« J’éprouve un sentiment de désappartenance », écrivait notre confrère Delas il y a quelques jours dans Dalloz actualité.
Il aura pu ainsi éprouver au moins une fois dans sa vie cet instant qui, pour nombre d’entre nous, femmes avocates, dure parfois l’entièreté d’une carrière, face à une profession que nous sommes si nombreuses à exercer et qui nous le rend fréquemment si mal, souvent si oublieuse de nos droits, si peu soucieuse de notre intégrité (psychique ou physique), si éloignée de nos besoins, si peu encline à la promotion de l’égalité (aujourd’hui encore, combien de femmes associées dans les cabinets dits d’affaires ? Combien de « divas » pour combien de « ténors » ?).
Cette profession pourtant décriée comme « féminisée » (le terme est péjoratif et renvoie notamment à l’idée de baisse des salaires et des revenus) où harcèlement sexuel et sexisme (sinon agressions) sont monnaie courante à l’égard des secrétaires, des collaboratrices ou même de consœurs sans lien contractuel. Un « sentiment de désappartenance » que beaucoup de consœurs éprouvent régulièrement pour toutes ces raisons. Cette impression de ne pas « faire partie de la bande », d’être des « laissées pour compte », et qui peut faire si mal. Rappelons-le : la profession d’avocat·e reste un boy’s club et la difficulté à pouvoir se dire simplement « consœur » et non « confrère » quand on est femme, en témoigne.
Dans sa tribune, notre confrère affirme que « le combat des violences faites aux femmes » serait « le combat à la mode ». Nous osons croire qu’il n’en est rien, car les modes passent et changent, et ce combat-là doit au contraire devenir universel et pérenne, jusqu’à ce qu’il porte pleinement ses fruits. Au demeurant, il témoigne ainsi d’une méconnaissance prodigieuse soit de ce qu’est « une mode » (quelque chose de léger, de frivole, de « chouette »…), soit de ce qu’est ce combat.
Nous, avocates qui le menons presque « contraintes et forcées », ce combat-là, discrètement, depuis des années, devant les conseils de prud’hommes, les tribunaux administratifs, les juridictions pénales, avocates de femmes victimes de violences conjugales, de salariées harcelées sexuellement au travail, de femmes étrangères réfugiées, de femmes prostituées, etc., nous, avocates souvent invisibilisées et même méprisées (par l’aristocratie pénaliste, pour qui nous sommes les « collabos du parquet » et les représentantes honnies des « parties civiles », ces victimes prenant toujours trop de place dans le procès, mais rejetées aussi, souvent, par les cabinets d’affaires, pour qui nous sommes des empêcheuses de régner en rond ou des chouineuses insatisfaites), nous pouvons le garantir : ce combat n’est pas une mode, car dans ce combat il n’y a (presque) que des coups, des crachats et des injures à ramasser.
Ceux de la défense bien sûr (à la rigueur, elle est dans son rôle tant qu’elle le fait dans l’arène de l’audience, même quand elle mord le trait en nous injuriant collectivement de « boutiquières du malheur ») mais également ceux de l’autorité judiciaire, supposée être de « notre côté » et contre laquelle il faut en réalité batailler plus souvent qu’à son tour (classement sans suite, non-lieu, refus d’informer, relaxe, acquittement, etc., échecs, échecs, échecs… bien plus que de succès. Échecs qui nous sont invariablement imputés, rarement sans sexisme, alors qu’ils sont souvent une conséquence systémique et structurelle de notre droit).
Une « mode » qui contraint fréquemment son « avant-garde » à la précarité, à la pauvreté, à la solitude, voire à la dépression ou à la cessation d’activité. En France, défendre les femmes, c’est souvent défendre les plus pauvres et les plus précaires parmi les fragiles obscurs. Françaises, étrangères, réfugiées, salariées, femmes au foyer, femmes de flic, femmes d’avocat, chômeuses, employées de mairie, cadres de la banque, fonctionnaires des finances, etc.
C’est aussi une mode qui expose régulièrement à la vindicte de certains confrères (et de consœurs) qui manient, parfois hors de propos, une « présomption d’innocence » largement mythologique et mal comprise, conditionnés dès l’université à maintenir les victimes dans un état de subordination sinon d’inexistence judiciaire, avec des arguments en général plus polémiques que juridiques.
Ayant pour eux « le poids de la tradition et de la coutume », cela leur est d’autant plus facile. Mais la présomption d’innocence nous importe également. Cependant, la « présomption de mensonge » qui pèse sur les femmes est au moins aussi grave et elle nous révolte davantage.
