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Le droit en débats

Secret professionnel, que n’avons-nous pas retenu de l’expérience du sida ?

Par Bruno Py le 26 Mai 2020

Un virus inconnu, une épidémie, des réactions : histoire classique

Si la mémoire retient principalement le souvenir dramatique de la peste noire1 ou de la grippe espagnole2, toutes les recherches historiques montrent d’innombrables vagues épidémiques. La lèpre, le choléra, la syphilis, la variole, les dysenteries ravagent pendant des siècles les populations qui développent des stratégies empiriques pour tenter de s’en protéger3. Passé l’effroi et la panique, la science du moment cherche à établir des diagnostics et, devant l’inefficacité des remèdes ordinaires, expérimente des traitements. En tout temps et en tous lieux, des médecins, dans leur grande majorité4, se sont lancés dans la lutte contre la maladie inconnue malgré la non-maîtrise de la contagion et leur exposition personnelle aux risques. L’épidémie de sida à la fin du XXe siècle ne déroge pas à cette chronologie5. La seule différence notable est l’émergence d’une revendication de suppression du secret professionnel. Alors même que le dernier épisode de peste en 1920 à Paris avait été jugulé sans jamais transgresser le secret6, les années 1990 virent s’exprimer une demande médicale d’écarter le secret pour avertir les proches d’un patient infecté par le VIH. La tentation de violer le secret devint même une tentative, celle-ci demeure heureusement jusqu’à aujourd’hui infructueuse. Trente ans après les débats sur le VIH, la question d’une dérogation au secret professionnel pour lutter contre le covid-19 se pose. L’expérience de la lutte contre le sida nous a donné trois leçons précieuses à l’heure du covid-197.

Leçon 1 : La peur du sida conduisit certains à demander l’affaiblissement du secret

L’irrationalité de la peur

Confronté à une menace, l’être humain est frappé par la peur8. Confronté à l’épidémie de sida, le monde entier a été saisi d’effroi9. Les comportements les plus irrationnels se sont manifestés, allant jusqu’à stigmatiser et à discriminer les porteurs du virus ou prétendus tels10 ! L’infection à VIH « a bouleversé, dès 1984, l’opinion publique en générant une peur de l’autre, considéré comme une personne à risque de contamination. Il a fallu de longues batailles pour obtenir que les pastilles rouges ne tatouent pas au su et au vu de chacun les dossiers médicaux (au nom d’une sécurisation illusoire et fantasmatique) et que la déclaration nominative ne s’impose pas comme une donnée essentielle de la santé publique »11. L’épouvante conduit instinctivement à montrer, à marquer, à désigner. Il est malheureusement classique que certains tentent d’instrumentaliser la peur. Qu’il suffise de rappeler les infâmes propos de Jean-Marie Le Pen tenus le 6 mai 1987 dans l’émission L’heure de vérité au sujet des « sidaïques » qu’il voulait enfermer dans des « sidatoriums » : « je crois que le sidaïque, si vous voulez, j’emploie ce mot-là, c’est un néologisme, il n’est pas très beau, mais je n’en connais pas d’autres. Celui-là, il faut bien le dire, est contagieux par sa transpiration, ses larmes, sa salive, son contact. C’est une espèce de lépreux, si vous voulez »12. Face à ce virus jusqu’alors inconnu, certains professionnels de santé n’ont pas échappé au réflexe de peur.

La première revendication de sacrifice du secret sur l’autel de la protection des proches

En 1994, l’Académie nationale de médecine émit le vœu de permettre au médecin la révélation de la sérologie au conjoint du malade. « Le médecin devrait pouvoir, en son âme et conscience, avec toute l’humanité désirable, décider de lever le secret professionnel vis-à-vis d’un futur conjoint ou d’un partenaire, sans tomber sous le coup d’une condamnation pénale. »13 Ce souhait, résultat du travail d’une commission, a été adopté par l’Académie de médecine à l’unanimité. Il traduisait et formulait une demande instinctive souvent exprimée de trahir le secret dans l’intérêt d’autrui. L’argument principal était fondé sur la volonté de protéger les proches, considérant que ne pas leur dire qu’ils fréquentent un patient séropositif pourrait leur nuire. « Le fait de garder un secret donne toujours au détenteur de la vérité un pouvoir sur l’autre. De ce point de vue, cacher la vérité est en général nuisible à autrui  »14

L’argument classique mais non pertinent de la non-assistance à personne en danger

L’argument principal avancé par l’Académie de médecine est celui de l’assistance à personne en danger, allant jusqu’à citer le code pénal15. Or les juristes distinguent le danger, risque certain mais aléatoire quant à sa survenue et son intensité, du péril, risque de mort ou de lésions irréversibles à très brève échéance16. Dans l’hypothèse d’un péril, au sens de l’article 223-6 du code pénal, il y a obligation de porter secours17. En revanche, lorsqu’il y a danger, le droit français ne connaît pas de délit de non-assistance18. Le risque de l’exposition au virus du sida est-il un danger ou un péril ? Le virus créant une menace certes mortelle mais non certaine et différée, le risque est un danger et pas un péril19.

