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Le droit en débats

Le sursis, indispensable sanction permettant le respect du principe d’individualisation des peines ?

Par Emmanuel Mercinier-Pantalacci le 29 Janvier 2021

Un huissier de justice avait été poursuivi pénalement et définitivement condamné pour des faits de faux et usage de faux. Il faisait par la suite l’objet de poursuites disciplinaires pour les mêmes faits et était condamné à une interdiction d’exercice temporaire. Il interjetait appel de cette décision devant la cour d’appel de Reims.

À cette occasion, il déposait la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) suivante : « l’article 3 de l’ordonnance du 28 juin 1945 porte-t-il atteinte au principe d’individualisation des peines et au principe de nécessité et de proportionnalité des peines protégés par l’article 8 de la Déclaration de 1789 en ce qu’il ne fixe pas une échelle de sanction suffisamment diversifiée et ne permet pas au juge disciplinaire de fixer les modalités d’exécution de la sanction prononcée notamment en ne prévoyant pas la possibilité d’assortir la sanction d’un sursis ou de relever les interdictions, déchéances ou incapacités qui y sont attachées ? »

Si le Conseil constitutionnel a déjà eu l’occasion de statuer sur la constitutionnalité de l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels (dont les huissiers de justice), il n’a jamais déclaré conforme à la Constitution l’article 3 en son entier. En effet, sa décision du 28 mars 2014 est expressément limitée au 5° de l’article 3 de l’ordonnance, déclaré conforme, laissant ainsi ouvertes les questions portant sur les autres dispositions de l’article1.

Rappel sur les principes les principes d’individualisation, de nécessité et de proportionnalité des peines

La QPC se fonde sur l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont sont tirés à la fois le principe d’individualisation des peines et le principe de nécessité et de proportionnalité.

Le principe de proportionnalité des peines a valeur constitutionnelle2 et doit s’appliquer à toute sanction ayant le caractère d’une punition3. Le principe d’individualisation des peines, lui, est repris par l’article 130-1 du code pénal ainsi que par l’article 132-1 du même code qui dispose en son deuxième alinéa que « toute peine prononcée par la juridiction doit être individualisée ». Lui aussi a été consacré par le Conseil constitutionnel4 et il doit s’imposer dans le silence de la loi5. Le premier de ces principes exige que la loi institue des sanctions proportionnées, in abstracto, aux actes qu’elle tend à réprimer, tandis que le second implique que le juge puisse adapter la peine aux circonstances de chaque espèce.

L’applicabilité de ces principes aux sanctions disciplinaires

Le Conseil constitutionnel juge que l’article 8 de la Déclaration s’applique non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais également à « toute sanction ayant le caractère d’une punition »6. Il a ainsi déjà appliqué ces principes en matière de répression disciplinaire, notamment au sujet des peines disciplinaires prononcées par les juridictions de l’ordre des notaires7. Ainsi, l’interdiction définitive d’inscription sur les listes électorales infligée de plein droit infligée aux officiers ministériels interdits temporairement ou destitués a été censurée par le Conseil constitutionnel en raison de la méconnaissance du principe d’individualisation des peines8.

La question n’est donc plus de savoir si ces principes s’appliquent aux sanctions disciplinaires, mais de savoir si le panel de sanctions et de modalités d’exécution de ces sanctions est conforme à ces principes, et notamment s’il est suffisant pour permettre au juge disciplinaire de déterminer la peine appropriée à chaque espèce.

L’existence du sursis dans le panel des sanctions disciplinaires

Pour vérifier la conformité à ces principes, le Conseil constitutionnel s’assure que le juge dispose d’un pouvoir de modulation de la sanction suffisamment important, notamment grâce à la possibilité de prononcer un sursis9. Ainsi, le Conseil d’État, dans une décision du 5 juillet 2013, a refusé de renvoyer une QPC qui faisait grief à la révocation automatique du sursis de méconnaître l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en considérant cependant que le recours au sursis était une manière d’adapter une sanction en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce et de l’adéquation de la sanction aux fautes commises10. Dans une autre affaire, interrogé sur la conformité à la Constitution de l’article 53 de l’ordonnance du 19 septembre 1945 concernant les peines disciplinaires applicables aux experts-comptables, le Conseil constitutionnel relève à propos du sursis que, « lorsqu’elle prononce une peine et qu’elle décide de l’assortir d’un sursis, la juridiction disciplinaire tient compte des circonstances propres à chaque espèce et de l’adéquation de la peine aux fautes commises »11.

