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Le droit en débats

Un pied dans le (co)vid : prise de position, le risque pénal de la « faute délibérée » existe bien pour les chefs d’entreprise

Puisque le débat est ouvert, il faut bien prendre le risque (bien ridicule au regard des risques réels induits par la maladie dont il est question) de prendre position.

Par David Marais le 20 Mai 2020

Plus précisément, d’éminents confrères ont, au regard des premiers éléments en leur possession :

• pour certains, estimé que les dirigeants d’entreprise dont les salariés seraient exposés ou contaminés par le covid-19 n’auraient sans doute rien à craindre des autorités. Pour eux : « plusieurs obstacles s’opposent à ce que soit engagée cette responsabilité pénale »1 ;

• pour d’autres, plus spécifiquement soutenu que, si la responsabilité pénale du dirigeant était possible dans ces circonstances, elle ne pourrait pas être retenue dans le cadre spécifique de « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité » visée à l’article 121-3, alinéa 4, du code pénal2.

Si la première objection nous semble bien peu réaliste, la seconde nous semble objet d’une discussion intéressante dans laquelle nous prendrons une position inverse à celle soutenue majoritairement, en allant dans le sens de la possibilité d’une faute « délibérée ».

L’évidence d’un risque pénal des chefs d’entreprise

Sauf délégation de pouvoirs3, le chef d’entreprise est considéré comme responsable pénal de tout manquement aux règles d’hygiène et de sécurité commis dans son entreprise4. Si ce manquement va jusqu’à créer un grave danger5, ou, pire, des blessures ou la mort, il peut être, comme la société qu’il dirige, poursuivi pour mise en danger délibérée6, blessures7 ou homicide involontaire8. Toutefois, l’autorité de poursuite devra démontrer la réalité des manquements aux règles de sécurité. Si la société peut être condamnée sur faute simple (négligence, imprudence, manquement à une obligation même générale de sécurité)9, le chef d’entreprise sera lui condamné si est démontrée une faute « lourde » : « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité » (en plus court : faute délibérée) ou « faute caractérisée »10. En effet, il est traditionnellement et logiquement intégré dans la catégorie des « personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage »11.

Les obligations de sécurité issues du droit « covid-19 »12 s’appliquent-elles aux entreprises ?

Les textes de mars 2020 exigent, « afin de ralentir la propagation du virus », en sus de l’absence de déplacements non nécessaires, que « les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites “barrières”, définies au niveau national, [soient] observées en tout lieu et en toute circonstance ».

« En tout lieu » : à l’évidence ces obligations nouvelles d’hygiène et de sécurité s’appliquent donc aux entreprises.

Toute violation (un employeur exigeant la présence physique des salariés alors qu’elle n’était pas nécessaire et/ou un travail exercé sans que les « mesures barrières » soient respectées et que les salariés soient ainsi exposés ou, pire, contaminés) sera donc susceptible de constituer une infraction au droit pénal du travail.

Le risque est donc réel.

Ce risque a été selon nous aggravé par les premières décisions de justice, bien que rendues au civil.

En effet, si les décisions Amazon13 confirment14 la méthode15 de mise en place des mesures barrières, ces mesures ne sont en rien délimitées. Bien au contraire, le juge semble étendre cette notion en exigeant des mesures non prévues par le corpus de textes « covid-19 » : que l’évaluation des risques se fasse de manière « fine »16 et situation de travail par situation de travail17, que le personnel ait des formations spécifiques18 ou encore en y incluant la manipulation d’objet19, le port des masques ou l’obligation de respecter le droit sur les risques biologiques20.

Le flou, voire l’extension de la notion de « mesure barrière », comme le fait que, par nature, le juge intervienne a posteriori sur des situations ayant provoqué un accident du travail, génère le risque que celui-ci estime systématiquement insuffisantes ou insuffisamment efficaces les mesures barrières prises par l’entreprise.