La réponse ferme de l’Ordre national des médecins en 1994

Le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) et sa commission de réflexion sur le secret professionnel présidée par le docteur Louis René en 199420 ont formulé des recommandations résolument opposées à toute fragilisation du secret professionnel. « Vous ne pourriez prétendre vous soustraire valablement au secret médical, par la révélation de la séropositivité au partenaire du patient, en invoquant l’assistance à personne en danger. L’argument est juridiquement inopérant. Au surplus, le danger de contamination n’est pas immédiat et certain mais simplement potentiel. Le secret s’impose même si le patient s’obstine à refuser de révéler sa séropositivité à son conjoint. »21 En premier lieu, le Conseil national de l’ordre des médecins invite les praticiens à faire tout leur possible pour convaincre leurs patients à révéler eux-mêmes leur séropositivité. En second lieu, il est reconnu aux médecins la faculté d’assister, si le patient le lui demande, à l’entretien au cours duquel le patient révélera son état, afin de donner tous les conseils utiles. La situation n’est alors pas celle d’une révélation par le médecin, mais d’une aide au patient qui déconfidentialise lui-même sa pathologie.

La deuxième revendication de sacrifice du secret sur l’autel de la protection des proches en 2018

Le Conseil national du sida (CNS) a publié, le 23 mars 2018, un avis suivi de recommandations sur la notification formalisée aux partenaires (NFP), qui permettrait de dépister plus rapidement les personnes qui auraient été exposées à des infections sexuellement transmissibles (IST). Dans cet avis, le CNS demande explicitement de « créer les conditions légales et réglementaires permettant au professionnel de santé et aux autres personnels intervenant dans le système de santé de procéder eux-mêmes à la notification du ou des partenaires, à la demande du patient, sans être exposé à des risques de nature pénale, civile ou ordinale ». Autrement dit, le CNS revendique la possibilité de transgresser le secret professionnel pour contacter les partenaires sexuels d’un patient-index au nom de l’interruption des chaînes de contamination22. L’argument est connu23, violer le secret du patient pour protéger autrui24.

La deuxième réponse ferme de l’Ordre national des médecins en 2019

Ce deuxième assaut contre le secret professionnel au sujet du sida a reçu une réponse aussi radicale et limpide de la part du CNOM en 2019. « Le CNOM a récemment eu l’occasion de réaffirmer son avis négatif sur le procédé de notification qui consisterait en l’intervention du médecin auprès des partenaires du patient-index à la suite d’un diagnostic de VIH. En effet, la confiance est au fondement de la relation médicale et nous estimons que la notification aux partenaires par le médecin n’aurait pas un effet bénéfique. […] Le médecin doit jouer un rôle majeur de persuasion à l’égard de son patient en l’encourageant à échanger sur sa maladie avec son ou ses partenaires. […] Le médecin n’a pas à intervenir directement auprès des partenaires du patient, de manière écrite ou orale, anonyme ou non. Quel que soit le diagnostic, il est tenu au secret médical. »25

Le sida, maladie à déclaration obligatoire (mais anonyme)

Un dernier argument parfois évoqué porte sur le fait que le sida soit inscrit sur la liste des maladies obligatoires. Certes, l’infection à VIH figure sur la liste des maladies qui imposent une transmission obligatoire de données individuelles à l’autorité sanitaire26. Le médecin ou le pharmacien-biologiste qui dispose d’un diagnostic confirmé doit réaliser une déclaration en ligne par le biais du portail e-DO (e-do.fr). La déclaration est alors automatiquement transmise à l’agence régionale de santé (ARS) et à Santé publique France. « Pour préserver le secret médical et l’identité du patient, cette déclaration est anonyme. »27 Le secret est et reste plus fort que le sida.

