doit en outre résulter d’une règle impersonnelle et absolue, ce qui exclut les actes qui n’ont qu’une valeur normative relative comme les circulaires et les instructions.

Or, actuellement, le code du travail ne prévoit pas d’obligation particulière liée à l’épidémie de covid-19.

En revanche, les dispositions du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire prévoient qu’« afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites “barrières”, définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance »5.

Indiscutablement, ce décret est un règlement au sens précité et impose à tout un chacun (salariés comme employeurs) une obligation qui consiste à respecter des gestes « barrière ».

Cette obligation manque à notre sens toutefois de la précision requise par le code pénal.

En effet, les « mesures d’hygiène » visées par ce décret n’y sont pas définies. En ce qui concerne le principe de « distanciation sociale », qui pourrait a priori sembler suffisamment clair, on ne peut que constater qu’il n’existe pas de réponse précise aux questions suivantes : quelle distance minimale entre les gens ? de quelle façon cette distanciation doit-elle être mise en œuvre concrètement ?, etc.

Le fait que le texte indique que les gestes dits « barrière » sont « définis au niveau national » n’est pas en l’état suffisant pour pallier cette carence puisqu’il n’existe aucun texte normatif précis s’imposant à l’employeur à ce titre et que, par ailleurs, ces gestes sont par nature évolutifs en fonction des données de la science qui s’enrichissent chaque jour, comme en témoigne la prise de position de l’Académie de médecine du 2 avril dernier qui préconise désormais le port obligatoire et généralisé du masque6. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle ces gestes ne sont pas listés avec précision dans le décret puisque cela aurait eu pour résultat de les figer.

Le droit pénal est d’interprétation stricte. Si l’on s’en tient à la formulation des dispositions relatives à la mise en danger d’autrui, les prévisions du décret ne sont à l’évidence pas suffisamment précises pour permettre à l’employeur de connaître avec un degré de précision suffisant les mesures qu’il doit mettre en œuvre pour protéger les salariés et, partant, pour qu’il sache à quel moment il s’écarte, de façon « manifestement délibérée » (révélant ainsi l’« hostilité à la norme » qu’évoque la doctrine7) de ses obligations et met volontairement ses salariés dans une situation de danger.

Si les notes et autres fiches pratiques diffusées par le ministère du travail à l’intention des employeurs en application de ce décret sont bien plus précises et détaillées, elles n’ont en revanche pas de portée normative et contraignante, de sorte que les préconisations qu’elles contiennent et qui doivent naturellement être respectées ne pourront pas constituer le fondement d’une mise en œuvre de la responsabilité pénale de l’entreprise pour mise en danger.

Ces observations s’appliquent également à l’égard de l’infraction non intentionnelle d’atteinte involontaire à l’intégrité d’un salarié qui aurait subi une interruption de travail (ITT) inférieure ou égale à trois mois en raison du covid-19 (C. pén., art. 222-20).

En ce qui concerne les infractions d’atteinte involontaire à l’intégrité de la personne ayant causé une ITT supérieure à trois mois (C. pén., art. 222-19) et d’atteinte involontaire à la vie, dans l’hypothèse où le covid-19 causerait le décès d’un salarié (C. pén., art. 221-6), une faute simple de maladresse, imprudence, inattention ou négligence permet selon ces textes d’engager la responsabilité de la personne morale ou celle de la personne physique en cas de causalité directe entre cette faute et le dommage. La faute caractérisée sera alors une circonstance aggravante.

Toutefois, comment le salarié pourra-t-il démontrer qu’il a contracté la maladie covid-19 sur son lieu de travail, compte tenu notamment du temps d’incubation de cette maladie ainsi que des incertitudes scientifiques sur la façon dont il se propage ?

Cette preuve nous semble en l’état impossible à administrer.

Sans aller jusqu’à imaginer que le législateur crée une disposition pénale qui serait plus sévère que les prévisions existantes et qui imposerait à titre rétroactif un renversement de la charge de la preuve, il n’est toutefois pas possible d’écarter totalement l’hypothèse, compte tenu du caractère inédit de la situation actuelle, qu’un contentieux massif amène les magistrats à infléchir leur position8 et à être plus souples sur la question de la causalité.

Les décisions qui interviendront dans les prochains mois seront à scruter attentivement sur ce point.

Plus pressant nous semble le risque pénal lié aux dispositions du code du travail qui obligent l’employeur à aménager les locaux de travail pour garantir la sécurité des travailleurs9 ou encore à assurer la mise en place d’équipements de protection et le respect des consignes de sécurité10, l’employeur étant de façon générale tenu de « veille[r] à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes »11.

Ici, l’appréciation des conditions d’hygiène, de sécurité et de salubrité dans les locaux ainsi que l’adéquation des équipements de travail sera faite in concreto et l’inspection du travail pourra se fonder sur tous textes, même non normatifs, pour apprécier si l’employeur a fait le nécessaire pour se conformer à son obligation d’assurer la santé physique et mentale ainsi que la sécurité de ses salariés.

De la même façon, il sera impératif d’actualiser le document unique d’évaluation des risques prévu à l’article R. 4121-1 du code du travail, sous peine d’amende, voire de délit d’entrave.

Rappelons en guise de conclusion que le code du travail impose à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail12 et qu’en cette période de crise sanitaire sans précédent, employeurs comme salariés sont, côte à côte, les acteurs de la prévention des risques.

