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Portrait

François Mazon, d’une vie à l’autre

par Chloé Enkaoua, Journalistele 28 mars 2024

Des grandes entreprises aux salles d’audience, des roadshows aux plaidoiries, il n’y a qu’un pas que François Mazon a décidé de franchir à l’âge de cinquante ans. Le déclencheur ? Une mise en cause pénale alors qu’il était directeur général de Capgemini. Une expérience marquante qui lui a appris les rouages de la justice autant que donné l’envie de revêtir la robe, et qu’il met aujourd’hui au service de ses clients.

Le regard brillant, François Mazon débute le récit de son parcours en citant John Barrymore : « Les hommes deviennent vieux quand leurs regrets remplacent leurs rêves ». Des rêves, lui, il en avait plusieurs lorsqu’il était adolescent : devenir avocat, traverser l’Atlantique à la voile et habiter au bord de la mer. « J’ai réalisé les trois » sourit-il. Natif de Paris, il a en effet posé ses valises à Marseille il y a quelques années pour offrir à ses enfants un climat plus ensoleillé, et entamé sa traversée maritime en 2014. La robe noire, en revanche, il ne l’a endossée qu’après trente ans de carrière dans le monde de l’entreprise en France et à l’étranger. « J’ai toujours été fasciné par le métier d’avocat pénaliste dont, au départ, j’avais une image un peu romantique véhiculée par ce que je lisais ou voyais au cinéma », raconte-t-il. « Mais en même temps, j’étais passionné par les mathématiques et j’ai donc opté pour une prépa Maths Sup/Maths Spé avant d’intégrer Centrale pour suivre une formation d’ingénieur, option physique nucléaire. » Pour se confronter à d’autres sujets, François Mazon entreprend de faire ensuite Sciences Po, où il obtient un Master finance et fiscalité. « J’y ai notamment appris la prise de parole » souligne celui qui, aujourd’hui, est membre du Comité stratégique de l’école de droit de Sciences Po.

Déclics

Sa formation l’amène naturellement à entamer un parcours dans de grandes entreprises qui débute en 1983 chez le géant de l’informatique IBM. En 1987, le président de la société Éconocom le contacte pour lui proposer de partir diriger une joint-venture au Japon. Il y passe trois années passionnantes au milieu d’une culture dont il s’imprègne peu à peu, avant d’être rappelé en 1990 par son ancien patron d’IBM. Ce dernier vient en effet d’intégrer l’entreprise de services du numérique française Capgemini, et l’invite à l’y rejoindre. Retour à Paris, donc, où François Mazon prend rapidement des responsabilités de management d’équipe plutôt orientées vers le développement commercial. « J’ai beaucoup aimé faire cela ; la capacité à vendre, et donc la capacité de convaincre avec des mots, est aussi une qualité essentielle de l’avocat » assure celui qui, progressivement, gravit les échelons jusqu’à prendre la direction générale de toute la filiale française de Capgemini, qui représentait à l’époque 10 000 personnes et un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Gabrielle Rolland, alors directrice de la communication chez Capgemini et aujourd’hui consultante, se souvient d’un quotidien et de responsabilités managériales assez pesantes pour lui. « C’est à ce moment-là qu’il m’a confié qu’il avait toujours rêvé d’être avocat », rapporte-t-elle. « Je lui ai dit : mais alors, qu’est-ce que tu attends ? » Dès lors, elle n’aura de cesse de l’encourager à devenir ce qu’il veut être. « Ce qui l’amuse, c’est la gagne et les gros enjeux, comme un sportif », poursuit-elle. « Il a par ailleurs toujours trouvé les bons arguments pour vendre une mission. La plaidoirie a été un fil conducteur de son parcours, tant en entreprise que dans son métier actuel. »