Leçon 2 : Il faut sans cesse rappeler l’utilité sociétale du secret

Le secret, c’est le bien du patient

Les professionnels de santé peuvent s’enorgueillir d’avoir été les précurseurs en matière de protection de l’intimité. Le célèbre serment d’Hippocrate reste une trace objective de l’antériorité d’une règle déontologique sur une règle juridique. Les médecins respectaient le secret bien avant que la loi ne l’impose28. Le fondement de ce secret n’a jamais été l’intérêt du médecin ou celui de la société mais exclusivement la confiance du patient, laquelle a toujours été considérée comme indispensable à la relation de soin. En ce sens, « il n’y a pas de médecine sans confiance, de confiance sans confidence et de confidence sans secret »29. C’est pourquoi le code de déontologie des médecins énonce clairement que « le secret professionnel institué dans l’intérêt des patients s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi » (CSP, art. R. 4127-4).

Violer le secret, c’est trahir le patient

Dès lors que le secret protège la confiance du patient, dès lors que le secret protège l’intérêt du patient, trahir le secret, c’est trahir sa confiance et donc trahir son intérêt. « De toutes les atteintes à l’intimité, la violation du secret professionnel du médecin est sans aucun doute celle qui heurte le plus profondément le malade car elle est vécue comme une véritable trahison. »30

De la différence entre violation et déconfidentialisation

Sur le plan pénal, il est constant que le consentement de la victime n’est pas un fait justificatif31. Il est indifférent à la répression que le bénéficiaire du secret ait accepté la révélation infractionnelle. Ce simple rappel devrait faire disparaître l’expression de « lever » du secret professionnel… Pour le Conseil d’État, la réponse est identique32. Si le consentement de l’intéressé ne permet pas de délier le professionnel du secret auquel il est soumis par la loi, il est possible au patient d’arriver à un résultat souvent similaire en « déconfidentialisant » lui-même les informations intimes. Le patient, comme chacun d’entre nous, peut décider de révéler son propre état de santé, ses propres soucis judiciaires ou ses secrets de famille. Un patient porteur du VIH peut évidemment déconfidentialiser sa sérologie et en parler à ses proches, à son entourage, voire à la presse. Le professionnel de santé ne pourra jamais lui-même le faire. Tout au plus doit-il inciter le patient à prévenir les personnes exposées, principalement ses partenaires sexuels, ou les copartageants de ses seringues. Tenter de convaincre le patient de la nécessité de révéler, assister le patient lors de cette révélation, sont des moyens d’action, sans trahison du secret, sans se réfugier derrière un mutisme « légal et coupable »33. Le professionnel de santé n’a aucun autre moyen que la force de sa persuasion. Prévenir les proches d’un séropositif, fût-ce pour les protéger, c’est violer le secret professionnel34.

Leçon 3 : Le covid-19 et la rupture de la digue du secret : il faudra colmater35

L’état d’urgence sanitaire, un droit de crise donc dérogatoire36

Le concept d’ordre public sanitaire, évoqué en doctrine dès 200837, est devenu réalité à la suite de l’expansion de la pandémie de covid-19. Un nouveau chapitre du code de la santé publique, issu du titre Ier de la loi du 23 mars 2020, intitulé « État d’urgence sanitaire »38, comprend les articles L. 3131-12 à L. 3131-20. Ce chapitre a la particularité de créer un régime juridique temporaire39. Cet état d’urgence sanitaire a été prolongé par la loi n° 2020-546 du 11 mai 202040. L’état d’urgence sanitaire donne une base légale à un certain nombre de restrictions des libertés au nom de la lutte contre le risque de contagion. Sa manifestation la plus visible en est le confinement. Toutefois, en deux étapes successives, la volonté d’utiliser des informations portant sur la vie privée de la population va s’exprimer puis être introduite dans le droit de crise. Depuis la loi du 11 mai 2020, le covid-19 fait l’objet de la transmission obligatoire des données individuelles à l’autorité sanitaire par les médecins et les responsables des services et laboratoires de biologie médicale publics et privés prévue à l’article L. 3113-1 du code de la santé publique41. La violation du secret professionnel, en germe dès le début de la pandémie, va se développer au travers de plusieurs étapes.