Alors vraiment, ce n’est pas la scène où l’on brille le plus et, pour « la mode », nous vous en conseillons d’autres !
Notre confrère déplore encore et surtout la procédure menée contre M. Ursulet. Celui-ci aurait, si on le suit, servi de « victime expiatoire », de « mauvais objet », d’« exemple » qu’un ordre, déterminé à « faire de l’affichage » (sic) se serait empressé d’occire…
En réalité, ce que nous semble déplorer l’ami du mis en cause, c’est que la procédure disciplinaire puisse servir à autre chose qu’à la condamnation de malversations financières, c’est qu’elle soit utilisée « en matière de mœurs », pour des accusations de viol. Et, qui plus est (scandale absolu, crime de lèse-majesté), contre un « ténor », de surcroît secrétaire de la Conférence, véritable « ordre dans l’ordre ». En d’autres termes, ok pour la procédure disciplinaire quand elle touche un Nobody pour des histoires de fric, mais s’il s’agit de laver en famille le caleçon sale d’un éminent pénaliste, alors là, pas question ?
Notre confrère tente encore un autre registre, l’humour – ou à peu près –, sur ce que serait le « viol sans dimension pénale », qui, si on le comprend bien, n’existerait pas. Il est de notre devoir d’informer que « le viol sans dimension pénale », c’est actuellement en France 90 % des viols. Le viol « sans dimension pénale » existe depuis que l’homme et la femme existent. Il existait de fait bien avant le droit et plus encore, bien avant le code pénal ! Notre culture regorge de ses représentations aux murs des musées, dans les pages des romans, entre les lignes des chansons. Et surtout, « le viol sans dimension pénale » existe bien dans notre réalité, la réalité des femmes (partagée sur ce plan avec celle des enfants).
Il ne nous a pas été donné de lire l’arrêté disciplinaire ni bien sûr de consulter l’entière procédure. Il aura fallu nous contenter du Monde ou de Mediapart. Selon notre expérience, d’après les faits rapportés, le conseil de l’ordre ne nous a pas semblé faire autre chose que ce qu’il convient de faire dans ce type de cas : examiner le faisceau d’indices à sa disposition dans une procédure indépendante et contradictoire. Ce que fera aussi le juge d’appel. Rappelons également que la procédure judiciaire (l’instruction, par exemple) est autonome et indépendante de la procédure disciplinaire, et vice versa. Rappelons surtout que la procédure disciplinaire se prononce d’abord sur un manquement disciplinaire qui n’a pas à être qualifié pénalement. Qu’une faute non pénale peut rester une faute civile. Ce qu’a donc rappelé le conseil.
Faire du droit, c’est important dans ce domaine en particulier, pour sortir des polémiques stériles dictées par le sentiment amical (qui honore celui qui le manifeste, bien sûr, mais ne l’absout pas de ses erreurs de raisonnement ou de ses approximations juridiques).
L’article finit sur une citation d’Alain Finkelkraut : c’était en effet l’auteur adéquat ici !
Nous terminerons pour notre part cette tribune en réponse par affirmer d’abord notre plein et entier soutien à notre consœur plaignante, consœur que nous ne connaissons pas (et que nous n’avons pas besoin de connaître). Nous la croyons. Nous lui souhaitons du courage et de la force (il en faut beaucoup dans son cas).
Nous remercions le conseil de l’ordre pour le signal qu’il a envoyé dans notre profession, en allant cette fois jusqu’au bout de la procédure. Puisse cette position devenir une doctrine et ne pas s’évaporer comme neige au soleil…
Nous aurons également une pensée pour toutes nos consœurs qui ont été ou seront (hélas) victimes, dans leurs cabinets, dans l’exercice de notre profession, de sexisme, de harcèlement ou d’agression, celles qui parleront et celles qui, comme près de 33 % des Françaises, ne parleront jamais, à personne, de ce qu’elles ont subi. Et nous sommes conscientes qu’il est paradoxalement souvent difficile à une avocate de pousser la porte d’un commissariat pour déposer plainte.
Nous gardons espoir, dans cette lutte commune, qu’un jour, cet état des choses sera révolu et que les générations futures pourront regarder notre société comme un archétype d’arriération, comme la préhistoire des relations humaines. C’est le sens de notre combat.
Premières signataires :
Élodie Tuaillon-Hibon, avocate au barreau de Paris
Carine Durrieu Diebolt, avocate au barreau de Paris
Frédérique Pollet Rouyer, avocate au barreau de Paris
Maude Beckers, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis
Emmanuelle Rivier, avocate au barreau de Paris
Mylène Hadji, avocate au barreau de Paris
Marjolaine Vignola, avocate au barreau de Paris