Le deuxième déclic prendra la forme d’une mise en cause pénale : chez Capgemini, François Mazon est soupçonné de recel de favoritisme sur un marché public pour des faits datant de 1998. Un non-lieu est finalement prononcé près de dix ans plus tard mais pour le dirigeant, le mal est fait : après une perquisition, une garde à vue et un interrogatoire, et autant de nuits blanches, le traumatisme réveille ses rêves de jeunesse et son désir de changer de vie. Et surtout, la volonté d’accompagner ceux qui, comme lui, se retrouvent démunis face à une machine judiciaire écrasante et inflexible. « À quinze ans, je ne voyais que l’avocat en robe qui faisait des effets de manche et utilisait des locutions latines. Après cette expérience, j’ai perçu toute la complexité du raisonnement juridique », raconte-t-il. « Finalement, la défense pénale est ce qui se rapproche le plus du raisonnement scientifique : on confronte des faits à des textes. »

Baptême du feu

Pourtant, la reconversion ne s’opère pas immédiatement ; en 2004, après 15 ans chez Capgemini, François Mazon accepte la proposition d’une autre ESN tricolore, Steria, pour y devenir le CEO pour la France et l’Europe. Un déménagement à Marseille plus tard, en 2008, il se décide à sauter le pas : sa deuxième vie se fera en robe noire. Retour sur les bancs de la faculté, donc, sans équivalence ni passerelle mais grâce à une lettre de motivation maintes fois travaillée. Entré directement en 4e année à l’Université d’Aix-en-Provence, l’ex-dirigeant d’entreprise se retrouve alors au milieu d’étudiants ayant trente ans de moins que lui et, surtout, ayant bénéficié d’un début de cursus complet. « Je ne mesurais pas les difficultés auxquelles j’allais faire face avant de m’inscrire. Et heureusement, sinon je ne me serais jamais décidé », s’amuse-t-il. Titulaire d’un M1 de droit privé, il s’octroie ensuite une année supplémentaire pour préparer le CRFPA, tout en s’inscrivant en parallèle à un M2 de sciences criminelles. Ses diplômes en poche, il intègre l’école des avocats du Sud-Est mais se retrouve confronté à un autre problème : l’impossibilité de décrocher un stage… Grâce à l’un de ses professeurs, il poussera finalement les portes du cabinet des pénalistes Alain Molla et Christophe Bass à Marseille.

Sous la supervision de Christophe Bass, il affûte ses armes et ses arguments au cours d’un premier procès de taille : celui de l’affaire des prothèses mammaires PIP, au cours duquel son cabinet représentait le président du directoire. Un procès technique et « truffé d’expertises scientifiques sur la qualité du gel de silicone », délocalisé dans le parc des expositions de Marseille en présence de 7 500 parties civiles assistées par 350 avocats et, de l’autre côté, cinq prévenus conseillés par six avocats. « Ayant moi-même été dirigeant et mis en cause, j’ai beaucoup échangé avec le client, ce qui est rare pour un stagiaire », commente François Mazon. « Cela m’a permis de créer un lien de confiance avec lui. » À tel point que Christophe Bass lui propose de plaider une partie de l’argumentation ; il le fera sans robe, car il n’a à ce moment-là pas encore prêté serment, et en s’appuyant sur sa propre expérience. Pari gagné : suite à sa prestation de serment, François Mazon intègre le cabinet en tant que collaborateur. Il décide alors de se spécialiser en droit pénal des affaires, avec une activité dominante en prévention du risque pénal en entreprise et en défense des dirigeants confrontés à des enquêtes pénales. « Mon ambition était d’avoir rapidement mes propres clients », explique l’avocat. « C’est ce qui m’a permis de passer ensuite très rapidement associé. J’ai décidé de m’appuyer sur deux principaux canaux de développement de clientèle : la prescription d’avocats non-pénalistes, mais aussi la formation que j’ai conçue pour les dirigeants sur la prévention du risque pénal en entreprise. » Intitulée « Identifier, prévenir, réagir », cette formation représente à la fois pour lui un levier de notoriété et un vivier de potentiels clients.

