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Portrait

Thomas Bidnic, l’empêcheur de juger en rond

par Julien Mucchiellile 24 juillet 2020

Thomas Bidnic, 57 ans, est avocat pénaliste au barreau de Paris. Réputé pour être un procédurier hors pair, il se distingue par sa fougue, son opiniâtreté et sa détermination sans faille dans la défense de ses clients, dans le but unique de faire appliquer le droit et de faire respecter les principes, contre les dérives de l’administration. Portrait.

 

Dans l’immense box en verre des prévenus, Mahdi, condamné à quatorze ans de prison ferme en première instance pour importation de cocaïne, assiste à son procès devant la cour d’appel de Paris. Mahdi a deux avocats. En attendant le débat au fond, Me Yassine Bouzrou, œil noir et sourire narquois, observe son hardi confrère, Thomas Bidnic, qui bondit de son banc à l’assaut de la procédure. Il saute de jeu de conclusions en QPC, développe ses arguments à toute vitesse, prêt à ferrailler contre l’avocate générale. Naïma Rudloff, peu connue pour son aménité, préfère s’en rapporter à ses conclusions écrites. « Je ne veux pas faire perdre de temps à la cour », dit-elle sèchement. Me Thomas Bidnic explose instantanément :

« Elle veut qu’on avance, madame l’avocat général, mais par contre violer le code de procédure pénale, pas de problème ! Le représentant de la société refuse de débattre. […] Alors ou madame l’avocat général ne fait pas son travail, ou madame l’avocat général prend la cour pour son larbin ! »

Le président, Philippe Prudhomme, s’emploie à cadrer les débats : « Maître, gardez vos commentaires, vous allez trop loin. » Mais c’est déjà trop tard, l’avocat vire indigné. « C’est une insulte à l’État de droit ! Comment ça je vais trop loin ? Mais c’est le parquet qui va trop loin ! » La sérénité des débats est anéantie. La cour se retire pour délibérer sur la QPC : rejet. L’avocat est effaré.

« Je trouve que c’est terrifiant, là, en dix minutes, vous rejetez sans débat.

— Pas de commentaire, maître, moi je n’en fais pas.

— Je n’ai pas à me plier à la même discipline qu’un président de cour d’appel. Je suis avocat, je suis une partie, je suis partial.

— Bon, demandons à madame l’avocat général ce qu’elle en pense.

— Ça va être de la bouillie, toutes vos décisions lui sont favorables. »

C’était en 2015. Cinq ans plus tard, Philippe Prudhomme évoque ce dossier « très lourd », dont les faits étaient « extrêmement contestés ». Il commente sans emphase : « On ne se permet pas de qualifier de bouillie ce que va dire l’avocat général. Les avocats peuvent tout dire, mais il y a une façon de le dire. » Philippe Prudhomme, vingt ans de chambre des appels correctionnels, en a vu défiler, ce que l’on nomme des « avocats procéduriers », des pénalistes fougueux et opiniâtres, pinailleurs patentés pour certains, qui chassent les nullités dans toutes les cotes. Sur Thomas Bidnic, un commentaire : « Ce qui fait qu’il détonne, c’est la véhémence de son ton, la tenue de propos qui vont, pour moi, jusqu’à l’outrage. »

« C’était super chaud », admet Thomas Bidnic, inscrit au barreau de Paris depuis 1995. « Assez peu d’ego, pas une once de perversité, une vraie loyauté », résume Anne Chiron, son associée de longue date. Peu connu du grand public, il l’est du grand banditisme et de ses confrères pénalistes parisiens, qui reconnaissent en lui un procédurier exceptionnel. « Il a ce talent de vous faire frissonner sur un point de procédure ! » s’exclame son ancien collaborateur, Gabriel Vejnar. « Il continue d’être habité par des problèmes de droit. Même après vingt-cinq ans de barreau, il est inébranlable », commente Raphaël Chiche, un autre pénaliste habile du code de procédure pénale, qui intervient souvent avec Thomas Bidnic.