La revendication scientifique de mise en place d’outils modernes

Dès le mois d’avril 2020, le plan de préparation de la sortie du confinement, porté par Jean Castex42 et validé par les différentes instances scientifiques ad hoc, demande un outil technologique de suivi des cas-contacts. « La remontée des résultats des tests RT-PCR doit être rendue possible via un système d’information dédié, le système d’information de dépistage (sidep). Elle permettra d’alimenter une base nationale unifiée, qui sera pseudonymisée pour les travaux épidémiologiques. Ces informations actualisées quotidiennement permettront de détecter une augmentation de la transmission localisée de manière très précoce et de déclencher rapidement des actions d’enquête autour des cas et de repérage des cas-contacts. »43 Le premier outil envisagé est une application contenue dans les téléphones personnels StopCovid, permettant, via le système Bluetooth, de suivre les déplacements et les interactions des individus afin, en cas de diagnostic positif de covid-19, de pouvoir remonter la chaîne des relations des jours précédents. Un certain nombre d’expériences étrangères sont présentées comme des modèles possibles44. Plusieurs observateurs s’inquiètent45. Les plus pessimistes craignent un futur totalitarisme numérique46. Cet outil, techniquement imparfait et juridiquement critiquable est écarté47. Un deuxième outil est alors proposé puis mis en place par la loi du 11 mai 2020, qui crée « contact covid » et sidep48. L’extraordinaire nouveauté consiste pour le médecin à devoir à transmettre à l’assurance maladie des données identifiantes non seulement sur les patients positifs, mais aussi sur les cas-contact, c’est-à-dire toutes les personnes entrées en contact avec le patient pendant quinze minutes à moins d’un mètre dans les huit jours précédant le diagnostic. Reste la question essentielle : ce dispositif crée-t-il une brèche dans le secret professionnel médical ?

Le Conseil d’État et la dérogation au secret médical

Pour le Conseil d’État, il ne fait aucun doute que les pouvoirs publics en charge de la lutte contre la crise sanitaire entendent déroger au secret. C’est pourquoi, selon lui, le projet nécessite une loi. « Le Conseil d’État, qui souligne que seules des dispositions législatives expresses peuvent autoriser, par dérogations aux dispositions de l’article L. 1110-4 du code de la santé publique, des personnes qui ne sont pas des professionnels participant à la prise en charge d’une personne à avoir accès aux données de santé de cette personne protégées par le secret médical, estime que le recours à une loi est nécessaire dès lors que les systèmes d’information dont le législateur autorise la création ou l’adaptation permettront d’organiser le traitement des données en matière de santé sans que les responsables du traitement aient à recueillir au préalable, sans tous les cas, le consentement des intéressés. »49

Le Conseil constitutionnel et le sacrifice de la vie privée sur l’autel de la protection de la santé

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, a considéré que l’enjeu de santé publique valait bien un sacrifice de la notion de vie privée. « 64. […] La collecte, le traitement et le partage d’informations portent donc non seulement sur les données médicales personnelles des intéressés, mais aussi sur certains éléments d’identification et sur les contacts qu’ils ont noués avec d’autres personnes. Ce faisant, les dispositions contestées portent atteinte au droit au respect de la vie privée. 63. Toutefois, en premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu renforcer les moyens de la lutte contre l’épidémie de covid-19, par l’identification des chaînes de contamination. Il a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé »50.

L’Ordre national des médecins satisfait que la dérogation soit limitée

Le CNOM s’est explicitement déclaré le 12 mai 2020 « satisfait des garanties données par le gouvernement et des avancées apportées par le débat parlementaire au projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire »51. Il se félicite d’avoir obtenu, par des amendements au projet de loi, des garanties sur la nature des données personnelles de santé qui seront collectées et qui ne concerneront que le statut des patients relativement au covid-19 ; sur l’interdiction de communiquer ces données à des tiers sauf accord exprès de la personne ; sur le caractère limité dans le temps de la conservation de ces données. Autrement dit, le CNOM valide une brèche dans l’étanchéité du secret professionnel, dès lors que cette brèche est limitée et encadrée… Existe-t-il de petites hémorragies ?

Big doctor is watching you

Conformément à l’article 4 du code de déontologie des médecins : « Le secret professionnel institué dans l’intérêt des patients s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi » (CSP, art. R. 4127-4). Le code de la santé publique connaissait depuis la loi du 4 mars 2002 le concept de secret partagé, permettant à tous les professionnels participant à la prise en charge d’un patient d’échanger entre eux des informations52. La révolution qui découle de l’état d’urgence sanitaire est que, désormais, les informations concernent des cas-contacts qui ne sont pas des patients. Le médecin informe la CPAM qui enquête sur les proches du patient. Ceux-ci, appelés cas-contact ne sont pas testés mais suivis (prise de température, surveillance de l’apparition de signes cliniques, etc.) et mis en isolement. Ces agents contacts ne sont pas des patients, ne le seront peut-être jamais, et ne se voient proposer aucune prophylaxie. Leurs données sont stockées. On ne surveille plus des maladies, ni même des malades, mais les relations. Autoriser les médecins à informer les agents de l’assurance maladie de l’identité des cas-contact d’un patient covid-19, sans le consentement du patient majeur, c’est leur donner un pouvoir exorbitant – alors qu’ils n’en ont ni la vocation ni la compétence. C’est sacrifier la confiance collective dans la relation de soin. Permettre de violer le secret qui est un bien certain au nom d’un mieux hypothétique est une menace que les enjeux de communication politique ne justifient en rien53.