Décoder les langages

Après quelques années aux côtés de Christoph Bass, François Mazon décide de s’associer début 2023 avec deux avocats parisiens : Étienne Arnaud et Jean Deconinck. « Pour devenir un cabinet qui compte en pénal des affaires, il me semblait indispensable d’avoir une équipe à Paris », explique l’associé. Implanté à Paris et Marseille, le cabinet Mazon Arnaud Deconinck est dédié au pénal général et au pénal des affaires. François Mazon, s’il réside toujours à Marseille, est quant à lui désormais amené à plaider aux quatre coins de la France, de Niort à Poitiers en passant par Aurillac ou Rennes. « Nous avons la chance d’avoir rencontré un associé qui connaît bien les rouages du monde de l’entreprise pour avoir été de l’autre côté de la barrière » se félicite Étienne Arnaud. « Il fait valoir l’expérience qui a été la sienne pendant toutes ces années, ce qui est très utile notamment dans les réunions à forts enjeux. » Jean Deconinck, lui, salue un très bon plaideur et un excellent technicien. « Il connaît parfaitement la procédure et se pose toujours les bonnes questions. Il fait preuve d’une fraîcheur intellectuelle rare dans ce métier. » Aujourd’hui, la structure compte quatre avocats à Marseille ainsi que deux associés et une collaboratrice à Paris. L’objectif ? « Créer un cabinet de référence en droit pénal des affaires en France », espère François Mazon.

Actuellement, 95 % de l’activité de l’associé est consacrée au pénal dans l’entreprise. Les 5 % restants sont des dossiers pénaux purs en défense criminelle. Dans ce cadre, François Mazon a notamment défendu en appel le tueur en série et braqueur français Patrick Salameh, surnommé le « Jack l’éventreur de Marseille ». « J’ai notamment plaidé pour lui une QPC devant le Conseil constitutionnel », raconte-t-il. « Je suis aussi devenu avocat pour ce genre de dossiers. » Mais au fil du temps, l’avocat s’est surtout spécialisé dans les accidents du travail, très fréquents en entreprise. « C’est l’un des rares domaines où ma compétence d’ingénieur trouve tout son sens », assure-t-il. « Ce sont toujours des raisons techniques qui conduisent à l’accident, et qu’il faut ensuite transformer en raisonnement juridique. » Jean-Marie Jacquier, directeur juridique de Dodin Campenon Bernard, filiale du groupe VINCI Construction, a notamment travaillé aux côtés de François Mazon dans le cadre d’un accident du travail mortel sur le chantier du Grand Paris. Une affaire très médiatisée au cours de laquelle l’avocat représentait les deux salariés incriminés. « La formation d’ingénieur de François Mazon facilite sa compréhension de notre métier », atteste le directeur juridique. « Pour les opérationnels, il est très confortable de pouvoir dialoguer avec lui et d’avoir autre chose qu’un discours de juriste pur. Sans compter qu’il a été très pédagogue avec les deux salariés incriminés, qu’il a préparés techniquement et psychologiquement pour le procès. » Une manière de procéder qui permet également une meilleure compréhension entre tous les acteurs d’un procès. « Je dis toujours que lorsque je plaide, je fais une démonstration », sourit l’avocat. « Je joue en quelque sorte un rôle de décodeur entre le langage de l’entreprise et celui du monde juridique. Les chefs d’entreprise ont tendance à « jargonner », alors que les juges ont un référentiel différent qui repose sur le code pénal, la jurisprudence et leur expérience. Or, si les magistrats ne comprennent pas ou comprennent mal, le risque est, in fine, qu’ils jugent mal. »

Sensibiliser

Les clients de François Mazon sont donc essentiellement des dirigeants d’entreprise, poursuivis à titre personnel ou en tant que représentants de leur société. « Ma façon de procéder, c’est de me mettre à leur place », explique-t-il. « Je pars toujours du principe qu’ils ne comprennent pas pourquoi ils sont pénalement responsables, comme moi à l’époque. J’essaye donc d’être le plus pédagogue possible et de les éclairer sur ce qui peut leur arriver. » Une tâche loin d’être aisée lorsque bien souvent, ces dirigeants assimilent le droit pénal aux voyous. « Par ailleurs, il est incompréhensible pour eux qu’une procédure puisse durer entre cinq et dix ans lorsqu’en entreprise, tout va vite », déplore l’associé. « C’est pour cette raison qu’il est important de contacter régulièrement les clients, même lorsqu’il n’y a rien de nouveau. Cela les rassure et leur montre que l’on agit malgré tout. » Autre habitude systématique : aller voir un procès dans un tribunal correctionnel en leur compagnie avant leur propre audience. « Cela permet aux clients de diminuer leur stress et de comprendre un peu mieux le rituel », affirme François Mazon.