Reste à savoir sur quelle faute – délibérée, caractérisée –, la responsabilité du chef d’entreprise pourrait être retenue dans ce cadre.

Les fautes pouvant être retenues contre un chef d’entreprise : faute caractérisée et faute délibérée

La faute caractérisée…

La possibilité de retenir la faute « caractérisée » contre un employeur qui ne mettrait pas en place les mesures barrières et provoquerait ainsi la contamination d’un salarié nous semble assez évidente.

En effet, au flou des mesures à mettre en place pour être en conformité avec l’obligation de respecter et faire respecter les règles de sécurité dans l’entreprise s’ajoute le flou de cette notion.

Rappelons que la faute caractérisée est considérée comme une faute d’une particulière intensité, qui exposait autrui à un risque (prévisible) d’une particulière gravité et dont il est prouvé que l’auteur ne pouvait ignorer ce danger mais l’a tout de même volontairement bravé.

La problématique de la connaissance du risque ne faisant aujourd’hui plus de doute, le risque de condamnation tient donc sur la question de la « particulière intensité » de la faute, qui doit être « impardonnable »21, « intolérable »22, selon la doctrine. Or l’interprétation de cette qualité est totalement subjective et donc particulièrement souple.

Il a ainsi été jugé que le défaut de formation des salariés peut constituer une « faute caractérisée »23 ou le fait de ne pas prendre toutes les mesures de sécurité appropriées24, de même que le fait d’avoir sous-estimé une situation à risque25.

Ce qui ouvre ainsi en grand les portes des tribunaux contre les chefs d’entreprises qui n’auraient pas mis en place, ou pas assez bien, les mesures barrières, dont, rappelons-le, aucun texte ne donne la liste ou le « mode d’emploi » réglementaire.

… mais aussi la faute délibérée

Mais le débat le plus intéressant se porte sur la « faute délibérée ». Comme nous l’indiquions, souvent, les commentateurs semblent l’exclure sur un point simple : les textes « covid-19 » ne posent que des obligations générales et non des obligations « particulières ». En effet, n’entrent dans cette seconde catégorie que les règles constituant un « modèle de conduite circonstanciée précisant très exactement la conduite à avoir dans telle ou telle situation »26, « le texte doit être suffisamment précis pour que soit déterminable sans équivoque la conduite à tenir dans telle ou telle situation et pour que les écarts à ce modèle puissent être aisément identifiés »27.

Nous adhérons à cette interprétation : les textes covid-19, ne définissant ni ne listant les mesures barrières, posent des obligations « générales » et non « particulières » de sécurité28. Ces textes ne peuvent donc servir de base à la seconde faute définie par l’article 121-3, alinéa 4.

Mais, selon nous, cela ne suffit pas à éliminer le risque de la qualification de faute délibérée.

En effet, une leçon ressort clairement des décisions rendues à ce jour : le juge a parfaitement compris que le corpus de textes sur le covid-19 n’intègre aucune « obligation particulière », il a donc décidé d’intégrer ce risque sanitaire dans… les textes du code du travail portant des obligations, plus ou moins29, particulières : obligation d’évaluation des risques (C. trav., art. L. 4121-2), de mettre à jour le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) (art. L. 4121-3 et R. 4121-1 s.), de formation spécifique (art. L. 4142-1), l’aménagement des lieux de travail (art. L. 4221-1 s.) ou la fourniture d’équipements de travail adaptés (art. L. 4321-1 s.), le respect des règles sur les risques biologiques (art. R. 4422-1).

Or ces obligations ainsi visées par le juge civil ont déjà permis à la chambre criminelle de la Cour de cassation de servir de fondement pour retenir une « violation manifestement délibérée » à l’encontre de prévenus : obligation d’évaluation des risques30, de mettre à jour le DUERP31, de formation spécifique32, l’aménagement des lieux de travail33 ou la fourniture d’équipements de travail adaptés34. Il est de plus clair qu’un juge pénal n’hésiterait pas à qualifier d’obligations particulières les exigences des articles R. 4421-1 du code du travail sur les risques biologiques, dont le tribunal judiciaire de Lille réclame l’application au groupe Carrefour35.

