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Le quotidien du droit en ligne
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Portrait

Journal d’un vieil avocat aux temps du choléra : épisode 7, fin

le 8 mai 2020

27 mars 2020 - épisode 1

Septième jour de confinement. Monique est partie en Bretagne, ou en Sologne, je ne sais plus, avec le jardinier en tout cas. Le confinement a ses raisons qu’il vaut mieux que mon cœur ignore. Enfants et petits-enfants ne seront pas loin, indifférents, la morale de notre couple semble avoir sauté leur génération.

J’ai décidé de rester au cabinet, je n’ai pas fait la guerre alors c’est une occasion d’être au front. J’y ai installé un petit lit de camp, je me laverai à l’anglaise dans les toilettes pour personnes handicapées. Faire ma lessive est un problème, mais j’ai quelques robes d’avocat que je peux porter en mode « commando ». Épitoge ou Maison Bosc, elles sont identiques : des plis, des boutons, pas de poche, comme moi. Mon armure, ma bataille, les défendre tous. J’en ai une flopée. Une par semaine et je tiens jusqu’en juin. Celle que je porte aujourd’hui a rétréci et je me dis que je ressemble à Pippa Middleton le jour du mariage de Kate et William.

Mes collaborateurs sont tous en télétravail. Hier, j’ai allumé l’imprimante tout seul et lancé ma première impression. J’ai éprouvé la même fierté, teintée de soulagement et d’humilité, qu’après mes premières assises. Je me sens comme un vieux débutant et me dis que cette crise, c’était l’opportunité de donner un souffle au cabinet. Un souffle court, peut-être…

J’appelle mon équipe à 9 heures pour faire le point sur les dossiers de la journée. Hier, un collaborateur avait la voix pâteuse. Je lui demande s’il nous parle de son lit entre deux bols de Chocapic et fais semblant de rire ensuite pour bien signifier que c’est une plaisanterie. Ma voix me joue des tours, trop sérieuse certaines fois, alors il faut forcer le trait. Il me répond qu’il a bu trop de vin hier au cours d’un « apéro virtuel ». Cela m’agace, le droit à la gueule de bois devrait être apprécié en fonction de la séniorité. Je fais à nouveau semblant de rire – l’Union des jeunes avocats recommande d’être un patron « humain et sympathique », alors je les tutoie, corrige leurs écritures à l’encre verte (le rouge est à bannir) et ne les interroge pas sur leurs pratiques sexuelles ou leur nombre de partenaires. Un patron modèle. On fera les comptes à la fin du spectacle. La baisse d’activité commence à se faire sentir, bientôt je les appellerai à 16 heures pour leur dire bonne nuit. Au fond, je me dis que ça ira. Avril est le mois le plus cruel, mais les honoraires seront réglés.

Les deux premiers jours, je me suis promené sur YouTube, mon profil est BaronBerryer_69. J’ai peu d’amis, commente avec modération. On me suggère des « tuto » pour apprendre à faire un joli lustre en rouleaux de papier toilette.

L’oisiveté a du bon mais connaît ses limites, et même si ma femme trouve que je mérite le confinement plus que d’autres, il faut cesser le canotage, sinon c’est le quotidien qui passe en correctionnelle. Ce bon vieux fax maintient les choses en ordre et je me retrouve une nouvelle utilité. Certains magistrats acceptent les actes par courriel, la LRAR est possible en ligne, mais le fax reste la voie royale. Une demande de mise en liberté à envoyer d’urgence, fax ! Les priorités reviennent. Les choses changent. Je suis à nouveau essentiel. Par fax, encore ! Bingo.

Je m’étais dit que j’allais lire tout Proust, mais un éditorialiste du Figaro trouve ça ridicule. C’est peut-être mieux ainsi. Je me replonge dans un vieux dossier que nous avions laissé de côté. Le dossier Valjean Bensoussan. Un sentiment amer. L’impression d’une erreur, une erreur commune, des juges, des jurés, de l’avocat. Et cette phrase du bon Marcel que je délaisse aujourd’hui pour Caroline chérie : « Il n’y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une espèce d’harmonie entre l’idée fausse que se fait un juge d’un acte innocent et les faits coupables qu’il a ignorés ». Creuser ce dossier, alors.

 

3 avril 2020 - épisode 2

Dix-septième jour de confinement. J’ai sauté le poisson d’avril. Depuis mon initiative de la dernière Saint-Valentin « une rose pour chaque rose du cabinet », on m’a signifié qu’il ne fallait plus rien célébrer dans l’enceinte du lieu de travail. Mon journal est mon safe space, étendu à des dizaines de mètres carrés pour l’occasion, prêt à revenir au format de poche, et je ne souffre pas.

