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Le droit en débats

La revente d’occasion de jeux vidéo dématérialisés : les enseignements de l’arrêt Tom Kabinet de la Cour de justice

Alors que les juges français ont, dans un jugement de septembre 2019, consacré la vente de seconde main des jeux vidéo dématérialisés, la Cour de justice de l’Union européenne a, à l’inverse, dans son arrêt Tom Kabinet rendu trois mois plus tard, refusé d’ouvrir la voie à la revente d’occasion des livres électroniques. Dans un marché en pleine expansion des jeux vidéo dématérialisés, quels enseignements doit-on retirer de cette décision européenne ?

Par Jean-Sébastien Mariez et Laura Godfrin le 03 Février 2020

Dans une affaire opposant l’association UFC-Que Choisir à la société Valve, exploitante de la plateforme Steam, dont l’objet principal est la distribution en ligne de jeux vidéo, le tribunal de grande instance de Paris s’est penché sur une dizaine de clauses des conditions d’utilisation de cette plateforme, parmi lesquelles une clause interdisant la cession par l’utilisateur des droits d’accès et d’utilisation des jeux vidéo acquis via Steam (TGI Paris, 17 sept. 2019, n° 16/01008, D. 2019. 2266, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ).

L’association estimait que cette clause empêchait l’acheteur de jeux vidéo de les revendre librement. Partant, selon elle, cette disposition entrait en contrariété avec la liberté de la circulation des marchandises, dont le plein effet est garanti, en matière de propriété intellectuelle, par la règle de l’épuisement du droit de distribution consacré par la directive 2001/29/CE (sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information) et la directive 2009/24/CE (sur la protection juridique des programmes d’ordinateur). Au contraire, la société Valve soutenait que le principe de l’épuisement des droits n’avait pas vocation à s’appliquer aux œuvres dématérialisées mais aux seuls objets tangibles mis en circulation par le titulaire de droit ou avec son accord.

Dans sa décision de septembre dernier (dont la société Valve indique avoir interjeté appel), les juges français ont fait droit à l’argumentation de l’association, ouvrant la voie à un marché de seconde main des jeux vidéo dématérialisés et bouleversant au passage l’ensemble de l’économie du jeu vidéo.

La théorie de l’épuisement des droits étendue aux biens dématérialisés : du logiciel au jeu vidéo, il n’y a qu’un pas ?

La règle de l’épuisement du droit de distribution, consacrée en droit interne aux articles L. 122-3-1 (droit commun) et L. 122-6, 3°, (logiciel) du code de la propriété intellectuelle, a pour objectif de concilier le principe de la libre circulation des marchandises avec les droits de propriété intellectuelle. En application de cette règle, lorsque la première vente d’un exemplaire du support de l’œuvre a été autorisée par l’auteur ou le titulaire des droits sur le territoire de l’Union européenne, ce dernier ne peut ensuite plus s’opposer aux ventes successives de cet exemplaire au sein de l’Union européenne. Si le cadre juridique actuel permet donc sans ambiguïté la revente de jeux vidéo d’occasion fixés sur un support tangible, la réponse est toutefois bien plus hasardeuse s’agissant des jeux vidéo dématérialisés.

Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord s’intéresser à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et sa retentissante affaire UsedSoft (CJUE 3 juill. 2012, aff. C-128/11, Dalloz actualité, 16 juill. 2012, obs. J. Daleau ; D. 2012. 2142, obs. J. Daleau , note A. Mendoza-Caminade ; ibid. 2101, point de vue J. Huet ; ibid. 2343, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; RTD com. 2012. 542, obs. F. Pollaud-Dulian ; ibid. 790, chron. P. Gaudrat ; RTD eur. 2012. 947, obs. E. Treppoz ; Rev. UE 2015. 442, étude J. Sénéchal ), dans laquelle a été soumise pour la première fois à l’examen de la CJUE la question de l’applicabilité de la théorie de l’épuisement des droits aux biens dématérialisés. Aux termes de cet arrêt, la CJUE a jugé qu’un éditeur de logiciels ne pouvait s’opposer à la revente de son logiciel qu’il distribue par téléchargement à partir de son site internet : ce faisant, la Cour a considéré que la théorie de l’épuisement des droits était applicable aux logiciels, y compris dans le cadre d’une distribution dématérialisée.