Le prononcé du sursis apparaît ainsi comme une modalité de la sanction permettant d’adapter celle-ci aux circonstances, en application du principe d’individualisation des peines.

Or, en l’absence de texte prévoyant cette faculté, la Cour de cassation censure les juges du fond qui prononcent une peine d’interdiction professionnelle avec sursis, quand bien même le sursis pourrait être, selon leur appréciation, justifié par l’ancienneté des faits réprimés12. Avant l’adoption du sursis disciplinaire pour les avocats, la position de la Cour de cassation avait été la même13.

La question posée revient donc à se demander si la faculté de prononcer un sursis est une exigence constitutionnelle permettant de s’assurer que le juge disciplinaire a la possibilité d’individualiser la sanction.

L’absence de possibilité de prononcer un sursis dans l’ordonnance du 28 juin 1945

Cette ordonnance est applicable aux notaires (jadis aux avoués près les cours d’appel et aux avoués près les tribunaux de grande instance), aux commissaires-priseurs et aux huissiers. L’article 3 dispose que les peines disciplinaires pouvant être prononcées sont : « 1° Le rappel à l’ordre ; 2° La censure simple ; 3° La censure devant la chambre assemblée ; 4° La défense de récidiver ; 5° L’interdiction temporaire ; 6° La destitution ». À la lecture de cet article, il apparaît que la seule sanction véritablement contraignante réside dans l’interdiction (temporaire ou définitive, alors dite destitution). Cependant, la sanction d’interdiction temporaire d’exercer la profession d’huissier de justice emporte, selon sa durée, accessoirement des interdictions d’accomplir certains actes, tels que l’activité d’administrateur d’immeubles. Or le juge disciplinaire ne dispose pas du pouvoir de relever la personne sanctionnée des interdictions découlant de la sanction qu’il prononce, pas plus que le juge pénal s’agissant les notaires et les huissiers14.

Par ailleurs, contrairement au juge pénal qui peut décider d’exclure la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire et dès lors emporter de facto la levée des interdictions, déchéances ou incapacités résultant d’une condamnation15, le juge disciplinaire n’a pas ce pouvoir. Il se trouve ainsi privé de la possibilité d’individualiser suffisamment la sanction disciplinaire en fixant les modalités d’exécution de la sanction, et notamment les effets accessoires attachés à cette sanction (interdiction, déchéances, ou incapacités). Le juge disciplinaire ne peut rien à l’impossibilité accessoire pour l’huissier d’exercer une autre activité que celle interdite, notamment celle d’administrateur d’immeubles16.

Une harmonisation des systèmes disciplinaires souhaitée et nécessaire

Si les systèmes disciplinaires des professions réglementées n’ont pas tous le même panel de sanctions, plusieurs d’entre eux prévoient la possibilité de prononcer un sursis (les avocats17, les administrateurs et mandataires judiciaires18, les commissaires aux comptes19, etc.).

Ces divergences sont d’ailleurs remontées jusqu’à la Chancellerie, puisque l’Inspection générale de la Justice a recommandé, dans son rapport, d’« élaborer une nouvelle échelle de sanctions identique pour toutes les professions, intégrant des sanctions pécuniaires […] ». Il faudra aussi répondre aux manques relevés sur certains aspects (sursis, sanctions accessoires, caractère suspensif du recours, réhabilitation, publication, etc.)20.

Certains auteurs relevaient déjà l’importance du sursis dans le processus d’individualisation des peines, y compris en matière disciplinaire, en estimant que « sa généralisation est d’autant plus souhaitable que les mécanismes d’individualisation de la sanction, pourtant aussi nécessaires qu’en droit pénal, sont rares en cette matière »21. Car cette inexistence du sursis oblige le juge à prononcer une peine d’interdiction ferme alors même qu’il aurait préféré prononcer le sursis.