Le travail a fondu.

Je tue le temps.

Je donne des notes aux pigeons qui se posent à ma fenêtre, compte les voitures qui passent dans ma rue et les classe par couleur. Je n’ai rien fait pour la postérité, mais si c’est comme André Chénier, alors « c’est dommage. Il y avait quelque chose, là-dedans », et l’avenir corrigera. La nuit, je marche en observant ma silhouette se refléter sur les murs du bureau. Aujourd’hui est bleu métal, comme disent mes collaborateurs quand la semaine se termine, et je rêve que les ombres chinoises se transforment en cailloux. J’agite mes clés qui font le bruit de la geôle sans que je sache si je suis gardien ou prisonnier et envisage, comme Gilbert, de les avaler.

Ma fidèle secrétaire Zelda me contacte plusieurs fois par jour, à heure fixe. Comme une horloge parlante. Une conscience professionnelle. Le fax ne grésille plus autant que les jours passés, les portes des prisons ne se seraient pas ouvertes plus que de raison…

Alors il faut relancer la communication du cabinet. La rage du vendredi est idéale pour cela. Mon plan marketing ? Conférence téléphonique. Agenda. Réflexion. Zelda fait beaucoup de couture. On y arrive… Brainstorming. Elle coud et moi, je touche  ! Elle confectionne donc des masques de protection sur lesquels on inscrira les initiales du cabinet. Deux masques offerts pour chaque consultation demandée. Zelda voit loin, et propose même des masques en tricot, pour la deuxième vague de pandémie cet hiver. Je lui dis que c’est une bonne idée, ce petit chandail, à défaut de protéger, ça tiendra chaud. Elle est d’accord pour m’aider à envoyer des mails en rafale à tous les clients, anciens, actuels, libres ou décédés, sait-on jamais. Le fer à cheval du Conseil de l’ordre n’aura pas le temps de saisir la commission déontologie que je crierai au piratage informatique !

Sinon les affaires traînent et disparaissent. Déterrer ce vieux dossier que j’avais évoqué : Valjean Bensoussan. Ah, quelles assises ! Valjean était accusé de tous les maux, y compris d’homicide. Il avait un passé de coupable, une montre, une démarche, des réponses de coupable. Et pourtant. Tout reposait sur ce vêtement, un jogging de couleur rouge qu’il jurait porter le jour des faits, quand les témoins avaient dit que l’assassin était vêtu de bleu. « Rouge, comme la robe de l’avocat général ! », s’était-il écrié avec cet accent qui n’est pas celui du désespoir, mais celui de la liberté. Évidemment, les preuves s’accommodent mal des accents toniques, surtout issus de l’immigration. Stratège, j’avais été quasi absent de l’instruction pour que la parole à l’audience soit la plus libre possible.

On m’avait toujours dit que, pour avoir un bon résultat aux assises, il fallait être soit excellent, soit médiocre. J’avais conscience de ne plus briller et ma bougie ne s’était pas encore complètement éteinte. J’étais dans le purgatoire de ma carrière et, à la lumière de cette petite flamme qui vacille, j’étais devenu formateur. On cache bien la perte de ses moyens par la vertu pédagogique. Pour ces assises, j’avais donc décidé que mes stagiaires plaideraient. Après vérification, les règles du procès le permettaient, étonnamment. L’un, stagiaire EFB, s’était ainsi occupé de retracer la personnalité de l’accusé. Il avait laborieusement, mais efficacement, déroulé la triste vie de Valjean Bensoussan.

Venait mon lapin sorti du chapeau, ma quinte flush, ma seconde stagiaire. L’École nationale de la magistrature m’avait gratifié d’une jeune magistrate, à l’œil. C’était le temps de jouer la carte de la connivence, une future juge, une presque juge, parlant aux juges. Succès garanti, on double la mise, avec déduction fiscale. Ma « petite juge » comme je l’appelais, avec une affection que je pensais réciproque (et qui semblera démentie par une audience qui se tint devant elle quelques années plus tard et à l’issue de laquelle mon client fut condamné à cinq fois les réquisitions), fit son travail à la perfection. Analyse des faits au carré. Propre. Rigoureux. Immaculé ! Je saupoudrais le tout de quelques mots de conclusions, alliant citations de classiques et adages latins. Ma citation d’un chanteur à la mode fit un four. Je souhaitais du moderne, de l’humain, de la proximité. Ce fut un échec, mais Valjean avait l’air satisfait. Il fut condamné lourdement. Après l’audience, le président m’offrit un petit cigare. La famille attendait à l’extérieur du palais, sa mère pleurait ; je terminais mon Cohiba.