Covid-19 et dérogation au secret, est-ce grave ?

Violer le secret, c’est prendre le risque de provoquer des morts. Si les citoyens perdent confiance dans la confidentialité de la relation de soins, plusieurs conséquences funestes se produiront54. Certains patients n’iront plus consulter pour ne pas courir le risque d’une procédure qu’ils refusent55. D’autres refuseront d’être diagnostiqués ou mentiront sur leur identité. N’oublions jamais que le secret, au-delà de la seule personne concernée, est le fondement de la confiance collective, donc de l’intérêt général56. Ces craintes avaient été explicitement formulées au sujet du sida dans les années 1990. Et c’est explicitement pour préserver la confiance individuelle et collective qu’à l’époque, le secret professionnel avait été garanti malgré les pressions. Si le covid-19 n’est pas jugulé, si le virus devient récurrent comme la grippe saisonnière, si d’autres virus se manifestent demain, la dérogation deviendra-t-elle pérenne ? Il faut plaider sans relâche pour que l’exception ne devienne pas la règle.

Covid-19 et dérogation au secret, est-ce curable ?

Lorsque la pandémie sera maîtrisée, il sera temps de revenir sur la fausse bonne idée de la dérogation au secret professionnel médical. Outre sa probable inefficacité scientifique, il sera important de s’attacher à analyser comment nos institutions, confrontées à une peur qui confine à la panique collective sombrent dans l’irrationalité et l’amnésie57. Heureusement, ce que fait la loi peut être modifié par une loi ultérieure et l’on peut espérer que, la crise passée, chacun se souviendra que le secret, plus il a de gardiens, moins il est gardé.

Conclusion

L’épidémie de sida avait bousculé le secret sans le faire tomber. La pandémie de covid-19 lui a fait mettre un genou à terre ; il nous appartiendra à tous de le relever. Puisse le législateur se souvenir avec Portalis qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation et qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction58. Pour notre part, nous nous souviendrons avec le poète que « Si tu révèles ton secret au vent, tu ne dois pas lui reprocher de le révéler à l’arbre »59.

 

 

Notes

1. M. Signoli, La peste noire, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2018, n° 4148.

2. S. Schmitt et A.-L. Scholz, La grippe espagnole : la mère de toutes les pandémies, Courrier international, n° 1528,‎ 13-19 févr. 2020, p. 46-47.

3. F. Vialla, Approche historique de la lutte contre les épidémies et les pandémies par les pouvoirs publics, Médecine et Droit mai 2020, à paraître ; A. Leca, A. Lunel et S. Sanchez, Histoire du droit de la santé, LEH, 2014.

4. « En temps d’épidémie, demeurer à son poste paraît aller de soi, mais il est connu que des fléaux de peste firent fuir des praticiens. Boccace, Montaigne portent témoignage. En revanche, Jean Delumeau relate que, lors de la peste de 1348 à Perpignan, six médecins sur huit furent frappés. », G. Mémeteau, « La vertu médicale », in J. Foyer, La vertu, PUF, 2009, p. 307-314.

5. F. Héritier, Sida, un défi anthropologique, Les belles lettres, 2013.

6. Z. Dryef, Mai 1920, quand la peste a frappé aux portes de Paris, Le Monde, 3 avr. 2020.

7. « L’élément de peur, en tant qu’émotion permanente chez tous les êtres humains, a déjà commencé à modifier nos vies en relation avec la prolifération du coronavirus dans le monde. Le coronavirus est à tout le moins effrayant, comme l’était la peste noire pour ceux qui vivaient à l’époque médiévale. », R. Jahanbegloo, Pandémie et politique, Revue Esprit, mars 2020.

