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Portrait

Jean-Denis Bredin (1929-2021)

par Daniel Soulez Larivière, Avocatle 30 septembre 2021

Lorsqu’après avoir été arrêté à la frontière suisse par le général Koenig, le maréchal Pétain fut transféré au Fort de Montrouge et présenté à un juge d’instruction, celui-ci lui demanda quel avocat il choisissait. Philippe Pétain désigna le bâtonnier Fourcade. « Mais il est mort depuis dix-huit mois », lui répondit le juge d’instruction. C’est dire la notoriété de cette grande figure du Barreau de la IIIe République. Et ce n’est pas un hasard si Jean-Denis Bredin, premier secrétaire de la Conférence du stage comme lui, choisit d’en faire l’éloge pour son discours de la rentrée solennelle des avocats (In Paroles d’avocats. Anthologie d’éloquence judiciaire. Discours de la Conférence du stage rassemblés par l’auteur de ces lignes, Gazette du Palais-Lextenso, 2020). Toute l’intelligence et le talent oratoire de Jean-Denis Bredin y sont. Il se montre à la fois impressionné par la célébrité du grand ancêtre mais aussi conscient des limites que l’ironie peut apporter à un éloge sans méchanceté. « Comme il était séduisant, ses paysans en firent un sénateur et ses confrères un bâtonnier » résume-t-il en évoquant la carrière de Manuel Fourcade. Tout est là : la mesure, le sens de la formule et déjà une sorte de scepticisme.

Mais plus profondément, au début de son discours il exprime avec lucidité toute la vanité de la gloire au Barreau et sa temporalité : celle des cendres que l’on souffle sur sa main. « Au fond des eaux mortes de l’oubli sont brisées les figures de proue qu’a rejeté l’histoire. À peine la ferveur ou l’insolence d’un éloge croit-elle prolonger un frisson ; mais les eaux se sont apaisées – et se taisent pour l’éternité. Ainsi ont disparu les plus grands d’entre les nôtres qui oublièrent un instant dans l’ivresse d’un destin fameux que jamais la postérité n’accueillit des avocats ; qu’elle ne veut bien connaître d’eux que les infidélités qu’ils firent à notre ordre, et ne consent à les honorer que du jour où ils s’en sont éloignés. » Avec un tel sens du prophétique chez un garçon de vingt-trois ans, on pouvait attendre la plus belle des carrières puisque, pour avoir compris que les choses n’étaient pas durables, il se montrait convaincu dès le départ de leur importance.

En 1966, il se lance avec un ami, Robert Badinter, dans l’aventure d’une carrière qui les mènera ensemble jusqu’en 1981, quand celui-ci, appelé par François Mitterrand à devenir garde des Sceaux, abandonnera le cabinet qu’ils avaient créé puis fortifié avec l’arrivée en 1973 de Robert Saint-Esteben, puis de Jean-François Prat. Robert Badinter clôt son éloge funèbre par l’évocation de ces temps joyeux.

Trop bien élevé et si bon élève

Que reste-t-il de nous, cinquante ans après notre mort ? Rien. Sauf une petite tradition orale qui s’oublie et l’inscription dans une famille qui sert parfois de repère aux plus jeunes générations.

Le malheureux Jean-Denis eut une enfance sombre (J.-D. Bredin, Trop bien élevé, Grasset, 2007). Né Hirsch (Bredin est le nom de sa mère), son père, juif alsacien, mort prématurément après son divorce, lui a laissé un patronyme difficile à porter en pleine Occupation. Aussi, son beau-père, le futur bâtonnier Jean Lemaire, l’inscrit sous son nom au lycée Charlemagne. Instruit à la maison jusque-là, c’est donc à treize ans qu’il découvre l’école. Dans ce quartier du Marais où il habite et où tant de ses camarades portent l’étoile jaune, il entend les nuits de rafle les cris des hommes, des femmes, des enfants juifs. Son ami Feldman qui lui apprenait à bien écrire disparaît (et mourra à Auschwitz). « Ce fut si terrible, cette nuit-là qu’au matin je passai chercher Cochard (un camarade) pour aller avec lui au lycée. Nous n’avions dormi ni l’un ni l’autre. Il me serra fermement le bras. “Tu sais, me dit-il, nous devons tout faire pour rester joyeux." Il s’élance devant moi et je le vois qui soudain se met à marcher sur le trottoir à quatre pattes. Il m’ordonne de l’imiter. Je m’y emploie. De quoi avons-nous l’air ce matin ? Cochard semble s’en moquer. Notre seul problème est de rester joyeux à tout prix, m’a-t-il dit. Nous entrons donc au lycée à quatre pattes, l’un derrière l’autre, chantant la Marseillaise. La seule chanson que peut-être nous ayons chantée ensemble. Nos camarades nous regardent amusés ou effarés. Que sont-ils devenus ces deux-là ? Des pantins ? Des pitres ? Des ivrognes ? Tandis que Cochard poursuit sa course dans la cour du lycée, je me relève épuisé, honteux. Non, ce n’est pas cela “rester joyeux“ et moi je ne veux plus jamais l’être. »

