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Le droit en débats

Un million pour un « post » ! de l’influence de la SEC sur l’influence de Kim Kardashian ?

La célèbre influenceuse s’est acquittée d’une somme de près de 1,3 million de dollars auprès du gendarme boursier américain, la Securities and Exchange Commission, parce qu’elle n’avait pas précisé qu’elle avait été rémunérée pour l’une de ses publications sur un réseau social vantant l’intérêt d’un crypto-actif. Cette affaire, loin d’être isolée, permet de s’interroger, dans un contexte de baisse générale des marchés financiers, sur les risques de l’intervention des « finfluenceurs » sur les réseaux sociaux.

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 12 Octobre 2022

Investissements et réseaux sociaux : l’association n’étonne plus. Depuis quelques années, elle est une réalité aux conséquences concrètes. Facebook, Instagram et Twitter sont des lieux d’échanges ; on y délivre des conseils financiers. Reddit s’est emparé de la Bourse, l’affaire GameStop en est l’un des derniers témoins les plus significatifs1. Les idées d’investissement se forgent sur des forums à coup de « tweet », de « post » et de « like », dans un élan et un enthousiasme fédérateur qui permet de comprendre combien la « meme culture » – ce mimétisme comportemental théorisé de longue date – est aujourd’hui prégnante en finance, enhardie par la frénésie propre aux réseaux sociaux. Le dévolu sur un actif ou sur un titre n’est pas toujours d’origine financière, il est aussi le résultat d’une séduction, d’une volonté de suivre et peut-être, dans certains cas, d’une réelle addiction.

Aujourd’hui, dans de nombreuses situations, la rationalité des déterminants d’une décision d’investissement peut être très sérieusement questionnée. Cette évolution suscite beaucoup plus d’interrogations à la faveur de trois transformations contemporaines majeures dans l’univers de l’investissement. Tout d’abord, celui-ci est matériellement plus facile. Le téléphone est un instrument de trading, les sites jouent sur l’accessibilité, tant financière qu’ergonomique, grâce à un environnement conçu comme ludique et intuitif. Ensuite, la physionomie du public des investisseurs s’est modifiée. La pandémie a eu pour effet de multiplier l’intervention des particuliers sur les marchés financiers. L’ennui et l’inactivité, intrinsèquement liés aux confinements successifs, y sont évidemment pour quelque chose. De surcroît, il s’agit souvent d’un public jeune2, habitué aux codes des réseaux sociaux et parfois plus enclin à une certaine prise de risque. Enfin, et c’est tout l’objet de l’intervention du gendarme boursier américain, les influenceurs, icônes des réseaux, se piquent de conseils financiers en tout genre, parfois sur des produits hautement spéculatifs. Ils se font alors, selon la terminologie aujourd’hui consacrée, « finfluenceur ». Un investissement facile, par un public jeune, volontiers séduit par le conseil d’un influenceur qu’il suit avec plaisir : le cocktail est explosif. Il l’est sans doute plus encore actuellement, à l’heure où les marchés entament une tendance baissière et où l’on craint une capitulation des investisseurs de détail, c’est-à-dire un désinvestissement massif3. Aussi était-il évident que les différents régulateurs allaient s’emparer du sujet, comme dans cette décision de la Securities and Exchange Commission (SEC), du 3 octobre 2022, concernant Kim Kardashian.

Pour la SEC, Mme Kardashian est une personnalité médiatique et une femme d’affaires bien connue. Il est vrai qu’au moment des faits qui lui étaient reprochés, son compte Instagram était suivi par près de 225 millions de comptes, ce qui témoigne, on en conviendra sans peine, d’une certaine audience que l’on pourrait qualifier, sans exagération, de planétaire. Aussi, compte tenu de cette dimension, quand la célèbre influenceuse entend se préoccuper d’investissements financiers, le gendarme boursier doit s’en préoccuper, surtout s’il s’agit d’instruments aussi risqués que des crypto-actifs. Son intervention dans ce domaine s’est soldée par la constatation très nette d’une violation par Mme Kardashian des dispositions de la loi américaine sur les valeurs mobilières. Pour l’écrire simplement, l’un de ses « post » avait promu un crypto-actif, sans qu’elle ne révèle qu’elle avait touché une somme à cette fin. C’est tout l’enjeu du dossier, initié dans le cadre d’une procédure de cease-and-desist proceedings, conformément à l’article 8A du Securities Act de 1933. Soulignons d’emblée, comme le rappelle la SEC, que Mme Kardashian a fait preuve de coopération.

