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Le droit en débats

Stop aux arrestations administratives

Depuis plusieurs mois, les manifestations survenant sur la voie publique s’accompagnent de placements en garde à vue de plus en plus en amont de la commission d’actes délictueux.

Par Vincent Brengarth le 18 Juillet 2019

Dans l’actualité la plus récente, il est frappant de relever que David Michaux, secrétaire national CRS pour l’UNSA Police, a déclaré au sujet des interpellations intervenues en marge du défilé du 14 juillet 2019 d’Éric Drouet, de Jérôme Rodriguez et de Maxime Nicolle : « les têtes du mouvement des “gilets jaunes” ont été interpellées à titre préventif, et surtout pour éviter que ça dégénère ». Ces interpellations préventives avaient déjà été massivement utilisées le 8 décembre 2018 lors de l’acte IV de la mobilisation des Gilets jaunes. Henri Leclerc, de toute son autorité, avait alors déclaré que les dégradations ne pouvaient « justifier de mettre en place de la répression préventive » à moins que l’exécutif se décide à « rétablir l’état d’urgence », soit un état d’exception conférant des pouvoirs exorbitants aux autorités administratives.

On assiste donc à une institutionnalisation progressive et dangereuse des interpellations préventives. En témoignent encore les instructions du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz – révélées par la publication d’une note par la presse le 30 janvier 2019 – aux termes desquelles celui-ci recommande de « lever les gardes à vue le samedi soir ou [le] dimanche matin, afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de troubles ». Faire primer une approche prémonitoire ne semblerait donc pas injustifié aux yeux du magistrat, au risque de porter gravement atteinte aux libertés individuelles.

Le caractère « préventif » de ces mesures conduit à s’interroger juridiquement sur leur finalité réelle, car si ces gardes à vue se rapprochent de mesures à finalité purement administrative visant à la protection de l’ordre public, force est de constater que cette conception de la garde à vue n’est absolument pas prévue par le code de procédure pénale.

En effet, en France, classiquement, le placement en garde à vue ne peut être décidé que dans le cadre d’une enquête judiciaire. Il impose de déterminer au préalable les raisons plausibles de soupçonner que la personne concernée a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni par une peine de prison.

Ainsi, les pratiques évoquées ci-avant rappellent l’arrestation administrative prévue en droit belge, permettant de priver une personne de sa liberté d’aller et venir en raison d’un trouble à l’ordre public, et ce dans la limite de douze heures. Cette possibilité d’arrêter une personne pour trouble à l’ordre public est notamment évoquée dans les documents de travail du Sénat (Étude de législation comparée n° 204, déc. 2009, La garde à vue), toutefois elle n’est prévue par aucun texte de droit français.

Certes, en droit français, le délit de participation à une bande violente permet déjà d’appréhender des comportements à la limite de la police administrative. En effet, l’incrimination prévue par l’article 222-14-2 du code pénal prohibe le fait de participer sciemment à un groupement « même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ». Or, malgré cette exception et conformément à l’adage, « le droit ne sonde pas les reins et les cœurs », il est interdit de deviner les intentions d’un suspect, de surcroît lorsque les faits matériels qui serviraient à le soupçonner d’une infraction sont très discutables (comme la présence d’un masque de protection dans le sac d’un manifestant). Aussi, l’appréciation de ces faits par la police et les magistrats en charge des poursuites est d’autant plus discutable qu’elle est orientée par la subordination hiérarchique du parquet au garde des Sceaux, qui lui donne le ton de sa politique répressive.

En réalité, les interpellations en question semblent réellement constituer un nouvel outil de police administrative dont la finalité est le maintien de l’ordre public. On échappe au but répressif – sans que cela empêche les nombreuses condamnations de manifestants – sous couvert de pragmatisme et à des fins opérationnelles, mais aussi, à n’en pas douter, politiques.

L’esprit de ces mesures préventives semble analogue à celui qui préside les périmètres de protection, les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, autant d’instruments inclus dans la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme et qui s’inspirent de l’état d’urgence.

La lutte contre le terrorisme a, de ce point de vue, participé à faire un peu plus disparaître la frontière entre ce qui relève de la police administrative, d’une part, et ce qui relève de la police judiciaire, d’autre part. Mais les mesures administratives « antiterroristes » ont au moins comme avantage – et c’est peut-être le seul tant elles apparaissent liberticides et inefficaces – d’être prévues par la loi, expression théorique de la volonté générale.

Est-ce à dire que le législateur doit consacrer l’interpellation administrative en s’inspirant du droit belge ? Non, un tel élargissement serait profondément regrettable car il dénaturerait totalement la règle qui fait de la mesure privative de liberté une exception. Reste que les autorités doivent sortir de cette situation ayant pour effet de créer une nouvelle catégorie administrative de garde à vue, sans texte et justifiée uniquement par des nécessités pratiques.

Ceci paraît d’autant plus impératif que les grands chantiers citoyens appelant une mobilisation ne cessent d’augmenter : les inégalités de niveau de vie ne faiblissent pas, la conscience environnementale est en essor constant… Les autorités publiques ne pourront jamais répondre à ces contestations grandissantes par la mise en place de nouveaux pouvoirs administratifs qui ne feront qu’exacerber les tensions et accroître la fracture avec l’État.