L’intelligence du tragique, le brio, les chatoyantes qualités d’expression et d’analyse de Jean-Denis Bredin ne viendront peut-être jamais compenser cette blessure. Ceux qui ont connu une tragédie et vivent avec cette marque peuvent difficilement être compris par ceux qui n’en ont pas traversé. D’autant moins que comme tous les grands traumatisés, ils n’en parlent pas. Il a fallu à Jean-Denis Bredin atteindre l’âge de 78 ans pour livrer dans Trop bien élevé des pans d’émotion voilée tout ce temps par la pudeur, le silence et que cachait sans doute l’impression absolument inouïe qu’il donnait de ne pas être affecté, à peine effleuré, par les événements.

Un évènement heureux et joyeux comme celui-là le rappelle Badinter, fut leur rencontre, avec la fondation du cabinet en 1966, l’intégration progressive de Robert Saint-Esteben et de Jean-François Prat qui sera moteur de son développement. Le marché du droit avait besoin d’eux. Très en retard pour des raisons historiques, le vieil État administratif français n’avait guère besoin d’avocats, en tout cas pas d’« avocats d’affaires » et son retard vis-à-vis des autres pays européens, sans parler des pays anglo-américains, était considérable. Avec quelques autres Bredin, Saint-Esteben, Prat ont conquis une place dans ce marché mondial et national. Aujourd’hui occupant 7 000 m2 le long de la Seine avec près de 200 avocats, le cabinet reste la construction française de l’excellence avec Gide-Loyrette-Nouel et Darrois-Villey-Brochier. Sans comparaison pour la taille avec les mastodontes anglo-américains, par leur compétence et leur pertinence, ils ont pu prendre la place sur le marché français et international qui, sinon, aurait été occupée par les juristes étrangers.

À ce stade, que voyons-nous ? Un jeune homme premier partout. Premier à l’agrégation, premier à la Conférence du Stage, devenu avocat à l’âge de vingt ans, encore mineur, qui fonde avec un homme qui deviendra le garde des Sceaux un cabinet d’avocats rapidement étoffé d’excellents confrères. Manque la réponse mot à mot à cette prophétie énoncée en 1952 dans son éloge du bâtonnier Manuel Fourcade : « À peine la ferveur où l’insolence d’un éloge croit-elle prolonger un frisson ; mais les eaux se sont apaisées et se taisent pour l’éternité ».

Toute sa vie est une conjuration des prophéties qu’il énonçait dans son discours : la disparition et l’oubli, quelle que soit la notoriété.

Premier et dernier défi.

Au-delà du Barreau

Deuxièmement, si l’on veut demeurer présent dans le souvenir, s’accomplir aussi ailleurs qu’au Barreau s’impose. La notoriété « ne veut bien en connaître d’eux que leurs infidélités qu’ils firent à notre Ordre ». Ce dernier constat l’amène sans doute à la recherche classique d’une existence politique et de l’obligation d’écrire et de publier.

S’agissant du politique, la période était mauvaise. Nous ne sommes plus sous la IIIe République lorsqu’un président de la République et un président du Conseil sur deux, étaient avocats, tout comme la presque majorité des parlementaires. C’était le chemin classique qu’il évoque dans cette prophétie. Et il s’emploiera en temps opportun à pénétrer dans le domaine politique chez les radicaux puis en prenant la vice-présidence du MRG, ce tout petit parti radical socialiste. Mais il constate que le rôle charnière qui fait la prospérité relative de celui-ci n’implique ni ne produit aucune idée si bien que ce passage obligatoire prophétisé dans son discours de la Conférence ne lui apporte pas grand-chose. Il aura essayé parce que « c’est ce qui se faisait ». La politique n’est pas son destin.