8. Peur : « État affectif plus ou moins durable, pouvant débuter par un choc émotif, fait d’appréhension (pouvant aller jusqu’à l’angoisse) et de trouble (pouvant se manifester physiquement par la pâleur, le tremblement, la paralysie, une activité désordonnée notamment), qui accompagne la prise de conscience ou la représentation d’une menace ou d’un danger réel ou imaginaire. », Trésor de la langue française, atilf.fr, Peur.

9. La psychose collective à l’égard du sida fut même qualifiée par certains de PSYDA. N.-J. Mazen, Sida, la pandémie, la peur et le droit, Sciences sociales et santé 1989, p. 37-80 ; N. Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de sida, éditions EHESS, 2015.

10. Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), Protocol for the identification of discrimination against people living with HIV, Genève : ONUSIDA, 2000.

11. D. Sicard, L’éthique médicale et la bioéthique, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2017, p. 82 ; A. Giami, C. Veil et al., Des infirmières face au sida. Représentations et conduites, permanence et changements, INSERM, 1994.

12. M. Jardin, Sidaïque, l’origine d’un mot, Médiapart, 2 févr. 2020, relatant l’émission.

13. R. Henrion, Rapport n° 37, Secret professionnel et sida, Bull. Acad. Nat. Méd., séance du 1er mars 1994, p. 378.

14. M. Marzano, L’éthique appliquée, PUF, « Que sais-je ? », 2012, p. 28.

15. « L’article 63 du code pénal, repris dans l’article 2236 du nouveau code pénal, devrait primer sur le […] code de déontologie médicale. », R. Henrion, op. cit.

16. B. Py, Urgence médicale, état de nécessité, et personne en péril, AJ pénal 2012. 384  s.

17. « Est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende […] quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. » (C. pén., art. 223-6)

18. Cet état du droit a été parfaitement analysé récemment par l’Ordre national des sages-femmes au sujet des violences intrafamiliales. « L’article 223-6 du code pénal, avec la notion d’“assistance à personne en péril”, oblige les professionnels de santé à violer le secret médical en cas de péril d’une personne. Le péril doit avoir un caractère grave, imminent et constant. », Lettre ouverte aux parlementaires concernant la proposition de loi relative aux violences conjugales et à la possibilité de déroger au secret médical, Conseil national de l’ordre des sages-femmes, 22 janv. 2020).

19. G. Mathieu, Sida et droit pénal, RSC 1996. 181 s.

20. L. René, Rapport de la commission de réflexion sur le secret professionnel appliqué aux acteurs du système de soins, Le concours médical, 1994, vol. 116, n° 23, p. 2017-2019.

21. M. Guigue et A. Ponseille, Secret professionnel et sida, ou la liberté de conscience du médecin au regard du droit pénal, RDS n° 22, mars 2008, p. 221 à 228.

22. C. Koukougan et J. Ghosn, Faut-il réviser le secret médical dans la gestion de l’infection par le VIH au vu des progrès thérapeutiques ?, Médecine thérapeutique, 2012, vol. 18, n° 3, p. 199-204 ; G Moutel et J.-P. Rigaud, Place et limites du secret médical dans le cadre d’une maladie grave transmissible pouvant porter préjudice à un tiers, RGDM, 2012, p. 189-198.

23. C. Manaouil et M. Daury-Fauveau, Regards croisés sur le médecin face au partenaire d’un patient séropositif. Médecine & droit 2008, p. 144-149 ; L. Ravez et A. Malonga, Respect du secret professionnel et information des partenaires sexuels d’un patient contaminé par le VIH/sida : nouveaux repères éthiques pour faire évoluer le droit et la déontologie, Éthique & Santé, juin 2012, vol. 9, n° 2, p. 68-75.

24. Avis suivi de recommandations sur la notification formalisée aux partenaires, adopté par le Conseil national du sida et des hépatites virales, réuni en séance plénière le 15 févr. 2018, publié le 23 mars 2018.

25. Dr A.-M. Trarieux, présidente de la section éthique et déontologie, Le médecin n’a pas à intervenir auprès des partenaires de son patient, Bulletin du CNOM n° 64, nov. 2019, p. 20.

26. Depuis l’ordonnance du 15 juin 2000 de recodification du code de la santé publique, l’expression de maladie à déclaration obligatoire a disparu. La sémantique contemporaine est celle de « transmission obligatoire de données individuelles à l’autorité sanitaire » (CSP, art. L. 3113-1).

