L’arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 2019 (n° 18-82.833, Bull. crim. n° 25 ; Dalloz actualité, 1er févr. 2019, obs. D. Goetz ; D. 2019. 361 , note E. Dreyer ; ibid. 945, point de vue M. Daury-Fauveau ; ibid. 1929, édito. D. Cohen ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2019. 153, obs. A. Darsonville ; RSC 2019. 88, obs. Y. Mayaud ) étendant l’interprétation de la notion de surprise constitutive du viol a été largement et richement commenté par d’éminents auteurs, qui l’ont généralement approuvé. Après ces maîtres, il peut paraître surabondant et prétentieux d’ajouter encore quelques observations. Mais, lorsqu’une décision présentée comme un principe est susceptible d’orienter le cours de la justice, pourquoi le praticien chargé de veiller à l’application de la loi éclairée par les interprétations de la jurisprudence et de la doctrine devrait-il garder le silence ? Car la façon de concevoir in abstracto la surprise constitutive du viol n’est pas sans conséquence sur la réflexion des professionnels en charge du cas très concret soumis à leur jugement devant la cour d’assises. L’interprétation par la doctrine et la jurisprudence de la loi s’accorde-t-elle avec le « bon sens » que, par son expression, la volonté générale a cru traduire en définissant l’infraction ?
Cet arrêt énonce donc que « l’emploi d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de son auteur pour surprendre le consentement d’une personne et obtenir d’elle un acte de pénétration sexuelle constitue la surprise au sens de l’article 222-23 du code pénal ». Cette décision n’a, pour lors, inspiré que le rejet du pourvoi formé contre l’arrêt d’une chambre correctionnelle qui avait condamné une personne ayant procédé de façon très semblable (4 sept. 2019, n° 18-85.919, Dalloz actualité, 14 oct. 2019, obs. J. Gallois ; D. 2019. 2071 , note C. Dubois ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ). Pourtant, sa relecture, ainsi que celle de l’avis de l’avocat général dont la richesse fouette et stimule la réflexion, a eu pour effet paradoxal d’aiguillonner notre esprit critique au point de mettre en doute la pertinence de la formule.
Rappelons très sommairement les faits : quatre femmes s’estiment victimes d’un viol commis par surprise car, ayant voulu des relations sexuelles et ayant accepté d’avoir les yeux bandés lors de leur rencontre – promise comme devant être « magique » – avec celui qu’elles croyaient être un Adonis inconnu, mais vu sur une photo diffusée sur internet, s’aperçoivent, lorsqu’après l’acte elles retirent le bandeau, que l’amant éphémère n’était qu’un « vieillard ventru à la peau fripée ».
La chambre de l’instruction d’Aix-en-Provence avait dit n’y avoir lieu à suivre pour les motifs suivants : « le stratagème utilisé [le fait de se présenter sous un faux nom et en usurpant la photo d’un mannequin pour séduire les internautes] a pu incontestablement constituer un moyen pour amener les plaignantes à se présenter au domicile de [la personne mise en examen] en vue de relations sexuelles, mais, dès cet instant, les conditions qui leur étaient posées [se dénuder et mettre un bandeau sur les yeux] pouvaient parfaitement être refusées et impliquaient, en tout cas, la découverte ultérieure de leur partenaire. La question de savoir ensuite si ladite découverte allait s’avérer agréable ou non n’a pas pu échapper aux plaignantes qui en ont cependant accepté le risque réel, s’agissant d’un individu rencontré sur internet, sur lequel elles ne disposaient d’aucun renseignement autre que ceux qu’il avait bien voulu leur fournir et dont le profil de “prince charmant” ne pouvait manquer de susciter quelques interrogations. La notion de surprise, qui ne peut pas être assimilée au sentiment d’étonnement ou de stupéfaction de la victime, ne saurait donc davantage s’accommoder d’une quelconque subjectivité liée au caractère bon ou mauvais de ladite surprise… »
Contrairement à une première impression, il n’y a rien de commun entre cette affaire et l’espèce jugée par l’arrêt du 25 juin 1857 (Bull. crim. n° 240) ayant pour la première fois considéré que la surprise pouvait être un élément constitutif du viol. Il s’agissait alors du fait, par une femme qui s’était couchée sans attendre le retour de son mari, de subir un acte de pénétration sexuelle de la part d’un individu qui s’était introduit par ruse dans la maison et jusque dans le lit où la victime s’était assoupie. Un cas assez semblable avait été plus récemment jugé dans le même sens (Crim. 11 janv. 2017, n° 15-86.680 P, Dalloz actualité, 20 févr. 2017, obs. J. Gallois ; D. 2017. 162 ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ). Assurément, la femme ensommeillée, à plus forte raison si elle est ivre ou droguée, n’est pas à même d’imaginer qu’un autre que son époux ou son compagnon profite de son sommeil pour abuser d’elle. C’est ainsi que, depuis le XIXe siècle, la surprise était comprise comme la ruse, le traquenard, le guet-apens, l’embuscade, etc., tout moyen permettant, en faisant l’économie de la violence, de se rendre maître d’une personne qui, ne pouvant avoir conscience du piège, en était totalement victime.