Ensuite, il s’agit d’approfondir l’analyse de la récente décision des juges français dans l’affaire UFC-Que Choisir c. Valve. De manière à notre sens critiquable, le tribunal de grande instance de Paris n’a pas hésité à sauter le pas pour transposer la solution UsedSoft aux jeux vidéo dématérialisés. La théorie de l’épuisement des droits étant limitée au seul acte de vente, les juges ont pris soin de souligner que « l’abonnement » souscrit par les utilisateurs consistait en réalité en un acte d’achat, le jeu étant mis à leur disposition pour une durée illimitée, moyennant un prix déterminé à l’avance et versé en une seule fois. Cette précision est importante dans la mesure où cette décision – si elle venait à être confirmée – conduirait à une modification du modèle économique des plateformes telles que Steam, qui se tourneraient très probablement vers des offres de jeu sur abonnement, à l’image par exemple du célèbre jeu World of Warcraft.

Une transposition critiquable de la décision UsedSoft aux jeux vidéo « d’occasion »

D’apparence simple, la décision dégagée par le tribunal n’a, semble-t-il, rien d’évident. D’ailleurs, en réponse à une question parlementaire portant très exactement sur cette problématique, le ministère de la culture et de la communication avait clairement affirmé quelques années plus tôt qu’un « particulier ne dispo[sait] pas du droit de revendre d’occasion un jeu vidéo acquis de manière dématérialisée » (JO 17 janv. 2017). Cette position s’inscrivait en outre dans la droite lignée du rapport publié en mai 2015 du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) sur la seconde vie des biens culturels numériques. En effet, plusieurs arguments semblent en réalité s’opposer à la transposition de la décision UsedSoft au marché des jeux vidéo dématérialisés :

• La solution de l’arrêt UsedSoft a été rendue à l’aune de la directive 2009/24/CE (logiciel), alors que les jeux vidéo sont en principe régis par la directive 2001/29/CE (droit d’auteur).

Aux termes de la jurisprudence interne, les jeux vidéo sont des œuvres complexes qui ne peuvent être réduits à leur dimension logicielle (Civ. 1re, 25 juin 2009, n° 07-20.387, Lefranc c. Sté Sesam, Dalloz actualité, 30 juin 2009, obs. J. Daleau ; D. 2009. 1819 , obs. J. Daleau ; RTD com. 2009. 710, obs. F. Pollaud-Dulian ; ibid. 2010. 319, chron. P. Gaudrat ). Cette position a été confirmée par la CJUE dans un arrêt Nintendo du 23 janvier 2014, aux termes duquel les juges européens ont statué en faveur de l’application de la directive 2001/29/CE et non celle de la directive 2009/24/CE, qui constitue une lex specialis par rapport à la directive 2001/29/CE (CJUE 23 janv. 2014, aff. C-355/12, D. 2014. 272 ; ibid. 2078, obs. P. Sirinelli ; JAC 2014, n° 11, p. 12, obs. E. Scaramozzino ; RTD com. 2014. 108, chron. F. Pollaud-Dulian ). Dans ces conditions, la solution dégagée dans l’arrêt UsedSoft, rendue sur le seul fondement de la directive 2009/24/CE, ne semble pas s’appliquer ex abrupto aux jeux vidéo.

• La mise à disposition de jeux vidéo aux fins de téléchargement relève du droit de communication au public.

La directive 2001/29/CE consacre au profit des titulaires de droits des prérogatives distinctes de celles prévues par la directive 2009/24/CE. Contrairement à la directive 2001/29/CE, aucune référence n’est faite dans la directive 2009/24/CE au droit de communication au public. Or, comme l’explique le CSPLA, ce droit de communication au public – lequel n’est pas soumis à épuisement – devrait s’étendre à la fourniture des œuvres par téléchargement en ligne. Dans ces conditions, toute nouvelle communication au public devrait être soumise à l’autorisation du titulaire des droits ou de son ayant droit.

