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Le droit en débats

Trésors nationaux : arrêtons le massacre !

L’incendie de la cathédrale de la capitale met tristement en lumière, au-delà des flammes qui ont embrasé le ciel de la Cité, le sort que l’on réserve à notre patrimoine national.

Par Étienne Madranges le 18 Avril 2019

On peut raisonnablement poser la question : à qui le tour ? Bientôt la Sainte-Chapelle et ses vitraux du XIIIe siècle ? Car elle aussi a une flèche, et il faudra nous expliquer comment les pompiers entreront rapidement dans sa cour pour la sauver. D’ailleurs, si la flèche brûle, on ne la sauvera pas. Elle aussi est du XIXe siècle, les précédentes flèches ayant été détruites. Et elle se trouve au cœur d’un palais qui a été totalement incendié quatre fois au cours de l’histoire : en 1618, en 1737, en 1776 et en mai 1871. Quand on sait que la chapelle de Saint-Louis est en outre la cible potentielle de quelques fondamentalistes qui souhaitent la détruire car ils n’acceptent pas la présence dans son décor d’un élément les offusquant – que je ne décrirai pas ici –, on ne peut qu’être singulièrement inquiet.

Sans oublier qu’il y a trois ans, en mars 2016, personne ne l’a su ni n’en a parlé, le palais de la Cité a failli flamber une fois de plus. Un départ de feu (sans doute dû à un jet de mégot) dans l’embrasure d’une fenêtre aurait pu s’étendre pour atteindre toute la charpente ! Les photos en ma possession font froid dans le dos. La présence d’un témoin et le professionnalisme des pompiers du palais, immédiatement prévenus, ont permis d’éviter le pire. De justesse.

Sans oublier qu’il y a toujours dans la cour de la Sainte-Chapelle un « algeco » hideux, installé il y a longtemps à titre provisoire pour un temps très limité. Des milliers d’usagers du palais de la Cité sont partis définitivement en 2018. L’algeco aurait dû normalement disparaître. Sa présence ne peut que compliquer l’intervention des services de secours et d’incendie. Laissons-le donc en place. La Sainte-Chapelle brûlera plus vite !

Un nouveau tribunal a été construit à Paris à la périphérie de la capitale. Un bâtiment de trente-huit étages et de cent soixante mètres de haut. Il a ouvert en avril 2018. En juin 2018, donc quelques semaines après son ouverture, un feu de terrasse s’est déclenché au 29e étage. Six cents personnes ont été évacuées… Sans doute ce qu’on appelle un édifice « flambant neuf » ! Quelques mois plus tard, une manifestation regroupant des centaines d’invités se déroulait sur l’une de ses terrasses où se trouve un plancher en bois. On avait fort opportunément placardé des affiches d’interdiction de fumer. Environ dix invités ont néanmoins allumé une cigarette et se sont étonnés de mes remarques polies. Difficile dès lors de faire de la prévention !

Gabegie et incurie, incompétence de certains décisionnaires continuent tranquillement à accompagner la lente disparition de notre patrimoine. Églises violées, retables mutilés, objets volés, châteaux vidés.

Décidément, du côté des responsables publics, on oublie un peu vite la terrible catastrophe en 1996 de la Fenice à Venise, opéra mythique détruit par un incendie, certes dû à un acte criminel de deux électriciens qui ne voulaient pas payer des indemnités de retard.

On oublie trop vite l’épouvantable incendie de 1993 qui a détruit le célèbre pont suisse de la Chapelle à Lucerne et ses peintures anciennes, dû à l’imprudence d’un batelier.

On méconnaît totalement nos précédentes catastrophes nationales.

En janvier 1972, un ouvrier oublie d’éteindre un chalumeau dans les combles de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes, dont la restauration après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale venait seulement de s’achever. La toiture est détruite. En juin 2015, toujours à Nantes, c’est au tour de la basilique Saint-Donatien, dont la charpente part en fumée. Encore un petit effort : il reste le château des Ducs de Bretagne, encore intact, où la dernière explosion remonte à 1800 !

