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Le droit en débats

Urgence sanitaire et police administrative : point d’étape

Pour la bonne cause, sans doute, la crise sanitaire a conduit, et conduira encore, à l’édiction de très nombreuses mesures de police administrative restreignant les libertés de circulation et de réunion.

Par Nil Symchowicz le 31 Mars 2020

Ce que l’on retiendra de ces mesures, une fois la tempête passée, au-delà, naturellement, de leur caractère aussi exceptionnel qu’inédit, et dont il ne faudra surtout pas s’interdire d’en vérifier la bonne proportionnalité, c’est d’abord l’extraordinaire désordre qui les a caractérisées. Comme nous l’avions déjà relevé dans les colonnes de l’AJDA (AJDA 2020. 545 ), ce désordre a commencé, avec les interdictions des rassemblements. Une grande confusion ressortait de ces premières mesures, portant aussi bien sur leur forme, que sur leur fondement légal. À cela se sont ajoutés, dans les jours qui ont suivi, concernant la fermeture des lieux recevant du public, des arrêtés successifs, pris dans la précipitation, nécessitant immédiatement, et inévitablement, plusieurs correctifs ou compléments, en raison d’approximations, d’erreurs ou d’oublis. Puis le décret n° 2020-260 du Premier ministre du 16 mars 2020 est venu instituer le confinement (Dalloz actualité, 18 mars 2020, obs. T. Bigot). Pris en marge du cadre légal spécifique prévu par l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, sa légalité, comme l’a relevé le Conseil d’État dans son ordonnance du 22 mars 2020 (CE 22 mars 2020, n° 439674, Syndicat Jeunes médecins, AJDA 2020. 655 ), ne tient qu’à l’application, au demeurant discutable, de la théorie des circonstances exceptionnelles. Lui aussi, mais cette fois-ci sur injonction critique du Conseil d’État, nécessitera d’inévitables correctifs. 

Cette succession d’actes imparfaits, approximatifs, aux fondements légaux incertains, est évidemment regrettable, aussi bien pour le respect minimal dû à l’exercice de nos libertés fondamentales, que pour la sécurité juridique d’opérateurs économiques exsangues. Et la situation d’urgence ne peut constituer une excuse. L’ampleur et la gravité des mesures prises justifient en effet d’autant plus que soient édictés des actes irréprochables.

Mais c’est ensuite, et peut-être surtout, la surenchère des mesures de police locale (entre les deux tours des élections municipales) qui est sérieusement préoccupante, et dont le mouvement ne semble pas devoir s’arrêter.

Fleurissent en effet dans toute la France de nombreux arrêtés, souvent illimités dans le temps, pris « jusqu’à nouvel ordre », relatifs à des interdictions de circulation sur certaines zones, 7j/7, 24h/24. Des couvre-feux sont institués et des limitations de distances de sorties, allant bien en deçà du rayon d’un kilomètre prévu par le décret du 16 mars 2020, sont parfois décidés. Les arrêtés ne s’embarrassent guère de motivation. La lutte, que tout le monde souhaite, contre l’épidémie en constitue presque le seul motif.

De fait, les communes, les unes après les autres, jour après jour, se plagient et adoptent ainsi des décisions similaires. Elles oublient que la vérité à Nice ou à Paris n’est pas la même dans toutes les communes de France. Mais les maires croient pouvoir s’investir de la mission de gérer la crise sanitaire en aggravant des mesures déjà sévères. Bien plus (ou bien pire), concernant les couvre-feux, ils sont incités, par le ministre de l’Intérieur (qui n’a pourtant aucune compétence en matière de police administrative), à les édicter, non pas sur certaines zones du territoire municipal, mais de manière générale et absolue, « sur tout le territoire » ; non pour des motifs d’ordre public, mais, nous explique-t-on, « pour ne pas stigmatiser les quartiers ». Les Maires sont ainsi invités, par un ministre d’une République ayant déjà considérablement porté atteinte aux libertés fondamentales, à commettre une double illégalité, en inventant un nouveau motif de police (la non-stigmatisation des « quartiers ») et en assurant la promotion des interdictions générales absolues, par nature suspectes (CE 4 mai 1984, Guez, AJDA 1984. 393).

Pourtant, on sait depuis presque 120 ans (CE 7 juin 1902, Maire de Néris-les-Bains, GAJA, n° 9) que seules des circonstances locales particulières peuvent justifier l’édiction de mesures de police plus sévères que celles prises par l’État. Le décret du 16 mars 2020 et le Conseil d’État viennent au demeurant de le rappeler. Les maires ne sont en effet nullement charge de la police sanitaire nationale. Seul leur incombe le maintien de l’ordre public local. Et le droit les oblige à ne prendre que des mesures adaptées, nécessaires et strictement proportionnées.

Dès lors, tout simplement, parce que, même en période d’épidémie, la liberté est la règle et l’intervention de police l’exception, il est probable que nombre de ces décisions, qui ne font pas dans la dentelle, soient peu compatibles avec la jurisprudence qui impose, elle, au contraire, une approche tout en nuances.

Sans doute ces mesures ne donneront-elles lieu à aucun déféré préfectoral de la part d’un État qui les encourage. Sans doute, encore, peu de recours de tiers seront introduits, car, par les temps qui courent, et dans un climat un peu délétère, les requérants potentiels pourraient être rangés dans la catégorie des mauvais citoyens, davantage soucieux de leurs intérêts égoïstes, que de la sécurité sanitaire.

Le droit mériterait cependant, avec vigueur, d’être rappelé. Car aux dernières nouvelles, il existe encore. Pour cette crise, comme pour les prochaines, aucun état d’urgence, aucune panique, aucune épidémie, ne justifient qu’il soit mis en sommeil.