27. Dr B. Boyer, président de la commission santé publique, Le médecin doit-il déclarer la sérologie de son patient aux autorités de santé publique ? Bulletin du CNOM n° 64, nov. 2019, p. 21 ; instruction n° DGS/SP2/DGOS/PF5/2016/112 du 4 juill. 2016 relative au déploiement de l’application e-DO pour la télédéclaration de l’infection par le VIH/sida.

28. B. Py, Secret professionnel : de l’affaire Watelet aux affaires Gubler, in F. Vialla (dir.), Les grandes décisions du droit médical, 2e éd., LGDJ, 2014, p. 305-318.

29. L. Portes, À la recherche d’une éthique médicale, Masson, 1954, p. 131.

30. P. Mistretta, Droit pénal médical, LGDJ, 2019, n° 502, p. 325.

31. X. Pin, Le consentement en matière pénale, LGDJ, 2002.

32. « alors même que les patientes concernées auraient, par leur participation à ce type d’émissions ou leur consentement à l’article de presse mentionné ci-dessus, sciemment recherché la médiatisation et consenti à la révélation de leur identité, le concours apporté par le Dr M.A. à la divulgation de l’identité de patientes à l’occasion d’émissions ou d’articles était constitutif d’une méconnaissance des dispositions, citées ci-dessus, de l’article R. 4127-4 du code de la santé publique, qui prohibent la violation du secret médical » B. Py, Cachez ce sein que le secret ne saurait laisser voir, CE 26 sept. 2018, n° 407856, RDS, n° 87, 2019, p. 94-95.

33. CNOM, Secret, VIH et sida, comm. Code de déontologie, 2005, art. 4.

34. « en jugeant que le secret médical couvrait ces informations confiées à M. B… en tant que médecin, […] et que ce dernier avait par suite, en les révélant à un tiers, méconnu l’obligation de secret instituée par les dispositions des articles L. 1110-4 et R. 4127-4 du code de la santé publique, alors même que M. B… aurait eu une intention prophylactique en communiquant ces informations et que Mme D… les aurait elle-même révélées à d’autres tiers, la sanction d’interdiction d’exercer la médecine pendant trois mois prononcée à son encontre n’est pas hors de proportion avec les faits retenus », CE 17 juin 2015, n° 385924.

35. N. Bastuck, Secret médical, consentement du patient : toutes les digues ont cédé, Le Point, 13 mai 2020.

36. L. n° 2020-546, 11 mai 2020, art. 11-VI ; le covid-19 fait l’objet de la transmission obligatoire des données individuelles à l’autorité sanitaire par les médecins et les responsables des services et laboratoires de biologie médicale publics et privés prévue à l’article L. 3113-1 du code de la santé publique. Cette transmission est assurée au moyen des systèmes d’information mentionnés au présent article.

37. « L’ordre public sanitaire se situe au coeur des missions régaliennes. Condition du bon ordre et de la propriété sociale, la protection de la santé publique contribue en effet à la sûreté et à la préservation des intérêts fondamentaux de la société qui fondent la légitimité de la puissance publique. L’ordre public sanitaire obéit aussi à un régime juridique bien spécifique. Norme de droit, il contraint les administrés, dont il limite les libertés, et s’impose à l’administration, tenue d’exercer ses prérogatives régaliennes », S. Renard, L’ordre public sanitaire. Étude de droit public interne, thèse droit, Rennes, 2008.

38. L. n° 2020-290, 23 mars 2020, d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JO 24 mars.

39. C. de Gaudemont, Covid-19 et loi d’urgence : état d’urgence sanitaire, Dalloz actu étudiant, 24 mars 2020.

40. L. n° 2020-546, 11 mai 2020, prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, JO 12 mai.

41. L. n° 2020-546, 11 mai 2020, prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, art. 11-VI.

42. Nommé coordonnateur de la stratégie nationale de déconfinement à compter du 6 avril, J. Castex, haut fonctionnaire et par ailleurs maire de Prades, a eu à peine un mois pour élaborer en association avec tous les ministères une doctrine nationale de déconfinement, présentée par Édouard Philippe le 6 mai dernier. Celle-ci repose sur trois principes, la progressivité, la vigilance, et l’adaptabilité, La gazette des communes, 11 mai 2020.

43. Plan de préparation de la sortie du confinement, porté par J. Castex, 27 avr. et 6 mai 2020 ; v. Conseil scientifique, avis n° 6, Sortie progressive du confinement. Prérequis et mesures phares, fiche 5, 20 avr. 2020.