« Thomas dort avec son code de procédure pénale », image son ami Randall Schwerdorffer, avocat pénaliste à Besançon. « Il abat un travail colossal, ne laisse jamais rien au hasard. Quand vous dînez avec Thomas, il va parler pendant trois heures d’un problème de communication de dossier chez un juge des libertés et de la détention qui lui a permis d’obtenir une mise en liberté », comme s’il racontait une épopée. « Je pense qu’il bosse tout le temps dans sa tête. Pour avoir les idées qu’il a, ce n’est pas possible autrement », pense Gabriel Vejnar. Même quand il réfléchit, construit un raisonnement, Thomas Bidnic est dans le contradictoire. « Il aime bien avoir quelqu’un avec lui, pouvoir confronter sans cesse ce qu’il est en train d’écrire, de soutenir ; vous servez un peu de sparring-partner », poursuit Me Vejnar. Me Anne Chiron : « Ses écritures, on les relit soixante-douze fois. Il a changé trois virgules et un demi-mot, il faut relire. Il anticipe tout ce qui peut lui être répondu. »

Sur ce point, le consensus parmi ceux qui le connaissent est total. « Il est capable d’appeler un dimanche soir à 23 heures pour discuter d’un point du dossier. Il ne réalise absolument pas l’incongruité de cette manière de procéder. Et le lendemain matin, au petit déjeuner, il recommence. C’est son côté geek de la procédure », témoigne Me Julien Pignon, qui est intervenu dans des dossiers au côté de Thomas Bidnic. « Il est dans un niveau d’analyse et de raffinage de chaque point de droit qui est difficilement comparable. Il n’y a, à mon sens, personne qui a la même obsession du point de droit. »

Transformer quelque chose qui vient du cœur, en quelque chose de technique

Si Thomas Bidnic est toqué de procédure, ce n’est pas, comme certaines apparences pourraient le laisser croire, une forme diffuse d’un TOC singulier, mais parce qu’il est habité par la conviction absolue que la procédure, « sœur jumelle de la liberté », est le dernier rempart contre l’arbitraire, menace encore vivace. « Le rôle de l’État m’a toujours passionné, mais plus encore la protection contre les excès auxquels il peut se livrer. Pour dire les choses sommairement, je ne supporte pas l’idée que des policiers ou des gendarmes français puissent venir arrêter des petits enfants à 6 heures du matin. » La vocation lui est venue tardivement, après avoir étudié à l’Institut d’études politiques de Paris. « Pour moi, la profession d’avocat, c’était la protection des intérêts privés, et puis, un beau jour, c’est d’une banalité affligeante, quelqu’un m’a offert L’Exécution (livre de Robert Badinter sur la condamnation à mort de Roger Bontemps, ndlr), je l’ai lu en une nuit et je me suis dit “voilà ce que je veux faire”, ça s’est vraiment fait comme ça. » Illuminé par un texte, très sensible à l’écrit, Thomas Bidnic, après un DEA de droit pénal et procédure criminelle, passe l’examen du barreau et effectue son stage final chez Thierry Lévy (qui a défendu le coaccusé de Bontemps, Claude Buffet, condamné à mort également, ndlr). Un « rendez-vous en partie manqué », dit-il, mais une expérience qui va le façonner. « J’ai été très marqué par sa rigueur extrême, il écrivait extrêmement bien et exigeait qu’on écrive bien. Il fallait en permanence ciseler les textes, réfléchir, et je continue de le faire. » Puis, Thomas Bidnic file vers d’autres aventures pénales : il devient collaborateur au cabinet de Pierre Haïk, pour lequel il sillonne les tribunaux de France, avant de partager des locaux avec Michel Konitz et Françoise Cotta, rue de Rivoli – à deux pas de son cabinet actuel.

Thomas Bidnic a toujours pratiqué le droit pénal. Après avoir également exercé en droit des étrangers, en droit de l’exécution des peines, l’essentiel de son activité et de sa réputation repose sur sa virtuosité procédurale. « La procédure pose des questions précises auxquelles les juges doivent répondre précisément, et c’est pour cela que l’on obtient des choses en procédure que l’on n’obtiendrait jamais sur le fond », explique Anne Chiron. Me Gabriel Vejnar fait une lecture semblable : « S’il y avait un vrai débat sur la détention provisoire, et qu’on ne vous ânonnait pas une espèce de dialectique qui va tout le temps dans le même sens, on ne s’épuiserait pas à essayer de développer des mémoires de procédure en détention, analyse Gabriel Vejnar. La seule manière d’apporter une plus-value à la personne qui vous a demandé de la défendre, c’est de présenter une argumentation contraignante, car la juridiction est obligée d’y répondre selon des règles auxquelles elle ne peut pas déroger. »

Mais la forme doit servir le fond, sans quoi elle est vaine. « Moi j’aime bien la technique, mais à condition qu’elle repose sur des principes fondamentaux. Si vous connaissez bien les règles fondamentales, vous allez vous sentir heurté naturellement, par une pratique, une décision. Ce qui est intéressant, c’est de transformer quelque chose qui vient du cœur, en quelque chose de technique ; il faut traduire une intuition en droit », dit Thomas Bidnic. « Les droits fondamentaux ne sont pas des mots qui errent dans les brumes inatteignables de la philosophie, ils sont rattachés à des situations de fait », résume Georges Tsigaridis, le troisième associé du cabinet Bidnic.