En janvier 1976, un violent incendie criminel détruit le château des Comtes de Chaumont (Haute-Marne), hébergeant le tribunal et la cour d’assises : le palais de justice disparaît dans le brasier. Personne ne le surveillait. Il a fallu le reconstruire.

En février 1994, le Parlement de Bretagne, édifice emblématique construit par Salomon de Brosse, qui abrite la cour d’appel de Rennes, brûle. Des fusées lancées par des marins-pêcheurs en colère ont atteint la charpente. L’alarme incendie avait été débranchée par le concierge ! Ce joyau de la Renaissance est en grande partie détruit. Cinq années seront nécessaires pour le restaurer.

Des dizaines de palais de justice ont été l’objet au XXe siècle* d’incendies accidentels, d’incendies criminels, d’attentats, de vengeances, etc. À chaque fois, on a tout d’abord cherché des locaux provisoires, ou des « algeco », puis on a reconstruit… et puis c’est tout. Parfois, on a découvert de l’amiante (le tribunal de grande instance d’Annecy, par exemple), ça a retardé la reconstruction de plusieurs années. Quel dommage !

En 1999, une tempête (des vents de 200 km/h) détruit les vitraux de la Sainte-Chapelle de Vincennes. On sait que le changement climatique amènera de nouveaux cataclysmes. Quelles mesures nationales ont été prises depuis pour sécuriser nos vitraux (La France possède la majeure partie des vitraux historiques dans le monde) ?

En janvier 2003, un court-circuit dans la chapelle du château de Lunéville provoque un immense incendie. Le château des Ducs de Lorraine, avec son musée de la faïence, est en grande partie détruit. Les 8 147 livres de la bibliothèque militaire sont consumés. Des collections inestimables sont perdues.

En juillet 2009, un incendie détruit les ateliers du maître verrier Courageux, à Crèvecœur-le-Grand, dans l’Oise. Dans ses ateliers se trouvaient pour y être restaurés les vitraux de Saint-Germain l’Auxerrois, datant du XVIe siècle. De véritables chefs-d’œuvre. Ils sont détruits dans les flammes, dans une chaleur de 1 500 °C. Personne n’en parle. Pourquoi ? Qui a été sanctionné ? Il est vrai que ce n’était que du verre antique après tout !

Nous voici en 2019. Tout se précipite. On n’arrête pas le progrès.

Le 2 mars 2019, des vitraux de la basilique Saint-Denis sont volontairement brisés. Le haut-lieu de l’histoire de France est partiellement défiguré. On n’a tenu aucun compte du précédent incident de Metz, où un vitrail de Chagall a été volontairement partiellement détruit en 2008. Un vitrail, ça se restaure…Quand on peut…

Le 17 mars 2019, le portail de l’église Saint-Sulpice à Paris est volontairement incendié. On aurait pu perdre la splendide peinture de Delacroix illustrant le combat contre l’Ange, juste près de l’entrée. On a sa photo. On peut la reproduire en fac-similé. À quoi bon protéger les originaux ?

Avril 2019. On accélère. Des travaux dits « colossaux » sont entrepris sur la toiture de Notre-Dame de Paris. On démonte et on descend les lourdes statues des apôtres qui entourent la flèche de Viollet-le-Duc. On peut imaginer qu’à des travaux colossaux correspond une sécurité colossale. Qu’à la restauration d’un chef-d’œuvre universel est associée une sécurité maximale de chaque minute, avec une présence nuit et jour d’agents de sécurité et des moyens d’extinction du feu démultipliés.

La cathédrale de Paris est mutilée. Le monde entier est sous le choc. Il a donc fallu attendre 2019 pour que, malgré les moyens techniques et technologiques impressionnants dont on dispose, les réunions en tout genre qui précèdent les travaux, la nécessaire prévention des risques qui est un souci majeur des autorités, on assiste à l’invraisemblable destruction partielle de Notre Dame de Paris !