Mais revenons rapidement sur les faits de cette affaire avant d’initier quelques éléments de réflexion, à l’heure où les superviseurs européens réfléchissent à cette question délicate. La publication à l’origine des difficultés de l’influenceuse devant la SEC date du 13 juin 2021. Mme Kardashian a fait la promotion d’un jeton numérique, en vente depuis le mois de mai. Le « post » était ainsi conçu. Précédé d’une vidéo introductive dans laquelle l’influenceuse précisait qu’elle avait une grande annonce à faire, il indiquait que ce qu’elle allait dire n’était pas un conseil financier mais, en quelque sorte, le moyen, de partager ce que des amis venaient de lui dire sur des jetons. Un lien permettait de se rendre sur le site où lesdits jetons étaient commercialisés. Or, Mme Kardashian avait été rémunérée par la compagnie, par le biais d’un intermédiaire, à hauteur de 250 000 $. Dans la publication, il n’était nullement fait référence à ce paiement.

Pour la SEC, ce comportement est une violation de l’article 17b du Securities Act. En substance, ce texte interdit de faire la promotion d’un titre sans divulguer, le cas échéant, que l’on a été payé pour en faire la publicité, ainsi que le montant de la rémunération accordée (le texte est plus large dans son libellé). Or, le régulateur précise que cette publication est intervenue le 13 juin 2021, c’est-à-dire après avoir lui-même rappelé que les jetons peuvent être des valeurs mobilières, au sens du Securities Act, et que les émetteurs doivent en conséquence se conformer à cette législation de 1933 (v. le rapport d’enquête, en date du mois de juillet 2017). Pour la SEC, la violation était patente. La volonté de coopérer manifestée par l’influence a toutefois déterminé la SEC à entrer dans la procédure de l’article 8. Ainsi, au terme de l’order du 3 octobre 2022, Mme Kardashian s’est engagée à ne plus faire de promotion rémunérée de crypto-actifs pendant un délai de trois ans tout en s’acquittant, au-delà de la restitution des 250 000 €, d’une somme d’un million de dollars. Gageons qu’au-delà même de l’engagement souscrit, l’influenceuse devrait, à l’avenir, centrer ses conseils sur des produits différents et ne relevant pas de l’investissement financier.

L’affaire est néanmoins d’importance. Dans le communiqué de presse accompagnant la décision du 3 octobre, Gary Gensler, le président de la SEC, rappelle combien il est important de ne pas se fier, pour un investissement, aux seules recommandations d’une célébrité que l’on estime. L’investissement devrait être le résultat d’une décision objective, à partir de ses propres recherches, et non le produit d’incitations commerciales, fût-ce par des célébrités appréciées de leur public, dont l’impartialité peut parfois être discutée compte tenu de ce que l’influenceur est lui-même payé, dans certains cas, pour agir en ce sens. L’actualité, notamment aux États-Unis, a démontré que le régulateur peut trouver matière à s’inquiéter. Pendant la pandémie4, nombreux sont les influenceurs qui ont cédé aux sirènes de la publicité rémunérée et qui ont vanté les mérites de crypto-actifs ou se sont enthousiasmés lors de « la fièvre des SPAC » (Special Purpose Acquisition Company)5. Matt Damon, lui-même, a tourné dans une publicité en faveur d’une plateforme de crypto-monnaie. Le gendarme avait déjà alerté le public : son président a lui-même tourné une vidéo, disponible en ligne, dans laquelle il signale les dangers d’investissements suggérés par ce que l’on voit sur les réseaux sociaux. L’exemple du boxeur Logan Paul, relayé par le New York Times6, est édifiant. Sa promotion du Dink Doink ne mentionnait pas intéressantes compensations reçues. L’affaire a ensuite « complètement périclité. Ce n’est pas la première fois que la SEC intervient. Ainsi, en 2018, un boxeur avait également été condamné parce qu’il n’avait pas révélé à ceux qui le suivaient qu’il avait reçu 300 000 $ pour la promotion sur divers comptes d’un ICO. L’on ne peut que comprendre ces inquiétudes du régulateur : le public visé par les réseaux sociaux est jeune et moins rompu aux techniques habituelles de l’analyse financière. La culture « même », au cœur de la viralité des réseaux sociaux, peut se révéler très problématique et dangereuse pour ce qui concerne les investissements financiers.

Le phénomène revêt de surcroît une coloration particulière aujourd’hui, à l’heure où la SEC vient de se confronter à la situation de Mme Kardashian. Les marchés financiers se retournent ; les particuliers se retirent progressivement en raison des craintes que suscite le contexte géopolitique. La bulle crypto n’a pas totalement éclaté, mais elle s’est dégonflée. Certaines escroqueries se dévoilent, ce qui n’est pas totalement neuf. En somme, plus encore aujourd’hui, il est possible de se rendre compte de certains abus d’hier. Dès lors, quand ce qui s’est révélé une mauvaise affaire avait été recommandée, à l’époque, par un influenceur, le risque de retournement, quant à la psychologie des investisseurs, est évident. La recherche de responsables, à l’image de ce qui s’est passé pour l’affaire GameStop, est inévitable. Un investisseur pourrait estimer que l’influenceur est responsable des déconvenues financières intervenues en raison de ses conseils. Des actions en justice sont déjà intentées sur ce fondement aux États-Unis7.