Pour exister en marge du Barreau tout en étant avocat, une voie est l’Université où il a enseigné le droit pendant plus de trente ans. Déjà le goût de la transmission. Une autre voie est l’écriture. Une passion pour lui. Dans ses cinq entretiens avec Antoine Garapon pour l’émission À voix nue de France-Culture en 2011 il en parle quasiment comme d’une activité physique. Le stylo est son ami. Il le perd, il le retrouve, il l’aime. C’est, dit-il, une sorte d’amour réciproque. Il écrit, la nuit, en cachette, pour plaire à ses maîtres le jour. Et puis cet élan irrésistible le porte vers la rédaction de grands ouvrages.

Joseph Caillaux dont il fait la biographie sur le conseil insistant de son ami, François Furet. Charlotte Corday, manière d’aborder la Révolution Française et le double deuil de Marat et de cette révolution elle-même accouchant de Robespierre, selon lui. Sieyès, personnage important dont il dit à la fin un peu de mal pour ne pas avoir tenu ses promesses politiquement créatives. Bernard Lazare, premier des dreyfusards. Necker, personnage charnière dont la fille, Madame de Staël, énervait considérablement Napoléon (une forme de famille qui devait l’intéresser) et le destin d’un homme qui ayant presque tout compris fut licencié par le Roi et son entourage pour avoir dit la vérité de ce qui était en train de se passer dans les années prérévolutionnaires.

Mais c’est avec L’Affaire que sa notoriété en matière littéraire fut acquise définitivement. C’était en 1983. Pierre Mendès-France, rapporte-t-il, lui avait dit : « Faites très attention, c’est une affaire compliquée ». Il suivit son conseil et fit avec ce livre une démonstration éblouissante de ce que peut donner le travail d’un avocat sur une question historique. Ses jeunes confrères avaient l’impression de lire un dossier passionnant, chaque affirmation était justifiée, chaque fait attesté comme s’il y avait une pièce « sous cote ».

Comment peut-on être passionnant en étant aussi méticuleux ! Il va jusqu’à retrouver les correspondances cocasses de deux petits comploteurs contre Dreyfus. Il va jusqu’à rechercher les originaux des lettres d’Esterhazy et de Dreyfus pour constater que leurs graphismes se ressemblent. Avec le style de Jean-Denis Bredin, ce ton qui était le sien à la barre dans toutes ses démonstrations, ces 851 pages constamment étayées sont d’une lecture étonnamment agréable. Ce chef-d’œuvre marque un point d’orgue dans sa carrière littéraire et dans ses « infidélités faites à notre Ordre », ainsi qu’il les qualifiait dans son discours de la Conférence du stage. Infidélités relatives car tramées de l’esprit, de la rectitude, de la logique implacable de l’avocat. Comme dans tous ses ouvrages, il parle toujours de l’autre et ne parle pas de lui.

Les personnages historiques dont il s’empare lui permettent de s’appliquer, d’écrire sur un héros pour ne pas écrire sur lui, tout en en parlant implicitement pour le bonheur du lecteur. Il n’y eut aucune infidélité à l’égard de l’Ordre mais simplement une excentration du rôle de l’avocat. La continuation de l’effort de l’enfance et la jouissance de la main qui écrit et avance, comme il le dit lui-même.

Empreinte

Pour aborder le dernier point le plus important de son discours, comment conjurer la peur de l’oubli ? « Au fond des eaux mortes de l’oubli sont brisées les figures de proue qu’a rejeté l’histoire ». Le thème du rejet par l’histoire est un peu grandiloquent mais bien dans le style de tous les discours. La grande histoire mais aussi la petite, celle des avocats dont la gloire est éphémère et dont très peu se souviennent, sauf de leurs saillies plus ou moins démodées. Ainsi celles de Moro-Giafferi ou de Jean-Louis Tixier-Vignancour qui alla jusqu’à enregistrer un disque de sa magnifique (et très efficace) plaidoirie pour sauver la tête de Salan. Il est vrai que personne ne l’a plus en mémoire aujourd’hui. Qui, hormis les érudits, se souviendra dans trente ans du travail colossal effectué par Jean-Denis Bredin et son ami avocat Yves Baudelot sur l’affaire Seznec ? Ou encore de ses prodigieuses requêtes en révision dans l’affaire Ranucci, exécuté en 1976 et dont l’écrivain Gilles Perrault raconta l’aventure funeste dans Le pull-over rouge ? Qui même se souvient qu’il passa un temps considérable à ajuster un argumentaire superbe et convaincant mais qui ne suffit pas à convaincre des juges qui n’aiment pas qu’on dise que le corps des magistrats s’est trompé, particulièrement quand cette erreur a mené à la guillotine Ranucci, l’avant-dernier condamné exécuté en France avant l’abolition en 1981.