Je me demande ce que devient Valjean dans sa maison d’arrêt.

Monique aussi, d’ailleurs, je m’interroge.

Où est mon épouse ? Pas de nouvelles, sauf par l’intermédiaire de Zelda. Un soir avant que le confinement ne soit annoncé, j’avais lu à Monique cette phrase de Ceronetti, elle était partie dans la foulée, sans que je détermine si c’était le mystérieux pouvoir de la littérature ou la crainte des pangolins : « Un nécrophile modéré peut fort bien se contenter d’une femme très frigide ». Elle m’avait juste laissé un petit mot collé au frigidaire : « de quoi l’inélégance est-elle le symptôme ? »

 

10 avril 2020 - épisode 3

Je me suis décidé à faire un pas dehors. Entre la torpeur des jours et les sorties à pas mesurés pour rester dans le périmètre autorisé, j’ai comme un avant-goût de la retraite. D’ailleurs, je ne fais plus de courses, je fais des commissions, des petits achats de subsistance pour mon corps rationné. J’achète « deux petites tranches » de veau, « pas trop grosses », s’il vous plaît, et la moitié de ce petit morceau d’entame, qu’on mettra sous vide pour la fin de la semaine.

J’ai mon attestation que j’ai soigneusement recopiée, à la main, sur trois pages. Deux heures passent. Des policiers font un contrôle. Cela ne servirait à rien de changer de trottoir, ils quadrillent. Je n’ai même pas pris ma carte d’avocat. Je sors mon papier, j’y ai inscrit une fausse identité. Je prends une démarche fière et assurée. Quand Antoine Blondin se fait interpeller rue du Dragon, il dit au gendarme qu’il s’appelle monsieur Jadis, et que ça s’écrit « comme autrefois ». Je tente la même chose, avec le nom de mon jardinier (on prend les vengeances qu’on mérite). Au lieu d’un beau début de roman, ça fera 375 €. Il faut bien se divertir.

Mes voisins du dessus seraient touchés. C’est le gardien qui m’a prévenu, « pour vous protéger », m’a-t-il dit avec la connivence des complotistes. Il n’est jamais trop tôt pour penser à ses étrennes. J’ai prévenu ma femme. Laconique, elle m’a simplement recommandé de ne pas sortir en même temps qu’eux. Je crois que, si elle était là, elle dessinerait un petit symbole sur leur porte. Dans sa famille bordelaise, on a des meubles, et des principes. Mon fils est confiné avec sa fiancée. « Elle est belle vue de dot », aurait dit ma grand-mère. Assise à côté de lui, penchée vers la webcam, elle me fait de grands sourires, feint l’inquiétude sincère. On sent le passé des cloches, les veillées en short autour du feu, la compassion comme expiation, mais sans la cilice. C’est l’érotisation du malheur, l’aphrodisiaque paroissial.

Le dossier se fait rare.

Pour le cabinet, tout fonctionne mais rien ne va. Il reste les gardes à vue. On peut assister nos clients par téléphone. Cela ne change pas grand-chose, il n’y a pas de dossier à consulter. On peut donc désormais rester silencieux, mais de chez soi. Une défense de petit bourgeois, où l’on s’indigne en charentaises.

J’organise une réunion d’équipe deux fois par semaine. À l’invitation du CNB, j’ai suivi un webinar de management de cabinet en temps de crise, et j’exige désormais une visioconférence. Il faut garder le lien. Le confinement fait de nous des petits voyeurs. Il y a comme un frisson d’interdit dans ces multiples fenêtres ouvertes sur notre écran, qui sont autant de petits judas. Je me prends à espérer qu’une ombre dénudée va rapidement glisser en arrière-plan, j’attends le cri des enfants, je me sens comme le voisin en panne de sel qui toque à la porte. Les collaborateurs enfilent leurs lunettes et prennent un air sérieux. Ils portent un jogging ou un pyjama. Ils prennent des nouvelles, des dossiers et de la suite. Comme tout le monde, je mens et les rassure.