Voilà pourquoi toutes les conclusions de Thomas Bidnic débutent par un rappel des libertés fondamentales, dont découlent les règles procédurales qu’il entend faire appliquer à ses cas d’espèce. L’article 66 de la Constitution, lorsqu’il s’agit d’une demande de mise en liberté, figure au fronton de ses écrits. « En tant qu’avocat, c’est mon rôle de rappeler en permanence au juge qu’il est garant des libertés individuelles, tout le temps. Franchement, beaucoup l’ont oublié. »

Savoir se relever

Thomas Bidnic est une tornade, un bouillonnement permanent. Son credo : savoir se relever. « Ce qui m’a toujours impressionné, c’est son courage pour combattre en usant de tous les outils qu’il a à sa disposition. Il se donne complètement, il combat jusqu’à la dernière extrémité. Sa fougue et sa détermination sont inébranlables ; il sort ses tripes à chaque audience », dit Samuel Estève, pénaliste dijonnais ami de Thomas Bidnic. Il déboule dans le prétoire à pas rapides. Lorsqu’il est assis, il secoue frénétiquement la tête, dans un sens ou dans un autre, selon qu’il approuve ou conteste les raisonnements exposés. Quand il se lève, bille en tête, code de procédure pénale à la main, il ne met pas des pichenettes. Lorsque ses contradicteurs balayent ses arguments sans y avoir répondu, qu’il estime être face à un déni de justice, une esquive honteuse du débat judiciaire (« une forfaiture ! »), il brandit 1984, de George Orwell : la « stupidité protectrice » est l’un de ses concepts favoris lorsqu’il s’agit d’illustrer, selon lui, la soumission des magistrats au pouvoir politique. « Il ressent ces choses de manière très violente, dit Georges Tsigaridis. Il le pense vraiment, c’est peut-être pour choquer, mais c’est surtout pour faire ouvrir les yeux aux magistrats sur la façon dont ils se comportent, les avertir. » Ses références au totalitarisme provoquent des réactions outrées ; tant mieux, elles sont là pour ébranler, et leur violence est le miroir verbal, selon lui, des errements éthiques des magistrats : « La courtoisie n’est concevable qu’entre des gens qui appliquent les mêmes règles ; à partir d’un moment où un magistrat viole des règles fondamentales, c’est lui qui est violent. La défense que je pratique n’est pas une défense de rupture. »

Alors que certains de ses contradicteurs malmenés considèrent ces envolées comme des effets de manches, des manœuvres dilatoires destinées à masquer l’absence d’argument au fond, Thomas Bidnic présente cela comme une nécessité. « Je ne choisis pas de leur “rentrer dedans”, je veux dire par là que ce n’est pas un parti pris. Simplement, on n’a parfois pas le choix si on veut pouvoir continuer à se regarder dans la glace. Quelqu’un qui juge au nom du peuple français, est gardien de la liberté individuelle et qui s’assoit sur tout ça pour des raisons diverses – comme la soumission à l’autorité politico-administrative, c’est d’une violence extrême. »

Son confrère et ami Yves Leberquier loue ses compétences, mais le trouve parfois un peu excessif. « Il n’a peur de rien, il va jusqu’au bout, il va même parfois un peu trop loin dans la forme. Il amoindrit parfois certaines des idées magiques qu’il peut avoir, car sur la forme il peut être très cassant, méprisant, et il se fait de vrais ennemis des magistrats. Il s’en moque, mais je pense qu’il n’y aurait pas forcément ce ressentiment de la part des magistrats s’il mettait un petit peu plus de formes. » Julien Pignon le rejoint : « Quand il obtient un arrêt de cassation, il envoie copie de la décision à tous les magistrats qui ont eu à traiter de l’affaire. Cela tend les magistrats. Il manque peut-être parfois de nuance dans sa manière d’envisager les choses. Pour lui, le juge se doit d’être un vertueux capable de se départir de tout, quelqu’un qui n’aurait aucune espèce de pragmatisme judiciaire. » Ce pragmatisme équivaut pour lui à une manifestation de l’arbitraire.