Curieusement Jean-Denis Bredin ne maudissait pas ces juges qui lui donnaient tort, sauf peut-être discrètement ceux qui, pris de paranoïa judiciaire, l’ont martyrisé à la fin de sa vie pour sa participation à l’arbitrage dans cette monstrueuse affaire Tapie. Pierre Mazeaud, ancien conquérant de l’Everest et ancien président de la Commission des lois et du Conseil constitutionnel et président du collège arbitral, cuisiné par les juges d’instruction, finit par leur répondre : « Messieurs les juges, je vous emm… ».

Même s’il le pensait fermement, Jean-Denis Bredin s’en tint comme d’habitude à son expression toujours délicate, documentée, contournant le conflit. Tout avocat qui a eu à subir des tentatives de poursuites pénales injustifiées, imagine sans peine l’angoisse térébrante qu’a pu provoquer chez lui d’être « témoin assisté » dans cette affaire d’arbitrage Tapie qui le prenait à revers de toute son existence professionnelle : rectitude, travail, sérieux. Certes, nul n’est au-dessus des lois mais ce n’est pas la loi qui cause les blessures, pas plus que le rasoir lui-même, mais celui qui prétend appliquer la loi ou qui manie le rasoir. Il y a de quoi se montrer dégoûté mais ce ne fut pas son attitude. « Trop bien élevé ».

Il ne nous a pas laissé sur les juges d’instruction et l’instruction pénale à la française de formule comparable à celle qu’il avait trouvée pour l’Académie Française dont il fut ami et membre. « L’Académie travaille sur la langue française qui n’a pas besoin d’elle ». Gageons qu’elle eût été mémorable.

Ces différents épisodes de sa vie, y compris le très saumâtre dernier, n’éclairent pas la question de l’oubli et de la disparition. « Tous les héros d’un jour au fond des eaux mortes de l’oubli ».

Pour ma part, je ne l’ai entendu que deux fois évoquer son cabinet. La première voici presque 40 ans lorsqu’il me dit être stupéfait par le nombre de dossiers traités par ses associés et collaborateurs dont il ne connaissait pas même l’existence, ce qui est évidemment le cas dans les cabinets qui grandissent. Et puis, six ans avant sa mort, il a manifesté une bouffée de nostalgie en me glissant, discrètement triste : « Jadis, c’est moi qu’on allait voir. Maintenant ce sont les autres ».

Mais jamais je ne l’ai entendu parler de la stratégie qu’il avait employée pour construire un des plus beaux cabinets qui soient. Jamais. Comme si ce sujet ne l’intéressait pas. Dans son discours prophétique de premier Secrétaire du 6 décembre 1952, il montre qu’après la mort du bâtonnier Fourcade c’était fini. Aujourd’hui la disparition de Jean-Denis Bredin laisse intacte son œuvre, y compris celle dont il ne parlait pas : « Bredin-Prat », ce cabinet qui lui ressemble : sérieux, travail, finesse, diplomatie et aussi ce que tous constatent, même les plus jeunes qui y viennent en stage : « Ici, ils sont gentils ». Son bureau, son antre, en était le cœur d’où il a sans doute fait rayonner cette ardeur au travail, cette finesse, ce sens de l’autre et cette constante humilité. Sans doute aussi a-t-il su repérer, former et rassembler autour de lui des hommes et de femmes qui allaient développer et transmettre les mêmes qualités, parmi lesquelles la gentillesse, sœur cadette de la bonté.

Jean-Denis Bredin

Jean-Denis Bredin, professeur de droit, avocat, écrivain et académicien français