Hier matin à mon bureau, tandis que je feuilletais distraitement un dossier, je regardais attentivement mon papier à en-tête et ses italiques. J’ai les médailles, les barrettes, et me sens déserteur. Hecquet disait que la beauté viendrait de ce qu’on a raté. Peut-être aussi de ce qu’on abandonne.

Monique m’a appelé hier. Elle était gentille et avait l’air reconnaissante que je sois resté confiné à Paris, sans que je sache vraiment si elle louait mon sens du devoir, ou si elle me remerciait juste de mon absence. À l’heure où blanchit ma compagne, je me dis que la gratitude est de la haine masquée.

Je m’assoupis en lisant Chateaubriand : « Le cœur se brise à la séparation des songes tant il y a peu de réalité dans l’homme. » En somme, il faut se souvenir, rêver un peu. Oui, se souvenir. Il est si tard. Je me laisse porter. J’entends les bribes de la musique du voisin, l’écho de la dame du supermarché qui annonce la fermeture. J’entends ces voix, ces mots, et soudain vient ce nombre, sans savoir s’il s’agit d’un poste qui grésille, de mon imagination ou des cieux.

42.

42 comme le nombre de jour total de confinement ? Mes années de mariage afin le divorce ? Mes années d’exercice avant la retraite ? Les années que feraient Valjean en prison ou l’âge de mon fils quand il daignera faire sa demande ? On sait seulement ce que la réponse signifie quand on connaît la véritable question. Alors il faut se réjouir.

 

17 avril 2020 - épisode 4 

On dit qu’à la Libération, les chansons du temps d’avant n’eurent plus le succès escompté. Les fleurs sur les chapeaux reviennent à la mode. Les chapeaux aussi.

Aura-t-on des syndicats de magistrats ou des milices d’avocats qui tenteront de renverser le pouvoir ? Certains pays sont en flammes. D’autres sous silence. On rêve à la Suisse qui chante. La Suède y perdrait son sang-froid. Prions pour qu’on arrive à la frontière à temps.

On revoit les denrées rares. Les cavistes hésitent à fermer. Les chocolatiers font comme si de rien n’était. Les magasins de farces et attrapes seront bientôt cotés en bourse. Les épées et les serpents en caoutchoucs se vendent comme des petits pains. On pense au lendemain, on se dit qu’on se trouvera de meilleurs époux, qu’on réinventera le travail et qu’on tiendra nos cigarettes en mimant des acteurs des années cinquante. On simulera les coups de soleil. La folie devra rester privée. Les politiciens comme les artistes ne répondront plus aux questions trop directes. La communion reprendra chez Madame Tussaud et on dit qu’une messe clandestine s’y est tenue pour Pâques.

L’éditrice interrompit la scène en brisant son verre au sol.

— Non. Non ! Ce n’est pas dans le ton. Ça ne va pas. Regardez les autres choses qu’on a publiées. Il faut de la jurisprudence, des références qui conviennent à nos lecteurs.

— Mais, vous voyez bien, j’essaye d’aller au cœur de ce confinement.

— Public ciblé, je vous ai dit. Et là ça cloche. Il faut des citations sérieuses, un corpus juridique solide pour affronter la solitude, des notes de bas de page à foison. Alors on reprend. Hop hop !

La caméra se replace.

L’éditrice remonte son siège au maximum et pose son téléphone portable. Le vieil avocat éclaircit sa voix.

On reprend.

« Vous plaisantez, je n’étais même pas né il y a trente et un jours. On n’était pas né à l’époque.

Personne d’ailleurs n’était vraiment né en ce temps-là. Ça fait ringard, mais on revit. Les langues sont fourchues alors qu’on n’a jamais autant cru en ce qui est écrit. Ni autant lu, pour ceux qui le peuvent.

Je parle à ma femme, à mes enfants. On trouve des choses à se dire. Le cabinet s’adapte. Je discute avec mes collaborateurs. On travaille nos alibis. Une guerre sans tranchées et sans fusils. De sublimes alibis. Les conférences téléphoniques s’espacent, je l’admets. Je cherche, comme tout le monde, à embrasser comme on écrit, à enlacer comme on parle.

On creuse jusqu’au mur qui se trouve au fond de la mer. Des problèmes de copropriété. De droit social. Des questions de voisinage. Il y a du travail pour qui veut regarder ailleurs.

Ma secrétaire Zelda s’est mise à lire Héraclite. Dans le texte. Elle me dit qu’elle a eu le temps d’apprendre une foule de danses de salon. Des tournis corses, des rumbas bayonnaises, des mazurkas bretonnes, des balancelles bourguignonnes, des rigaudons de Haute-Savoie. Des trucs si dingues et si purs, comme on touche la mort en écoutant des chansons de son enfance. Comme on amène une bougie en espérant qu’elle ne s’éteigne pas.

