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Le quotidien du droit en ligne
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Le droit en débats

Tribune en réaction aux propos tenus par le bâtonnier de Valence

Le pire comme le meilleur.

Le beau comme l’indigne.

Les réseaux sociaux ne sont que le reflet de nos propres inclinations, les plus lumineuses comme les plus sombres.

Nous, avocats, le savons plus que quiconque.

Tant l’injure, la menace, l’apologie, la discrimination ou la diffamation sont des notions juridiques (et des infractions pénales…) qui puisent leur essence dans l’expression mal contenue de bouillonnements intimes.

Tant nous savons aussi que les mots ont un sens, même lorsqu’ils sont prononcés (ou écrits) dans l’entre-soi d’une conversation privée.

Ces derniers jours, ce sont quelques confrères de Valence, dont leur bâtonnier, qui ont à s’expliquer sur les échanges qu’ils ont pu avoir sur un fil de discussion Facebook, après l’interpellation de l’homme soupçonné d’avoir poignardé plusieurs passants le 4 avril dernier dans les rues de Romans-sur-Isère.

Ce sont d’abord quelques mots écrits par un élégant confrère qualifiant de « connards » ceux qui veulent assurer la défense des « sous-merde[s] du type de celui qui a tué deux personnes à Roman ce matin », ajoutant, comme pour être sûr d’avoir été bien compris, qu’il « assumait ses propos », ces « merdes n’ayant pas droit à la vie ».

Ce sont ensuite les commentaires que ces propos grossiers et haineux ont suscités.

Plutôt que de les critiquer, les contredire, et – pourquoi pas ? – de s’en saisir, le bâtonnier de Valence les a « likés ». Il les a aimés. Pire que cela, il les a relayés et commentés, usant d’une mauvaise ironie et ajoutant, à l’égard de l’homme alors en garde à vue, « il peut crever où il veut rien à […] et moi aussi je pèse mes mots ».

Ce bâtonnier en exercice a pu trouver un précieux soutien en celle qui exerça, avant lui, cette insigne charge, puisqu’une ancienne bâtonnière de Valence crut bon de répliquer à un confrère qui faisait part de sa stupéfaction face aux propos de son bâtonnier : « oui, pourquoi on n’aurait pas le droit de parler de ses origines », avant de préciser : « c’est un Soudanais sans papier demandeur d’asile. Mais chut faut pas le dire ».

Ces propos, nous dit-on, n’avaient pas vocation à être rendus publics.

C’est l’un des arguments de défense utilisés par ce bâtonnier lorsque l’affaire fut ébruitée grâce au courage de quelques confrères.

Il avait été mal compris, n’était pas un familier de Facebook et, plus que tout, n’avait fait qu’exprimer une opinion personnelle peut-être un peu « exagérée » mais qui aurait dû rester privée.

Il est certain que, dans un premier temps, seul un cercle relativement restreint de correspondants a eu le bonheur de lire leurs confrères et bâtonniers, en exercice ou pas.

Plusieurs ont su d’ailleurs manifester leur désapprobation et leur colère face à ces écrits indignes.

C’est bien la preuve qu’on ne peut pas tout dire, quelle que soit son audience, et que de tels propos n’ont pas besoin d’être publics pour être indécents et heurter les quelques-uns qui les entendent ou les lisent.

Surtout, investi, par son mandat, d’une autorité morale qui aurait dû l’inciter à contenir ses opinions personnelles, ce bâtonnier a aussi oublié ce mot de Voltaire, pourtant célèbre : « J’aurais voulu être avocat, c’est le plus bel état du monde ».

C’est un état. Nous n’y pouvons rien. Il nous habite depuis le premier jour de notre serment et cela jusqu’à notre dernier souffle.

Nous sommes avocats dans le secret de notre cabinet, dans la publicité de nos audiences, dans l’intimité de notre vie personnelle, dans nos écrits, nos prises de position, nos engagements. La nuit comme le jour. Les jours de fièvre comme ceux de repos.

Nous ne cessons jamais d’être avocats.

Cet état est une charge qui nous impose et nous contraint mais pour la plus belle des missions.

Celle de défendre, d’être en première ligne aux côtés de nos semblables.

Car cet homme que vous qualifiez de mots injurieux, mes chers confrères,

Cet homme dont on sent à quel point vous voulez vous tenir éloignés, à quel point il vous répugne,

Au point de le priver de défense et même de lui en dénier le droit,

Cet homme-là, Abdallah Ahmed-Osman, est l’un des nôtres.

Il nous ressemble.

Nous sommes faits de la même chair, des mêmes os et le même sang que le vôtre coule dans ses veines.

C’est notre frère.

Dans La Parole et l’Action, Henri Leclerc écrit : « J’ai toujours voulu combattre pour la liberté, l’égalité et la fraternité, qui non seulement constituent la devise de la République, mais sont pour moi les piliers de la justice…. Si le juge qui punit est le gardien de la liberté, et le procureur qui poursuit celui de l’égalité, l’avocat, lui, veille à la fraternité : “Frères humains qui après nous vivez, n’ayez le cœur contre nous endurci”, lancent les pendus de Villon ».

Il est bon parfois de relire ses classiques.