Mais, en 2019, pour l’avocat général, « le fait d’accepter le risque d’avoir une relation sexuelle, sans le voir, avec un individu rencontré sur internet, sur lequel elles ne disposaient d’aucun renseignement autre que ce qu’il avait bien voulu fournir, s’il atteste de la crédulité des victimes et de leur éventuelle difficulté à appréhender les mondes virtuels et réels, ne peut, en tant que tel, établir leur consentement ». Sans doute, le bandeau retiré, ces femmes pouvaient se dire qu’elles n’auraient pas été consentantes si elles avaient su… Pour autant, il n’a jamais été soutenu que la déception avait des effets rétroactifs sur le consentement. C’est si vrai qu’en l’espèce, après avoir surmonté son désappointement, l’une des femmes, qui n’a pas voulu porter plainte, avait fini par nouer des relations amicales avec l’accusé.
Et, de toute façon, l’absence de consentement ne suffit pas à faire de la pénétration sexuelle un crime. Le code pénal ne définit pas le viol comme l’acte de pénétration sexuelle non consentie. Il n’invite pas à sonder les pensées et les intentions de la victime. Il n’incrimine que la pénétration commise par violence, contrainte, menace ou surprise, éléments constitutifs objectifs imputables au seul auteur et indépendants du comportement de la victime dont ils permettent évidemment de présumer l’absence de consentement. La loi ne peut, sans risque pour les libertés, s’aventurer sur le terrain de la psychologie et tenir pour constitutif d’un crime un élément tiré de la subjectivité de la victime.
Mais la chambre criminelle va plus loin : la surprise constitutive du viol peut être aussi « l’emploi d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de l’auteur pour surprendre le consentement ». Autrement dit, la surprise n’est plus l’un des moyens de soumettre autrui pour commettre une pénétration sexuelle ; c’est le moyen d’obtenir le consentement. C’est un peu comme si soustraire une chose frauduleusement, donc sans consentement, ou obtenir frauduleusement le consentement à la remise de la chose étaient parfaitement identiques. Certes, nous ne sommes pas dans le domaine des atteintes aux biens, mais, si, lorsqu’il s’agit d’un délit, la loi estime nécessaire de distinguer les modi operandi et d’énumérer les moyens frauduleux permettant d’escroquer autrui, à plus forte raison devrait-elle en faire autant lorsqu’il s’agit d’un crime.
L’arrêt juge donc que les faits constituent un viol par surprise parce que l’auteur s’est fait passer pour ce qu’il n’était pas auprès de personnes qui, de toute façon, ne savaient pas qui il était mais qui acceptaient d’avoir des relations sexuelles avec un inconnu qu’elles avaient imaginé connaître en se nourrissant de messages électroniques. Ce qui revient à dire que la personne qui prend ses désirs pour des réalités est victime de celui qui suscite ses fantasmes. Psychologiquement, il se peut que ce soit vrai, mais une telle probabilité ne saurait suffire à en faire un principe juridique.
Certes, l’accusé était d’un rare cynisme. Mais les parties civiles n’étaient ni mineures ni sous tutelle. Qu’est-ce qui les distinguait des dizaines d’autres femmes que l’enquête avait identifiées et qui n’avaient pas jugé bon de porter plainte ? Cette question provoque un nouvel étonnement : pourquoi le crime n’est-il retenu qu’à l’égard des seules plaignantes alors que tant d’autres se sont fait abuser ? Pas plus qu’aucun crime, la poursuite du viol n’est dépendante d’une plainte de la victime. Précisément, un crime est d’abord et avant tout une atteinte majeure aux principes essentiels de la République. Il ne s’agit pas d’une infraction dont la gravité serait relative à la sensibilité de telle ou telle personne, mais d’un forfait dont la portée concerne la société tout entière et dépasse chacune des parties civiles. Dans la logique de nos institutions, tout crime doit être poursuivi d’office, même sans plainte. Si bien qu’en l’occurrence, cette poursuite très partielle instille le doute : ou tous les faits semblables sont des viols, ou aucun ne l’est. Il en résulte qu’en délaissant le plus grand nombre pour n’en renvoyer que quatre aux assises, la justice semble rester dans l’incertitude de la pertinence de la qualification ainsi que de son intervention.
Après plus de quarante ans comme représentant du ministère public, notamment aux assises, il nous vient alors cette interrogation généralement tenue pour aussi triviale que méprisable et qui, pourtant, garde son importance : est-il raisonnable économiquement autant que socialement de soumettre une telle affaire à la cour d’assises déjà tant encombrée ? Pourquoi ces femmes ne demanderaient-elles pas au juge civil ce qu’il pense du dommage dont l’article 1240 du code civil leur permet d’obtenir réparation ? Ce n’est pas parce que certains se méfient des rigueurs du droit civil que le droit pénal doit être interprété de façon extensible. Et puis, le droit n’est pas un jeu, et lorsqu’il devient une drogue, il ne peut plus garantir une conduite prudente du char de la justice.