On creuse. En rangeant mes affaires, je suis tombé sur ce sac que la famille de Valjean avait laissé à mon cabinet pour que je lui amène en détention. Ils m’avaient dit que c’était important mais je n’avais pas compris ce qu’ils voulaient exactement. J’ouvre la fermeture éclair, des t-shirts, deux bouteilles d’eau, quelques photos. Et ce jogging, rouge. Bien là. Rouge sang. Les preuves de son innocence étaient dans le sac. Faute professionnelle. L’acquittement dans une valise. Valjean blanc comme neige. L’odeur d’une ardoise en classe primaire fraîchement nettoyée de sa craie. L’avocat, comme les autres, coupable. Il faudra peut-être se livrer. Rendre les armes.

Bossuet se demandait : « les âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la pénitence ? » En somme, on plaide ou on juge comme on pleure, jamais innocemment. Je ne parle même pas de nos impudences. Et la littérature sert on ne sait trop à quoi quand les calamités vous tombent dessus.

J’avais commis une faute professionnelle. Il était temps de demander l’honorariat…

Il fait nuit et je suis dehors. Il doit être trois ou quatre heures du matin. Je m’étais endormi sur le canapé, comme on échappe, comme on ment, comme on dit à l’autre qu’on le trompe ou qu’il lui manque terriblement. J’avais décidé de sortir. Les rues sont désertes. On entend le bruit d’un bilboquet du côté de l’Assemblée nationale. Il y a des choses qui ne changeront jamais. Je remonte les quais et la statue d’Henri IV a un masque de chirurgien-dentiste. Mes jours sont comptés. Les vôtres aussi de toute façon.

Une prière ? Peut-être. Quand le soleil se lève, si le soleil se lève.

J’arrive île de la Cité. Le palais est le seul musée encore en activité.

Un mauvais rêve ?

« Nous n’avions pas assez de masques sur la tournée. On aurait dû avoir des masques pour tout le monde. Quand quelqu’un porte un masque, il va vous dire la vérité. Quand il n’en porte pas un, c’est très peu probable »*.

Alors prenez une chambre avec vue et surtout ne les croyez pas s’ils vous disent que la pièce est vide.

 

* « We did not have enough masks on the tour We should have had masks for everybody. When someone is wearing a mask he is going to tell you the truth. When he is not wearing a mask, it’s highly unlikely. », Bob Dylan, Rolling Thunder Review, Martin Scorsese, 2019.

 

24 avril 2020 - épisode 5

« Tout va bien, tout va bien », me dit Monique depuis sa campagne confinée. Toute sa vie, ma femme m’aura un peu tourné le dos. J’avais la jalousie paresseuse. « Dans un monde faux, les femmes franches sont ce qu’il y a de plus trompeur », écrit Sainte-Beuve. Ses mensonges me rassuraient. Nous avons évoqué nos enfants comme les bagnoles d’une concession. La vie de famille, de guerre lasse.

Je reçus une convocation au conseil de discipline de l’ordre des avocats de mon barreau. J’avais en effet écrit à mes pairs ainsi qu’au parquet pour annoncer mon erreur avec les preuves qui auraient innocenté Valjean Bensoussan, non que je me sentisse coupable – nous l’étions tous – mais par curiosité. La réponse avait tardé puis les choses s’étaient accélérées, internet arrosant nos correspondances d’une huile inflammable.

Je préparais ce conseil de discipline comme un grand oral, comme le concours auquel, jeune avocat, je ne m’étais pas présenté. L’enquête déontologique du bâtonnier passa tel un sac plastique au vent, et mon renvoi disciplinaire fut ordonné dès le lendemain. L’acte de saisine me fut notifié, reprenant verbatim ce que j’avais dénoncé. Un rapporteur fut nommé, un homme aussi intègre que sa clientèle était émaciée. On renonça aux délais d’usage et au formalisme de rigueur. La convocation à l’audience disciplinaire du 23 avril me parvint par courriel. Les avocats ne font pas de bons juges.

L’écran s’afficha à l’heure prévue. Quarante minutes, le temps pour que le « Zoom » soit encore gratuit. Zelda était venue, masquée, pour installer le logiciel. On lut l’acte de saisine, aussi serré qu’un nœud de marin. Les membres du conseil étaient autant de petites cases. Je n’avais même pas la joie de les récuser comme on exprime ses frustrations.