• L’épuisement du droit de distribution ne s’applique qu’aux seuls objets tangibles.

Autre différence : la directive 2009/24/CE ne contient aucun élément indiquant que la règle d’épuisement du droit de distribution serait limitée aux seuls objets tangibles. Contrairement à l’interprétation faite par le tribunal de grande instance de Paris, cela n’est pourtant pas le cas de la directive 2001/29/CE, le considérant 28 exposant par exemple que la protection du droit d’auteur inclut le droit exclusif de contrôler la distribution d’une œuvre « incorporée à un bien matériel ».

• Le droit de reproduction s’oppose également à l’extension de la solution UsedSoft aux œuvres téléchargeables en ligne.

Le téléchargement d’un fichier numérique consiste en la création d’une copie de ce fichier qui, partant, constitue un acte de reproduction soumis au droit exclusif du titulaire des droits d’auteur au sens de l’article 2 de la directive 2001/29. Dans le cadre de l’affaire UsedSoft, la CJUE avait alors fondé sa décision sur l’article 5, 1, de la directive 2009/24/CE, qui contient une exception au droit de reproduction pour les actes « nécessaires pour permettre à l’acquéreur légitime d’utiliser le programme d’ordinateur d’une manière conforme à sa destination ». Or la directive 2001/29 ne contient aucune exception analogue.

Les éclairages apportés par la décision Tom Kabinet

Cette affaire se posait en des termes proches puisqu’était ici en jeu la revente d’occasion, par la société néerlandaise Tom Kabinet, de livres numériques. Dans ses conclusions du 10 septembre 2019, l’avocat général s’était montré peu enclin à une extension de la solution UsedSoft aux e-books, fondant son raisonnement sur les arguments juridiques relevés ci-avant, mais également sur des considérations pratiques. Il relevait en substance que, contrairement aux logiciels qui devenaient rapidement obsolètes, les œuvres littéraires, musicales ou cinématographiques sans support matériel gardent pleinement leur utilité, nonobstant le temps qui passe et le nombre d’acquéreurs successifs.

L’arrêt rendu deux mois plus tard s’inscrit dans la droite lignée des conclusions de l’avocat général puisque la CJUE a estimé, prenant le contrepied de la décision française, que la notion de droit de distribution (susceptible d’épuisement) ne s’appliquait qu’aux objets tangibles. La fourniture par téléchargement, pour un usage permanent, d’un livre électronique relevait donc non pas de ce droit de distribution, mais du droit de « communication au public » prévu par la directive 2001/29 (CJUE 19 dec. 2019, aff. C-263/18, Tom Kabinet, D. 2020. 12 ).

La CJUE prend soin de souligner qu’il ne s’agit pas d’un revirement par rapport à l’arrêt UsedSoft, mais bien que les deux directives en cause aboutissent en réalité à des solutions distinctes : on comprend donc que seuls les biens dématérialisés entrant dans le champ d’application de la directive « logiciel » sont susceptibles d’épuisement.

De manière éclairante, la CJUE ajoute que, quand bien même le livre électronique devrait être considéré comme un matériel complexe comprenant tant une œuvre protégée qu’un programme d’ordinateur, il y aurait lieu de considérer qu’un tel programme ne présenterait qu’un caractère « accessoire », insusceptible d’entraîner l’application des dispositions de la directive 2009/24/CE.

Dans ces conditions, cette décision apparaît pleinement transposable aux jeux vidéo, de sorte qu’elle pourrait conduire à remettre en cause la décision dégagée par les juges français dans le cadre l’affaire UFC-Que Choisir c. Valve.

La position des juges français, qui devront nécessairement tirer les enseignements de cette décision européenne dans l’affaire UFC-Que Choisir c. Valve, est donc attendue avec impatience dans la mesure où, au-delà de la question purement juridique qu’ils trancheront, leur décision aura nécessairement d’importantes conséquences sur les modèles économiques de la diffusion dématérialisée des jeux vidéo en France.