Les manquements à ces obligations « particulières » issues non des textes covid-19 mais du code du travail, retenues uniquement au civil – pour l’instant – contre Amazon, La Poste ou Carrefour pourraient donc bien, demain, constituer une « faute délibérée » contre un employeur qui se refuserait à les mettre en place. Avec cette précision, encore, qu’à ce jour, l’employeur ne sait pas, et ne peut pas savoir, quelles obligations du code du travail pourraient demain être jugées comme ayant dû être respectées – qui aurait pu imaginer que Carrefour devait appliquer les règles liées au risque « biologique » au même titre qu’un laboratoire ? – et avec cette difficulté que les mesures connues elles-mêmes sont très variables – le masque en est un bel exemple.

Mais – au-delà du plaisir intellectuel de profiter du confinement pour échanger des arguments par article interposé – quel est l’enjeu de cette discussion ?

L’enjeu est en réalité important.

La qualification de faute délibérée, à l’inverse de la faute caractérisée, ouvre la possibilité de poursuivre les délits de mise en danger et de blessures les blessures involontaires de moins de trois mois d’ITT. Elle aggrave également les infractions d’homicide et de blessures involontaires ayant causé un ITT de plus de trois mois.

Elle étend donc le risque de plaintes, qui se multiplient, de relevés d’infraction par les inspecteurs du travail, qui sont freinés à leur grand déplaisir36, comme de poursuites et, in fine, de condamnations.

C’est, selon nous, ce qui nous attend dans les mois et années à venir.

Pour conclure, il nous semble amusant d’ouvrir un autre débat. Certains commentateurs ont souligné que le meilleur moyen de défense des entreprises restait dans le lien de causalité : il serait impossible de prouver que la maladie a bien été contractée dans l’entreprise, donc impossible de la poursuivre37. Ce n’est malheureusement pas, ou plus, tout à fait vrai.

Les différentes décisions d’avril 2020 et notamment les décisions Amazon valident, comme respectant le devoir de sécurité (et le rendent de ce fait obligatoire si l’on veut être dans la conformité), le processus mis en place par Amazon pour… identifier et suivre les chaînes éventuelles de contamination de salarié à salarié. Cette identification passe par l’interrogation des salariés pour savoir avec qui ils interagissaient, la vérification de leurs horaires et les vidéosurveillances les concernant. Bien entendu, le juge exige également que tout acte effectué, toute mesure ou procédure mise en place, en lien avec le risque covid-19, soit documenté et que ces écrits restent à la disposition des autorités publiques.

En clair, l’entreprise constituera et donnera, un peu contrainte et forcée, la preuve de ce que la maladie a bien été contractée en son sein…

Ceci pose évidemment le problème du droit de ne pas s’auto-incriminer, qu’il sera intéressant d’amener par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel.

Pourra-t-on le soulever utilement devant le juge ? concrètement, face à un contrôle ?

 

 

Notes

1. L. Mongin-Archambeaud et L. Champetier, Quels obstacles à la responsabilité pénale de l’employeur dont les salariés se rendent sur leur lieu de travail pendant la crise sanitaire du Covid-19 ?,
Le monde du droit, 24 avr. 2020.

2. S. Schapira, Responsabilité pénale de l’entreprise face au covid-19 : premier état des lieux, Dalloz actualité, Le droit en débats, 9 avr. 2020.