Il faut dire que les risques pénaux en entreprise sont nombreux. L’avocat distingue deux grands domaines : le risque pénal social et du travail, et le risque pénal économique et financier. « Pour moi, le plus grand risque est le pénal social car cela arrive à peu près partout et que les infractions sont soit non intentionnelles, soit souvent "peu" intentionnelles, c’est-à-dire commises sans en avoir pleinement conscience. » Entre accidents du travail, travail dissimulé, harcèlement en tout genre ou encore délit d’entrave, les infractions liées au droit du travail sont en effet protéiformes et pèsent comme une épée de Damoclès sur chaque entreprise. « J’ai appris récemment qu’il existait environ 15 400 infractions en France », relève François Mazon. « Parmi elles, une quinzaine d’infractions économiques et sociales concentrent près de 80 % du risque pénal en entreprise. » Afin de les prévenir et de sensibiliser les dirigeants à ce sujet, l’avocat a identifié cinq actions qu’il leur présente au cours de ses formations ou dans le cadre d’un accompagnement juridique. « Il y a tout d’abord trois actions de prévention à mener : établir la cartographie du risque pénal de l’entreprise, mettre en place des délégations de pouvoir afin de répartir la responsabilité pénale, et former le personnel exposé », détaille-t-il. « S’ajoutent à cela deux actions de protection : mettre en place une assurance responsabilité civile du dirigeant et, bien sûr, identifier un avocat pénaliste. La meilleure façon de se rassurer est en effet de pouvoir parler à un professionnel. »

Mouvements de fond

François Mazon note également un mouvement de fond avec le développement tous azimuts du droit pénal de l’environnement. « C’est devenu une priorité pénale, et nous voyons émerger de plus en plus de dossiers à ce sujet » observe celui qui a d’ailleurs eu à traiter récemment à Aurillac, dans le Cantal, un dossier relatif à une usine de méthanisation mise en cause pour une fuite dans un cours d’eau. Une activité qui évolue également dans deux autres directions : l’enquête interne et la justice pénale négociée. « J’y suis très favorable, et j’ai d’ailleurs eu l’occasion de signer la première CJIP probité à Marseille », souligne-t-il sur ce dernier point. « D’autre part, cela va également permettre de désengorger un peu les tribunaux. » Une variété d’aspects et de mutations telle que François Mazon l’assure : le droit pénal des affaires est sans conteste l’aspect le plus passionnant de sa profession. « Il comporte à la fois la complexité du raisonnement juridique et l’adrénaline du pénal : acte d’enquête, audience, plaidoirie, etc. », liste-t-il. « Sa complexité repose également sur le fait que l’on travaille systématiquement à cheval sur plusieurs codes. Par ailleurs, c’est un domaine qui permet de faire vivre un cabinet avec un modèle économique rentable. » L’associé tient toutefois à mettre en garde : un bon pénaliste des affaires est d’abord un bon pénaliste tout court. « C’est pour cette raison que je conseille à tout jeune avocat souhaitant se lancer dans cette activité de faire d’abord du pénal général et de se familiariser avec le pénal d’urgence : gardes à vue, comparutions immédiates, etc. » L’avocat parle, là encore, en connaissance de cause. Lui pour qui cette deuxième vie professionnelle représente en quelque sorte la cerise sur le gâteau n’a de son côté plus qu’une envie : se « faire plaisir »…

François Mazon

François Mazon est membre du Comité stratégique de l'École de Droit de SciencesPo. Il est ingénieur de l'École Centrale de Paris, lauréat de Sciences Po (Institut d'Etudes de Politique de Paris), et titulaire d'un Master 1 de droit privé et sciences criminelles de l'Université d'Aix-en-Provence.