Au reste, la QPC relève que, lorsqu’une sanction pénale est intervenue avant la sanction disciplinaire, le juge disciplinaire ne peut pas prendre en considération la sanction pénale déjà prononcée pour adapter la sanction disciplinaire alors même qu’en sens inverse, le juge pénal dispose lui d’un panel de sanctions suffisamment important (dont le sursis) pour prendre en considération l’existence d’une première sanction disciplinaire suffisamment sévère.

Il serait donc très intéressant de connaître la position du Conseil constitutionnel sur cette question puisque celui-ci n’a jamais statué sur la conformité de l’article 3 dans son ensemble avec la Constitution. Pour cela, la question doit encore passer les différents filtres avant d’être présentée aux Sages, étant précisé que le parquet s’est d’ores et déjà opposé à son renvoi… La décision de la cour doit être rendue dans le courant du mois de février.

 

Notes

1. Cons. const. 28 mars 2014, n° 2014-385 QPC : « Le 5° de l’article 3 de l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels est conforme à la Constitution », Dalloz actualité, 3 avr. 2014, obs. A. Portmann ; D. 2014. 784 .

2. Cons. const. 3 sept. 1986, n° 86-215 DC, consid. 23.

3. Cons. const. 18 mars 2015, nos 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, consid. 19, Dalloz actualité, 20 mars 2015, obs. J. Lasserre Capdeville ; AJDA 2015. 1191, étude P. Idoux, S. Nicinski et E. Glaser ; D. 2015. 894, et les obs. , note A.-V. Le Fur et D. Schmidt ; ibid. 874, point de vue O. Décima ; ibid. 1506, obs. C. Mascala ; ibid. 1738, obs. J. Pradel ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2015. 172, étude C. Mauro ; ibid. 179, étude J. Bossan ; ibid. 182, étude J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 380, note H. Matsopoulou ; RSC 2015. 374, obs. F. Stasiak ; ibid. 705, obs. B. de Lamy ; RTD com. 2015. 317, obs. N. Rontchevsky .

4. Cons. const. 22 juill. 2005, n° 2005-520 DC.

5.  Cons. const. 3 mars 2007, n° 2007-553 DC, Dalloz actualité, 6 mars 2007, obs. J. Daleau ; D. 2008. 2025, obs. V. Bernaud et L. Gay ; RSC 2008. 133, obs. B. de Lamy .

6. Cons. const. 30 déc. 1982, n° 82-155 DC.

7. Cons. const. 28 mars 2014, n° 2014-385 QPC, préc.

8. Cons. const. 27 janv. 2012, n° 2011-211 QPC, D. 2012. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2013. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; AJ pénal 2012. 286, obs. J.-B. Perrier ; RSC 2012. 135, obs. E. Fortis ; ibid. 2013. 433, obs. B. de Lamy .

9. Cons. const. 14 sept. 2018, n° 2018-731 QPC, consid. 9, D. 2018. 1809 ; Constitutions 2018. 455, Décision ; ibid. 541, chron. A. Ponseille .

10. CE 5 juill. 2013, n° 368085.

11. Cons. const. 29 nov. 2019, n° 2019-815 QPC, Dalloz actualité, 18 déc. 2019, obs. G. Deharo ; D. 2019. 2296 ; AJCT 2020. 162, obs. F. Benech ; Constitutions 2019. 587, Décision .

12. Civ. 1re, 31 mai 2007, n° 06-15.504, D. 2007. 1735 .

13. Civ. 1re, 23 oct. 1984, n° 83-14.806.

14. Crim. 4 janv. 1990, n° 89-84.199, RSC 1990. 559, obs. A. Vitu ; ibid. 807, obs. A. Braunschweig .

15. C. pr. pén., art. 775-1, al. 2.

16. Les huissiers sont autorisés à exercer à titre accessoire l’activité d’administrateur d’immeubles sous réserve de ne pas avoir fait l’objet de condamnation pénale (loi Hoguet, art. 9).

17. Décr. n° 91-1197, 27 nov. 1991, organisant la profession d’avocat, art. 184.

18. C. com., art. L. 811-12.

19. C. com., art. L. 824-2.

20. Recommandation n° 12 du rapport Mission sur la discipline des professions du droit et du chiffre.

21. J. Pralus-Dupuy, Le sursis disciplinaire : un emprunt du droit disciplinaire au droit pénal, RSC 1994. 135 .