3. Jurisprudence constante depuis Crim. 28 juin 1902.

4. Jurisprudence constante depuis Crim. 23 nov. 1950.

5. De mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.

6. C. pén., art. 223-1.

7. C. pén., art. 222-19 et 222-20.

8. C. pén., art. 221-6.

9. C. pén., art. 121-3, al. 3.

10. C. pén., art. 121-3, al. 4

11. V. not. circ. du ministère de la justice, 11 oct. 2000 (CRIM 2000-09 F1/11-10-2000).

12. Not. décr. n° 2020-293, 23 mars 2020, v. égal. arr. des 14 et 15 mars 2020.

13. TJ Nanterre, réf., 14 avr. 2020, Amazon, n° 20/00503 ; Versailles, 24 avr. 2020, RDT 2020. 351, obs. F. Guiomard .

14. Ministère du travail, doc. Questions-réponses, 28 févr. 2020.

15. Évaluation fine et permanente de tous les risques liés au covid-19, y compris psychosociaux, et des process, notamment face à une contamination avérée, en concertation avec le CSE et les représentants du personnel, dont le résultat doit être formalisé par écrit et transmis aux salariés, notamment par l’information et la formation.

16. TJ Paris, réf., 9 avr. 2020, La Poste, n° 20/52223, RDT 2020. 351, obs. F. Guiomard .

17. TJ Lille, réf., 14 avr. 2020, Amazon, La Poste et Carrefour, n° 20/00386 ; 24 avr. 2020, n° 20/0395, RDT 2020. 351, obs. F. Guiomard .

18. Décis. Amazon et Carrefour, préc.

19. Décis. Amazon, La Poste et Carrefour, préc.

20. Décis. Carrefour.

21. A. Sériaux, L’appréciation de la faute pénale d’imprudence en droit français contemporain, RSC 2017. 231 .

22. Rép. pén., Violences involontaires : théorie générale, par Y. Mayaud, nos 241 s.

23. Crim. 17 févr. 2009, n° 08-85.073, Dalloz jurisprudence.

24. Crim 31 août 2011, n° 10-88.093.

25. Crim. 28 oct. 2015, n° 14-83.093.

26. M. Puech, De la mise en danger d’autrui, D. 1994. 153 .

27. J.-Cl., art. 221-3, par D. Caron, C. Carbonaro, fasc. 20, n° 14.

28. La question se posera également, mais sans doute dans le même sens, pour le « protocole national de déconfinement » du 3 mai 2020.

29. À propos des jurisprudences citées dans ce paragraphe, A. Cerf-Hollender notait qu’à leur lecture, « la distinction entre obligation particulière et générale tend à s’estomper ». Rép. trav., Droit pénal du travail – Responsabilités, n° 176.

30. Par ex. Douai, 6e ch., 6 mars 2008, Sté Alstom Power Boilers, n° 07/02135.

31. Crim. 22 juin 2004, n° 03-85.273 ; 30 oct. 2012, n° 11-88.675 ; 28. oct. 2015, n° 14-83.093, Dalloz jurisprudence.

32. Crim. 25 avr. 2017, n° 15-85.890, Dalloz actualité, 9 mai 2017, obs. D. Goetz ; D. 2017. 989 ; RSC 2017. 288, obs. Y. Mayaud .

33. Crim. 24 juin 2014, n° 13-81.302, Dalloz actualité, 16 juill. 2014, obs. F. Winckelmuller ; D. 2014. 1455 ; ibid. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; RDI 2014. 521, obs. G. Roujou de Boubée ; Dr. soc. 2015. 159, chron. R. Salomon ; RSC 2018. 887, obs. Y. Mayaud .

34. Crim. 28 mars 2018, n° 17-82.455, Dalloz jurisprudence.

35. TJ Lille, réf., 14 avr. 2020, n° 20/00386 ; 24 avr. 2020, RDT 2020. 351, obs. F. Guiomard .

36. M. Couraud, Coronavirus. Les inspecteurs du travail peuvent-ils encore contrôler ?, Ouest France, 7 avr. 2020 ; G. Fourgeaud, Coronavirus : le ministère du travail entrave-t-il les inspecteurs du travail à cause du covid-19 ?, France Bleue, 17 avr. 2020.

37. V. par ex. S. Schapira, art. préc.