Il ne saurait y avoir de fatalité. La cathédrale a brûlé. Une fois de plus, c’est terrible à dire et à écrire, on a joué avec le feu. Qu’on me démontre le contraire ! On sait trouver des centaines de millions pour reconstruire. On n’est pas capable d’assurer la sécurité d’un chantier hors normes. C’est inqualifiable.

Espérons que l’enquête diligentée par le procureur de la République de Paris mettra en lumière toutes les responsabilités. Jusqu’au plus haut niveau. Indépendamment de l’enquête, chacun, d’ores et déjà, doit savoir se remettre en question. Nous d’abord – les visiteurs, les admirateurs, les usagers –, par nos comportements, nos discours tendant à sensibiliser nos enfants et nos petits-enfants. Les responsables publics ensuite, ministère de la culture, Centre des monuments nationaux, préfectures, DRAC, architectes, services de prévention et de sécurité et autres. Car l’État a failli. Gravement. J’espère que ceux qui savent qu’ils n’ont pas pris ou fait prendre toutes les mesures nécessaires auront le courage de démissionner. On ne leur reproche pas une quelconque faute volontaire. Simplement une erreur d’appréciation. Une insuffisante prise en compte des risques.

On sait multiplier les lois et les décrets ou les décisions de justice pour contraindre à sécuriser à grands frais un petit hôtel de tourisme, un établissement recevant du public qui ne reçoit personne, un minuscule garage, interdire une crèche de Noël séculaire, imposer la présence d’un alcotest à bord d’un scooter. On menace de fermeture un petit atelier de maître verrier qui n’évacue pas suffisamment les poussières de plomb. Quelles précautions prend-on pour nos trésors nationaux ? Si, pour Notre-Dame, ces précautions ont été insuffisantes, des sanctions devront rapidement intervenir. Ce n’est pas seulement un édifice ou un chef-d’œuvre qu’on a laissé détruire. C’est l’histoire de France et l’histoire de l’humanité que l’on a mutilées, l’âme d’un peuple que l’on a écorchée !

Comment admettre que ceux à qui nous confions la gestion de nos biens les plus précieux, séculaires et millénaires, légués par des générations d’artistes talentueux, échappent à toute responsabilité ?

Dans le monde de la culture, on aime l’autosatisfaction, les discours lénifiants, l’entre-soi, les querelles de chapelle et les petits fours. On n’y est jamais sanctionné quand on attente à nos trésors. Il y a vingt ans, on avait voulu repeindre l’historique hôtel de Sully en jaune fluo. On n’est jamais avare d’idées ! Mais on n’est pas capable de sécuriser convenablement l’Arc de Triomphe par une porte blindée ou une sécurité renforcée, offrant ainsi au monde entier le triste spectacle de sauvages qui piétinent notre histoire. Dans le passé, des architectes incompétents se sont acharnés à enlever les tirants médiévaux selon eux peu esthétiques qui participaient à la solidité de la cathédrale Saint-Pierre de Beauvais, la mettant en péril. La cathédrale a beaucoup souffert ! Eux ont coulé des jours heureux ! Quelle importance après tout ! Continuons à massacrer ! Il restera bien un bout de vitrail par ci, une girouette par là… et des photos pour les générations futures. J’aime le patrimoine de mon pays. Je le décris avec affection chaque semaine dans mes chroniques. L’exceptionnel comme le tout petit, un vieux lavoir par ci, un calvaire breton par là. En ce mois d’avril, je suis bouleversé. Mais surtout indigné. À l’époque de De Gaulle et de Malraux, on blanchissait les façades. Désormais, on les noircit. Autre temps, autres mœurs.

 

 

* Relatés dans notre livre Les palais de justice de France (LexisNexis).