L’actualité récente démontre que la France n’est pas épargnée par ce phénomène, même s’il revêt une intensité moindre, sans doute pour des raisons culturelles liées à la conception de l’investissement. L’on conserve en mémoire l’intervention de l’AMF face aux remarques postées sur un réseau social par une célébrité de la télé-réalité. Et cette même personne avait été condamnée à une amende, par la DGCCRF, pour ne pas avoir divulgué qu’elle avait reçu une rémunération pour faire la publicité d’une offre de trading sur son compte snapchat8. En l’état, le droit français est à même de sanctionner un comportement du type de celui de Kim Kardashian. L’article 20 du règlement MAR précise que « les personnes qui produisent ou diffusent des recommandations ou d’autres informations recommandant ou suggérant une stratégie d’investissement veillent, avec une diligence raisonnable, à ce que l’information soit présentée de manière objective et à ce qu’il soit fait mention de leurs intérêts ou de l’existence de conflits d’intérêts en rapport avec les instruments auxquels se rapportent ces informations ». Plus généralement, l’influenceur doit alerter lorsque le contenu qu’il diffuse – c’est-à-dire ce qu’il recommande – est sponsorisé. C’est à cette seule condition que la publicité est loyale, étant donné que l’influencé peut, au moins formellement, se rendre compte de la qualité du conseil.

L’Autorité européenne des marchés financiers réfléchit à cette question des « finfluenceurs ». Dans cette hypothèse, « (…) l’influenceur fournit du contenu sur des sujets financiers comme des investissements »9. Plusieurs pistes sont proposées. Pour l’AEMF, la responsabilité de l’entreprise, avec laquelle coopère le « finfluenceur » est un élément central. Mais faut-il encadrer spécifiquement cette catégorie particulière d’influenceur ? La particularité de l’investissement financier, et la spécificité du public, plus jeune et moins expérimenté, milite pour une réponse positive. L’on ne saurait donner un conseil financier, avec une telle audience, sans aucun contrôle. Les analystes financiers sont encadrés ; il pourrait en aller de même des influenceurs financiers. Il ne s’agit pas de brimer la liberté d’expression des influenceurs, ni même de ne pas admettre qu’une erreur, dans le conseil, est envisageable. Il s’agit de reconnaître que la protection des utilisateurs de réseaux sociaux est essentielle spécialement lorsque le risque est de nature financière. La viralité de ces plateformes est telle qu’il n’est pas envisageable de laisser proliférer anarchiquement des conseils. Cette spécificité appelle un encadrement particulier. La transparence complète est un minimum. Sans doute doit-on aller plus loin. À l’été 2022, l’AMF et l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) ont annoncé travailler à la possibilité d’un « certificat de l’influence responsable »10. C’est une très heureuse nouvelle. Un premier pas d’une démarche qu’il faut absolument encourager.

En attendant qu’une réforme intervienne, la décision de la SEC aura peut-être de l’influence sur le secteur. En tout cas, à plus d’un million de dollars la publication, il est fort probable qu’elle exerce une influence sur le contenu de l’influence de Mme Kardashian.

 

 

 

1. T. de Ravel d’Esclapon, L’affaire GameStop et les épisodes de « frénésie boursière » : le mot de l’AEMF, note sous AEMF, Statement, 17 févr. 2021, ESMA70-155-11809, RTD com. 2021. 394 .
2. V. par ex., AMF, Les investisseurs particuliers et leur activité depuis la crise covid : plus jeunes, plus nombreux et attirés par de nouveaux acteurs, étude E. Chatillon, M. Degryse et S. Frenay, nov. 2021.
3. B. Bouchaud, Même les particuliers pourraient bientôt lâcher Wall Street, Les Échos, 15 sept. 2022, p. 27 ; Les boursicoteurs français passent à la vente, Les Échos, 12 juill. 2022, p. 23.
4. M. Goldstein, Kardashian Pays $1.26 millions To Settle Charges by the SEC, The New York Times, 4 oct. 2022, sect. B, p. 4
5. L. Boisseau, La fièvre des SPAC s’empare de l’Europe, Les Échos, 16 mars 2021, p. 21.
6. D. Yaffe-Bellany, Beware the Crypto Hype From Celebrities Who Are Cashing In, The New York Times, 1er juin 2022, sect. B, p. 1.
7. Ibid.
8. J. Boobe, L’AMF veut encadrer le secteur des influenceurs sur les produits financiers, Les Échos, 26 juill. 2022, p. 11.
9. AEMF (ESMA), Final report on the European Commission mandate on certain aspects relating to retail investor protection, 29 avr. 2022 – ESMA35-42-1227
10. J. Boobe, L’AMF veut encadrer le secteur des influenceurs sur les produits financiers, art. préc.