— Cher Confrère, vous avez la parole, dit le bâtonnier.

J’avais longtemps imaginé ce moment, comme on débusque un animal mythique dans une chasse en Sologne. Un moment suspendu à la branche d’un arbre. Il faisait bon, j’avais une canadienne sous ma robe. Je pris la parole :

— Stephen Hecquet arrivant devant le conseil de discipline de l’ordre invoqua la forme de la table devant laquelle je suis cloué au pilori : « Vous m’avez traîné devant votre fer à cheval. Il m’a porté chance. Je lui dois une vue panoramique sur le déclin de la vie, un voyage au centre de la gravité professionnelle ».

Je me tus. On me demanda ce que mon avocat avait à dire. J’avais le droit à une défense normande, un spécialiste du « criminel dans un ressort étroit », comme le dit Henri Bénazet, éloigné à en juger par les cris d’oiseaux, mais diablement efficace. Il fut tonitruant.

— La faute, dit-il, assure un éloignement bien étranger aux lois de la nature. Se pose souvent la question de l’approche à adopter, de la stratégie à suivre si l’on est militaire (deux membres du conseil étaient d’anciens officiers, mais l’art oratoire se perdait en visioconférence), quand la faute éloigne, c’est l’autre qui vous tient en respect.

Se plaindre est inaudible, pas « sexy », la mendicité n’est pas érotique (une remarque qui à nouveau se perdit dans la fibre optique, il n’était plus question de séduire), l’aveu n’arrête pas les horloges. Si mon confrère avait tenté une explication rationnelle, vous n’entendriez qu’un couteau qu’on fait grincer contre une assiette.

Mon confrère a avoué. Il a pris les devants. Je ne reviendrai pas sur les faits mais il faut envisager les suites à leur donner. Il aurait pu chercher une autre justice, qu’on le retrouve une main pendante sur son siège en regardant si les araignées avaient tissé un glaive et une balance. Il aurait pu vous offrir un canon de midi mais les bars sont clos.

S’enrôler dans un cirque vous aurait renvoyé à nos règlements. On y trouve la même dose de rires, de pétitions, de libertés enchaînées et de clowns. On ne vous laisse même plus fumer sur le lieu de travail. Oublions les sofas. Qu’aurait dû faire notre cher confrère ?

Il tendit la main vers la gauche de son écran comme pour me donner une accolade ; on vit une main coupée. Il marqua un temps plein d’émotion, peut-être celle de l’échec, se leva, on vit son pantalon, puis décida de se rasseoir. Il reprit :

— Que va-t-il devenir ? Qu’allons-nous devenir, mes chers Confrères ? Devenez psychanalyste, médiateur ou coach, les billets pleuvront. Candidatez au Figaro si vous aimez la justice et les flageolets, allez chez Libé si vous tenez à amener votre animal de compagnie dans la salle de rédaction (et vous pourrez rester debout si le chat dort sur votre siège. Les syndicats le garantissent !). Dans les deux cas, vous couvrirez les manifestations dont vous serez les héros.

Devenez gastronome, piquez un éventail et grimez-vous en vieillard, en ces temps c’est le seul anarchisme qui vaille.

Devenez politicien si vous voulez que la paix se trouve dans l’honneur.

Devenez délinquant si vous souhaitez une situation stable.

Changez de vocabulaire et que les mots « guerre, justice et amour » soient remplacés par « banane ».

Devenez électricien si vous croyez en l’électricité.

Devenez prêtre si la lumière ne vous convient pas.

Devenez concierge si vous voulez monter la garde.

Devenez juge si vous voulez des huées.

Devenez procureur si vous aimez le chaos.

Devenez avocat si vous voulez brûler le code pénal entre un traiteur de luxe et des joailliers. Notre confrère a choisi la culpabilité.

Soyez coupable si vous voulez un peu d’humanité. Alors rendez-la-lui.

Il se rassit, et on me donna le dernier mot.

— Mes chers Confrères, permettez-moi d’ajouter cet extrait de l’évangile de saint Luc, XXIII, 39 (que j’eus l’air de réciter de tête quand Zelda me montrait une pancarte) : « L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : “N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi.” »

— Qu’entendez-vous par là, cher Confrère, je ne suis quand même pas le Christ ? dit le bâtonnier, espérant qu’on lui dise « un peu quand même » et plaçant la main sur sa gorge afin que personne ne remarque la tache sur son rabat.