 

 

Notes

1. L’article 223-1 du code pénal dispose que « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière ».

2. Crim. 13 nov. 2019, n° 18-82.718, Dalloz actualité, 2 déc. 2019, obs. F. Charlent ; D. 2019. 2184 ; AJ pénal 2020. 87, obs. J. Lasserre Capdeville ; Dr. soc. 2020. 168, étude R. Salomon ; RSC 2019. 805, obs. Y. Mayaud .

3. Crim. 25 juin 1996, n° 95-86.205, Bull. crim. n° 274 ; D. 1996. 239 ; RSC 1997. 106, obs. Y. Mayaud ; ibid. 390, obs. J.-H. Robert ; 18 mars 2008, n° 07-83.067, Dalloz actualité, 8 avr. 2008, obs. A. Darsonville ; D. 2008. 1147 ; AJ pénal 2008. 241, obs. S. Lavric. ; ibid. 282, obs. C. Duparc .

4. Une telle infraction ne peut donc pas être retenue lorsque l’obligation méconnue :
• présente un caractère trop général (Crim. 25 juin 1996 ; 18 mars 2008, préc.), selon la doctrine, « le texte doit être suffisamment précis pour que soit déterminable sans équivoque la conduite à tenir dans telle ou telle situation et pour que les écarts à ce modèle puissent être aisément identifiés comme hypothèses de mise en danger »,
• lorsqu’elle n’est pas contenue dans une loi ou un règlement : la notion de règlement doit être entendue au sens constitutionnel et administratif du terme : elle couvre les règles édictées par le président de la République, le premier ministre, les ministres, les préfets et les diverses autorités territoriales à l’exclusion des actes qui n’émanent pas de l’autorité publique – règlement intérieur d’une entreprise, règles professionnelles, déontologiques ou sportives. La jurisprudence a précisé ce principe : la règle doit présenter un caractère impersonnel (tel n’est pas le cas d’un arrêté préfectoral déclarant un immeuble insalubre et imposant au propriétaire la réalisation de travaux (v. Crim. 10 mai 2000, n° 99-80.784, D. 2000. 190 ; RDI 2000. 619, obs. G. Roujou de Boubée ) et absolu, ce qui exclut les actes qui n’ont qu’une valeur normative relative comme les circulaires et les instructions.
L’infraction ne peut pas non plus être caractérisée :
• lorsqu’il n’est pas démontré que l’auteur du dommage a méconnu de manière « manifestement délibérée » l’obligation qui s’imposait à lui, ce qui suppose la démonstration d’une « hostilité à la norme »,
• ou lorsque le manquement défini par l’article 223-1 n’a pas été la cause directe et immédiate du risque auquel a été exposé autrui (Crim. 16 févr. 1999, n° 97-86.290, D. 2000. 9 , note A. Cerf ; ibid. 34 ; ibid. 33, obs. Y. Mayaud ; RSC 1999. 581, obs. Y. Mayaud ; ibid. 808, obs. B. Bouloc ; ibid. 837, obs. G. Giudicelli-Delage ).

5. Décr. n° 2020-293, 23 mars 2020, art. 2 : « Afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites “barrières”, définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance. Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements ainsi que l’usage des moyens de transport qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures ».

6. Communiqué de l’Académie nationale de médecine du 2 avr. 2010 : « Pandémie de covid-19 : mesures barrières renforcées pendant le confinement et en phase de sortie de confinement ».

7. D. Commaret, « La loi du 10 juillet 2000 et sa mise en œuvre par la chambre criminelle de la Cour de cassation », GP 12-13 avr. 2002.

8. V. par ex. :
• affaire Creutzfeld-Jacob (Crim. 1er oct. 2003, n° 03-82.909, D. 2004. 671 , obs. J. Pradel ; RSC 2004. 99, obs. C. Ambroise-Castérot ) : la Cour de cassation a rappelé l’exigence préalable du lien de causalité, requise à peine de défaut de caractérisation des infractions,
• affaire dite du sang contaminé (Crim. 18 juin 2003, n° 02-85.199, D. 2004. 1620, et les obs. , note D. Rebut ; ibid. 2751, obs. S. Mirabail ; ibid. 2005. 195, note A. Prothais ; RSC 2003. 781, obs. Y. Mayaud ) : « en l’état des données actuelles de la science, le caractère aggravant de la surcontamination des patients déjà infectés n’est pas établi. Dans l’incertitude sur l’existence d’un lien de causalité entre les fautes reprochées et le dommage, les manquements des responsables des cabinets ministériels, des membres du CNTS et du directeur du CNTS ne peuvent être incriminés ».

9. C. trav., art. L. 4221-1 du code du travail : « Les établissements et locaux de travail sont aménagés de manière à ce que leur utilisation garantisse la sécurité des travailleurs. Ils sont tenus dans un état constant de propreté et présentent les conditions d’hygiène et de salubrité propres à assurer la santé des intéressés. Les décrets en Conseil d’État prévus à l’article L. 4111-6 déterminent les conditions d’application du présent titre ».

10. C. trav., art. R. 4321-1 à R. 4321-5, R. 4322-1, R. 4322-2 et R. 4323-91 à R. 4323-94.

11. C. trav., art. L. 4121-1.

12. C. trav., art. L. 4122-1.