« Vous vous êtes auto-outragée ! »

Cela peut donner des scènes surréalistes, comme récemment, devant le tribunal correctionnel de Paris. La procureure demandait le maintien en détention provisoire de son client, alors que les délais d’audiencement étaient tels que cette détention ne pourrait être renouvelée jusqu’au procès, et que ce prévenu devrait nécessairement comparaître libre. À l’audience, il apostrophe la procureure : « C’est effrayant. Il y a un côté 1984 ». Crispation : « Maître, vous vous égarez un peu. — Ah non, 1984, George Orwell. — Oui, je sais ce que c’est, vous êtes à la limite de l’outrage. — Et l’auto-outrage, vous connaissez ? Vous vous êtes auto-outragée ! » La présidente Corinne Goetzmann a mis fin à l’algarade. Le prévenu a été libéré, sous contrôle judiciaire.

Il explique : « Je n’ai jamais entendu un procureur requérir la détention provisoire, alors qu’il savait parfaitement que l’intéressé comparaîtrait libre compte tenu de la date d’audience déjà fixée. Une détention provisoire qui n’aurait pas d’utilité au regard des objectifs fixés par la loi est nécessairement illégale. Si on n’a pas compris ça, c’est qu’on n’a pas compris ce que doit être un magistrat. » Pour Anne Chiron, la véhémence de la démarche est justifiée. « Quand on tombe sur des magistrats qui ne veulent rien entendre, des petits génies qui sortent de l’école et qui sont comme des chevaux de trait dans leur sillon, c’est terrible. Et quand on est mis en examen et pris dans cette justice, c’est extrêmement difficile. »

En 2012, alors qu’il décortique le dossier établi contre son client, il détecte un document antidaté par la doyenne des juges d’instruction de Paris, Sabine Khéris. Un faux en écriture publique : une « affaire d’État » contre lequel l’avocat porte plainte, jusqu’à ce que la chambre de l’instruction absolve la juge, tout en reconnaissant que « le faux est bien constitué dans sa matérialité ». « Non seulement il a causé un préjudice à mon client, mais à la société dans son ensemble. Donc, soit le parquet et le juge d’instruction sont incompétents, ce que je ne crois absolument pas, soit ils sont exclusivement guidés par le corporatisme le plus étroit », a-t-il déclaré au Parisien. Un pourvoi en cassation a été déposé.

Ses mots heurtent beaucoup de magistrats. « Il a des thèses, mais il faut qu’il admette que la juridiction peut ne pas admettre ses raisonnements. Il faut qu’il accepte la contradiction », commente Philippe Prudhomme. « On peut ne pas être d’accord avec moi, mais ce qui m’agace, c’est qu’on ne motive pas », explique Thomas Bidnic.

« Il est autant apprécié que détesté », résume Randall Schwerdorffer. « Je ne le connais pas comme quelqu’un d’obtus, mais comme quelqu’un de pointu. Certains pensent qu’il ne cherche que l’incident, et d’autres qu’il apporte, par son travail et sa rigueur, une certaine plus-value judiciaire. Quand les magistrats ne sont pas au niveau, ils peuvent très mal vivre certaines humiliations. S’il est confronté à un magistrat partial, il peut être extrêmement raide, et il a raison. » L’avocat de Jonathann Daval rapporte une scène qui se déroule à la chambre de l’instruction de Dijon. « À un moment, l’avocat général regarde Thomas et lève les yeux au ciel. Thomas l’interpelle : “ça va, vous vous sentez bien ? — je fais ce que je veux”, répond l’avocat général. Et là, Thomas se met à sauter dans tous les coins : “Eh bien moi aussi, je fais ce que je veux !” ».