— Non, je pense que le métier exige une certaine foi, l’avocature est un métier pour ceux qui se questionnent sur leur identité… Un côté d’Avila… Et dès lors, votre ordre n’est qu’un instrument de mise en lien avec cette foi, et pourrait être dissous sans qu’en soit affecté notre rapport à celle-ci.

— La décision vous sera rendue dans deux semaines, dit un secrétaire espérant sa médaille.

J’eus le temps d’exiger la publicité de la peine disciplinaire avant que les écrans n’explosent. Mon conseil me rappela. J’aurais dû m’indigner, me dit-il, ne pas me soumettre. Un bon point sur le religieux. Au fond, je savais que la difficulté, passés la folie de la jeunesse et l’orgueil de la trentaine, était d’avouer, de se dire, même à voix basse, ce que l’on est.

Nous avons ces dernières semaines eu une vie que peu de gens aimeraient mener, mais qu’à coup sûr tout le monde se plaira à raconter.

De mon côté, je rejoindrai bientôt mon double.

 

1er mai 2020 - épisode 6

L’avant-dernière semaine. Les réseaux sociaux donnent des nouvelles des gamins de gens qu’on a perdus de vue. Les ordonnances fleurissent, les chats se marrent sur la gouttière, les pigeons font de la gymnastique, le peuple est devant le poste à 15 heures pétantes.

Je désespérais. Zelda se faisait du souci. Valjean Bensoussan m’avait adressé une lettre pleine de reconnaissance. Il ne sortirait pas de sitôt, en raison d’autres méfaits, et la probabilité de plusieurs erreurs judiciaires me semblait faible, lui avais-je répondu avec un tact qui ne m’était pas habituel. Je lisais les nouvelles de la justice, les avocats jouaient les agences de voyages pour magistrats, souhaitant réduire les congés. Les juges en venaient à douter de la solidité de la menuiserie. La légitimité serait-elle rongée par les termites ?

Je n’avais pas de nouvelles de ma femme, si peu de mes enfants. J’avais vu un couple illégitime, dégoulinant et en lycra, se retrouver à l’heure du jogging pour un vrai baiser de cinéma ; j’avais trouvé cela si romantique.

On fixait les mesures. On sortait sa calculette. Nous sommes tous des géomètres. « Et si l’on y songe, écrit Jean Paulhan, quand le langage à la fois nous manque et la sécurité, quand chaque détail est fait pour nous trouver et que les mots nous trompent, l’amour est à tout prendre la seule ressource qui nous reste ». Pas évident qu’elle s’accommode du plexiglas.

Il me fallait un coup d’éclat avant ma sentence. Plus que sept jours avant que le conseil de l’ordre ne vienne à se prononcer sur mon sort. Fuir ! L’évasion ! J’avais déplié une carte sur la table de conférence, pris un compas et regardais par zone de cent kilomètres les différents points relais qui faciliteraient mon exode. Varennes et Baden-Baden n’avaient qu’à bien se tenir ! Je partis deux jours et une nuit, traversant les banlieues, Pontault-Combault me faisait penser aux Indes, Compiègne, Fontainebleau, je traversais Les Ulis au milieu du chant de leurs sirènes… Fabrice arrive à Waterloo, dans la Chartreuse de Parme, veut voir une bataille et se demande au fond si c’en est une. Les rues avaient l’air étrangement normales, aucun cadavre sur la chaussée, aucun mur percé de balles. On m’avait arrêté une seule fois, j’avais acheté du muguet. C’était ma croisière « âge tendre ». Dessine-moi une pandémie !

À mon retour au cabinet, je trouvais les nombreux messages inquiets, en colère, désolés. Je rassurais mon petit monde. On me tança. Orage de printemps.

Les journaux parlent de liberté puisqu’on veut qu’ils parlent de liberté. Une paire de chaussettes sera offerte avec le prochain numéro. Faudra-t-il compter avant de s’endormir ?

Paris n’est pas encore tiré à quatre épingles. Certains rêvent d’y creuser des souterrains. On se dit que peut-être les ponts vont sauter pour garantir les statistiques. Les rues sont noir et bleu. Alors on fonce dans le décor ?

La trouille se balade du clocher de l’église de campagne jusqu’au ventre poisseux de Paris et on oublie que la liberté suppose la douleur, le bruit des klaxons et les gaz des tuyaux d’échappement. La fraternité devra s’accommoder de la défiance de l’autre et la France s’éparpille en feux de circulation, telle la pire soirée étudiante.