44. La Corée du Sud, Taïwan ou la Pologne ont décidé d’utiliser les réseaux de téléphonie mobile pour organiser une surveillance à grande échelle ; P. Grandmaison, Le tracking mobile comment ça marche, Le Figaro, 10 avr. 2020 ; La Russie utilise la reconnaissance faciale. Confinement : Moscou déploie un système de reconnaissance faciale pour surveiller les citoyens, Courrier international, 31 mars 2020.

45. P. Franceschi, Accepter le traçage numérique, ce serait s’engager sur une pente fatale, L’Obs, 22 avr. 2020.

46. M. El Mokhtari, Sur Arte, quand la folie sécuritaire rencontre les nouvelles technologies. Le documentaire Tous surveillés : 7 milliards de suspects de Sylvain Louvet met en lumière les dangers de l’utilisation de l’intelligence artificielle en matière de sécurité, Le Monde, 21 avr. 2020.

47. C. Zorn, État d’urgence pour les données de santé (I) : l’application StopCovid, Dalloz actualité, 12 mai 2020.

48. Le décret n° 2020-551, 12 mai 2020, fixe les règles applicables aux traitements de données de santé dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de coronavirus ; M.-C. de Montecler, Publication du décret sur les fichiers covid, Dalloz-actualité, 15 mai 2020 ; ces systèmes d’information seront au nombre de deux. Le traitement « contact covid », tout d’abord contiendra des informations sur les patients et leurs contacts. Il sera géré par la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Le système d’information national de dépistage (sidep) doit centraliser les résultats d’examens de dépistage du covid-19. Il est placé sous la responsabilité du ministre chargé de la santé qui en a confié la gestion à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris en qualité de sous-traitant.

49. CE, avis, 1er mai 2020, n° 400104, sur un projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

50. Cons. const. 11 mai 2020, n° 2020-800 DC.

51. CNOM, 12 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire.

52. C. Zorn, Données de santé et secret partagé, PUN, 2010 ; V. Olech, Le secret médical et les technologies de l’information et de la communication, thèse droit, Nancy, 2019.

53. G. Desgens-Pasanau, Traçage des données mobiles : ne sacrifions pas la protection de nos données sur l’autel de la crise sanitaire, le club des juristes, 22 avr. 2020 ; V. Olivier, Les médecins, nouveaux flics du covid-19, Recto-verso, 7 mai 2020.

54. Sur le même raisonnement au sujet de la revendication d’une autre dérogation au secret, v. B. Py, Le signalement des violences conjugales sans consentement : entre mots creux et mots funestes, le mieux est le mortel ennemi du bien, RDS n° 94, mars 2020, p. 251-257.

55. C. Carriere, La levée du secret médical : pandore au royaume de la vérité judiciaire, RDS n° 21, janv. 2008, p. 9-20.

56. « Le secret professionnel a uniquement pour base un intérêt social. Sans doute sa violation peut créer un préjudice aux particuliers, mais cette raison ne suffirait pas pour en justifier l’incrimination. La loi la punit parce que l’intérêt général l’exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur, un défenseur, le catholique, un confesseur, mais ni le médecin, ni l’avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable. Il importe donc à l’ordre social que ces confidents nécessaires soient astreints à la discrétion et que le silence leur soit imposé, sans condition ni réserve, car personne n’oserait plus s’adresser à eux, si on pouvait craindre la divulgation du secret confié. Ainsi, l’article 378 [actuel 226.13] a moins pour but de protéger la confidence d’un particulier que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. Ce secret est donc absolu et d’ordre public », E. Garçon, Code pénal annoté, t. 2, Sirey, 1956, art. 378, n° 7.

57. « La pandémie nous a pris par surprise. On a réagi en nous cloîtrant, mais en confinant aussi l’État de droit, en suspendant les lois de l’économie, et en oubliant nos engagements internationaux. Nous sommes aujourd’hui encore sous l’effet de l’anesthésie de ce rapide séjour en apesanteur juridique, économique et géopolitique. Mais il y a fort à parier qu’à ce moment d’exception succédera un moment de vérité, à savoir un retour aux lois classiques de la politique, de l’économie et des relations internationales, peut-être encore plus impitoyables parce qu’elles se vengeront d’avoir été méprisées », A. Garapon, Un moment d’exception, Revue Esprit, mai 2020.

58. « Le législateur […] ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois […] qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même », J.-E.-M. Portalis, Discours préliminaire sur le Code civil, présenté le 1er pluviôse an IX.

59. K. Gibran, Le sable et l’écume, Albin Michel, 1926, trad. J.-P. Dahdah.