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Portrait

In memoriam Philippe Boucher (1941-2018)

par Alain Blancle 9 mai 2018

Après la très belle cérémonie organisée vendredi 13 janvier dernier au Père Lachaise à la mémoire de Philippe Boucher, ancien éditorialiste au Monde et conseiller d’État honoraire, décédé le 31 mars, je ressens le besoin de transmettre un certain nombre de réflexions pour compléter ce qui a pu y être dit, et très bien dit.

Ceci afin que chacun en sache peut-être encore un peu plus sur l’importance du rôle de Philippe Boucher dans la mutation en profondeur de la Justice de notre pays à partir de 1968. Oui, de 1968, c’est-à-dire il y a un demi-siècle. Et c’est une période « anniversaire »…

Dès son entrée au Monde, il avait eu l’intuition, en tant que responsable du secteur Justice, de l’importance de la création en juin 1968 du Syndicat de la magistrature. Je crois pouvoir dire, même sans mandat de leur part, au nom des camarades de ma génération et de mes aînés, qu’il a donc joué un rôle essentiel par rapport aux évolutions qui se sont produites sur le terrain des libertés dans les années 70 et 80 et dans cette justice dont on se souvient que le premier président de la Cour de cassation, Maurice Aydalot, avait dit en 1964 qu’il fallait qu’elle « sorte du néolithique » .

On se souvient sans doute moins – même si cela a été évoqué lors des obsèques – de l’engagement de Philippe Boucher au moment de la création de la CNIL et du petit encadré qu’il avait consacré à Louis Joinet, l’un des pères fondateurs du Syndicat de la magistrature, lorsqu’à l’initiative d’Alain Peyrefitte, celui-ci avait été démis de ses fonctions à la tête de ce nouvel organisme. Il avait titré cet article « Louis le Juste » .

Je voudrais évoquer également ce dont j’ai été le témoin avec d’autres camarades, et faire part d’une ou deux convictions personnelles qui me tiennent à cœur car, au-delà du souci de rendre justice à Philippe Boucher, il me paraît important de mieux comprendre ce qu’était cette époque et en quoi il lui a tant apporté.

Lorsque je suis entré à l’École Nationale de la Magistrature, début 1973, j’ai adhéré immédiatement au Syndicat de la magistrature. Au congrès qui a suivi, en novembre, une auditrice de justice de notre promotion avait dit à la tribune qu’elle avait passé le concours de l’ENM pour pouvoir militer dans ce syndicat : cela illustre assez bien, pour reprendre un mot de 68, « la rage » qui animait notre génération.

Quelques mois plus tard, le ministère de la Justice a réduit notre scolarité de quelques mois. L’agitation – pour rester dans le vocabulaire de 68 – dont nous avions fait preuve durant cette année à Bordeaux n’y était sans doute pas pour rien : la montre Lip dans le tableau d’affichage à l’entrée de l’ENM en soutien au conflit pour la sauvegarde de l’entreprise à l’époque, la motion de soutien au peuple chilien après le coup d’État contre Allende au Chili, c’en était sans doute trop.

En réaction, et avec l’appui – mitigé et un peu inquiet tout de même – du bureau du Syndicat de la Magistrature, nous avons organisé à la Sorbonne un « stage sauvage » de formation avec les intervenants qui nous paraissaient représenter ce qu’exigeait une véritable formation pour les juges de l’époque : avec Louis Joinet, Casamayor et Serge Livrozet, du Comité d’action des prisonniers, nous avions invité Philippe Boucher, qui a rendu compte dans le Monde de ce stage. Et nous sommes passés devant le conseil de discipline de l’École.

Philippe Boucher a continué, pendant des années, d’être ce qu’on appelait un « compagnon de route » du Syndicat de la magistrature et a entretenu avec beaucoup de ses militants des relations d’amitié parfois très profondes – je pense en particulier à Dominique Charvet, mais aussi à bien d’autres – même si ces relations pouvaient parfois traverser des périodes de turbulence.

Son engagement sur les questions de libertés individuelles était fondamental, et la période évoquée plus haut autour des enjeux de fichage avec la CNIL le montre bien, comme sa répulsion pour toutes les politiques publiques qui remettaient en cause, à ses yeux, lesdites libertés : au point qu’il avait dit tout le mal qu’il pensait de l’interdiction de fumer dans les lieux publics !

Il a été à juste titre rappelé vendredi 13 avril dernier que Philippe Boucher avait été le rapporteur de l’arrêt du Conseil d’État dit « arrêt Marie » qui a posé le principe selon lequel les sanctions disciplinaires infligées aux détenus ne pouvaient rester des "mesures d’ordre intérieur » mais devaient être susceptibles de recours devant le tribunal administratif. C’était important. Ce travail, parallèle à celui de certains d’entre nous qui avaient investi la direction de l’administration pénitentiaire depuis 1983 pour aménager un véritable état de droit dans les prisons, illustre bien le sens de ce que je me risque ici à appeler le fruit d’un compagnonnage.

Philippe Boucher aurait sûrement apprécié de voir que, vendredi, sur la même rangée que moi, se trouvaient Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, et à côté de lui, Dominique Simonnot et Louis-Marie Horeau, du Canard enchaîné.

Je voudrais enfin évoquer ici deux ou trois souvenirs personnels. Je devais être un jeune magistrat, et un jour, je ne sais plus à quel propos, je l’entends encore me dire : « N’oubliez pas une chose, Alain : on ne transige jamais avec les faits ». Au risque de paraître un peu « benêt », et pour aussi évident et élémentaire que ce principe puisse sembler, je ne l’ai jamais perdu de vue : Philippe Boucher m’a fait comprendre à l’époque ce qui liait fondamentalement nos deux métiers, celui de journaliste et celui de juge.

Il m’est arrivé parfois de lui demander un conseil par rapport à un article que j’avais à rédiger : personne n’a oublié le soin qu’il apportait au style de ses écrits. Il était alors toujours disponible, et ses corrections étaient à la fois cruelles et fécondes.

Enfin, à propos de forme et de goût : se souvient-on de ces chroniques qu’il a tenues dans un hebdomadaire parisien éphémère sur les restaurants qu’il découvrait dans Paris ? Là, son goût à la fois pour la cuisine – qu’il faisait très bien – et pour l’écriture, se sont conjugués pendant au moins un an, je crois.

Une dernière chose : par-delà tout choix politique, Philippe Boucher était avant tout préoccupé des libertés, des libertés individuelles surtout ; et s’il aimait tant le droit et la justice, c’est parce qu’il craignait et détestait par-dessus tout l’arbitraire. Il y a toujours résisté. A l’époque où la gauche incarnait ces libertés, il l’a accompagnée. Il a ainsi soutenu en tant que journaliste le Syndicat de la magistrature, mais s’est aussi engagé en participant au cabinet de Pierre Arpaillange, puis de Raymond Forni. Le Conseil d’État était aussi pour lui un aboutissement par rapport à cette fabrication du droit qu’il aimait tant. Si je dis cela, c’est parce qu’à mes yeux en tous cas, la Gauche a quelque peu bradé ces valeurs de liberté auxquelles tenait tant Philippe Boucher et qu’il a dû, comme d’autres, le déplorer.

Alain Blanc
Magistrat honoraire

Philippe Boucher

Philippe Boucher a été éditorialiste au Monde et conseiller d’État.