Je pris mon téléphone pour appeler mes petits-enfants. Je voulais leur raconter cette petite fable : « deux petits poissons nagent et rencontrent un poisson plus âgé qui va à contre-courant, leur fait un signe et leur dit : “alors les gars, l’eau est bonne ?”. Et les deux petits poissons continuent leur chemin, puis l’un d’eux se tourne vers l’autre et lui demande “Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ?” »*.

 

*. « There are these two young fishes swimming along and they happen to meet an older fish swimming the other way, who nods at them and says “Morning, boys. How’s the water?” And the two young fishes swim on for a bit, and then eventually one of them looks over at the other and goes “What the hell is water ?”. David-Foster Wallace, This Is Water: Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life, Little, Brown and Company, 2009 (traduction de l’anonyme).

 

8 mai 2020 - épisode 7

Le diable cherche ses clés dans sa poche.

Aller trouver les ciseaux pour couper les éclairs comme on tranche des barbelés. L’an prochain à Jérusalem, palmiers sauvages et bikinis.

On se demande lesquelles de nos angoisses sont légitimes, alors voici sept conseils simples pour le déconfinement.

• Un, ne donnez jamais votre véritable identité. Choisissez un nom d’emprunt, un alias, un surnom. En cas de difficulté, prenez celui de votre pire ennemi. Votre robe a été un bon début. À l’épreuve des balles. Souvenez-vous.

• Deux, méfiez-vous des mots santé et justice, ils sont aussi fuyants que votre premier amour quand il s’est fait la malle à la fin de l’été.

• Trois, si les gens sont trop proches, alors applaudissez ou regardez-les dans les yeux, ça fera le tri.

• Quatre, la liberté fait mal. Alors mettez vos genouillères et choisissez votre masque avec soin. Tant pis si ce n’est pas Halloween.

• Cinq, prenez les cailloux pour compter les kilomètres.

• Six, il peut neiger en avril (ce n’est pas moi qui le dis).

• Sept, regardez la date du jour et trinquez à la santé de vos grands-parents. Il y a des manières de vivre et tant de façons de marcher. Alors enlevez votre chapeau en hommage !

En bas de mon cabinet, j’entends la cavalerie qui se régale des rues de Paris. La ville reprend une certaine allure. Zelda est venue m’annoncer la décision du conseil de l’ordre, elle a enlevé son masque de plongée.

Admonestation paternelle, non inscrite au dossier. Voilà ma sanction. Une tape sur le dos. Je devrais renoncer à l’honorariat mais je m’en irai sans qu’on me jette de l’autre côté du parloir. Je n’étais pas certain qu’une telle sanction soit possible*, mais la Cour de cassation était loin, avec ses portes coulissantes de grand magasin ayant anticipé la crise, et le conseil de l’ordre avait tant d’autres choses sur le feu.

Se retirer ? J’entends déjà des pas derrière moi. J’organiserai un pot d’adieu. Je passerai l’allumette et on discutera cession de parts. J’avais bien commencé pourtant, une carrière avec une clientèle florissante. Et les choses avaient déboulé. J’avais eu le tort de vouloir faire ce métier seul et je n’avais pas compris que les temps changent. On peut fumer ici ? Je termine, j’ai presque terminé. Il y a ces quelques-uns à qui j’ai évité la taule, parce qu’ils avaient besoin d’une voix. Quelques rares moments où j’ai pu trouver le ton, être entendu. Pas de la communication, quelque chose d’authentique, comme une nuit qui se craque à l’aube. Vous vendez quoi, demandent les clients. Ça devient trop souvent la question à laquelle on cède. Je vends ce que tu ne peux pas acheter. Notre métier serait le plus beau tour de passe-passe. Sans lui, tout coule ; avec, on en prend le risque, mais le jeu en vaut la chandelle. Pire, il est indispensable. Autant qu’un mensonge. La jeune génération n’a pas eu à plaider pour la vie sauve, n’a pas eu à demander une grâce. Moi non plus. On a changé les règles. Le silence reste bien insupportable. Et le salut est dans le verbe.

Sayonara, dirait Marlon Brando.

Et vous, je ne vous ai pas posé la question, mais je vous vois avec vos valises, cet empressement… C’est bien sur la carte. Est-ce que vous partez en voyage ?

 

* Civ. 1re, 16 mai 2012, n° 11-13.854 (arrêt n° 575) dem. Ceci n’est pas un commentaire d’arrêt. Merci à M&P.

Anonyme

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