Céline Ballerini, vice-présidente au tribunal judiciaire de Marseille, l’a connu quand elle exerçait à Melun, à la fin des années 2000. « Il est arrivé pour une grosse affaire de trafic d’héroïne, nous a suggéré de nous faire communiquer un autre dossier, instruit à Évry, en rapport avec le nôtre. On demande la communication, et là, il tombe sur un faux : une commission rogatoire antidatée. Ça a fait tomber toute la procédure », se souvient-elle. Elle a depuis noué des liens d’amitié avec l’avocat. « Il n’est pas déloyal, il avance démasqué. Il est craint dans la profession car assez impitoyable. Parfois, il peut être très dur dans ses courriers. » Elle porte un regard positif sur la manière d’exercer : « Ce sont des avocats qui sont précieux car ils vous obligent à sortir de votre zone de confort. Après tout, en tant que magistrat, on est là pour appliquer le droit, on n’est pas des justiciers. »

Sébastien Piffeteau, vice-procureur à Créteil, l’a connu lorsqu’il était chef de la direction criminelle à Bobigny. Il conserve d’excellents souvenirs de leurs confrontations, devant le juge des libertés et de la détention ou en première instance correctionnelle. « Vous savez, je comprends que, quand la liberté d’un homme est en jeu, on puisse s’engager. » Il apprécie la méthode de l’avocat : « Thomas Bidnic est dans la contradiction, pas dans l’indignation ou l’agressivité. Avec moi, ce n’est jamais monté dans les tours. » Le magistrat apprécie la démarche intellectuelle de l’avocat. « Quand on voit arriver Bidnic, on sait qu’il va se passer quelque chose, et tant mieux. Il ne va pas perdre son temps à aller sur des arguments qui ne servent à rien. On sait où sont les forces et les failles d’un dossier. Sa capacité d’analyse est vraiment intéressante. Ce type-là est en capacité de décortiquer un dossier et d’essayer de voir où est la faille judiciaire. C’est agaçant, mais c’est son job », témoigne Sébastien Piffeteau. « Il incarne ce que je pense être la bonne définition de l’avocat, c’est-à-dire que c’est un empêcheur de juger en rond. Il vient peut-être briser la culture judiciaire, mais en quelque sorte, tant mieux. […] Il veut vraiment que les procès soient équitables ; la loyauté de l’œuvre judiciaire est quelque chose qui a du sens pour lui. Sa plus grande qualité, c’est que ça aurait peut-être fait un superbe magistrat. » L’intéressé se sent incapable d’assurer une telle fonction. « Il considère que la fonction de magistrat doit être réservée à des gens exceptionnels », explique Samuel Estève.

« Vichy, au bout d’un moment, c’est un peu pénible »

Est-il alors besoin de décrire l’état de sidération, puis de fureur qui le transporte, lorsque des magistrats, sur la foi d’une circulaire interprétative de la Chancellerie, prolongent automatiquement, sans débat, des détentions provisoires ? L’émoi, au sein de la profession, est général. Chez Thomas Bidnic, c’est pire. « Je m’étais acheté une console pour y jouer pendant le confinement, je n’y ai pas joué », s’amuse Georges Tsigaridis. L’activité du cabinet Bidnic est frénétique, l’avocat dépose des demandes de mise en liberté, rejetées ; il est le premier à se pourvoir en cassation (audience du 19 mai 2020) ; il signe une tribune dans Le Monde, invoquant le souvenir de Pierre Pucheu, ministre de l’intérieur de Vichy.

La juge Céline Ballerini lui a parlé à cette époque. « J’essayais de lui expliquer que certains de mes collègues ont adopté l’interprétation de la Chancellerie, non pas par servilité, mais par conviction intellectuelle », ce qui heurtait l’entendement de l’avocat. « Vichy, au bout d’un moment, c’est un peu pénible », confie Céline Ballerini.

Thomas Bidnic explique sa technique : « Vichy, c’est un extraordinaire révélateur de l’état de la société française. Quand je veux dire que la justice est soumise à l’administration, moi j’entends Pierre Pucheu. » Vichy est un précipité, mais Thomas Bidnic ne manque pas de discernement. « Faire une saloperie, tricher sur un dossier aujourd’hui, ce n’est pas envoyer quelqu’un à la mort, et il faut faire attention à ce que l’on dit. » Tout de même : « Mais quand il s’agit de la liberté de quelqu’un. Il y a des choses sur lesquelles on ne peut pas transiger. »

L’attachement viscéral aux principes et l’invocation du régime de Vichy ne sont pas étrangers à l’histoire personnelle de Thomas Bidnic, disent ceux qui le connaissent, sur laquelle il est extrêmement pudique. Le fait qu’il soit de confession juive ne l’a pas empêché, mais c’est une évidence, de défendre un accusé du « gang des barbares ». Dans ce procès à huis clos, l’avocat général Philippe Bilger avait lancé à l’accusé Youssouf Fofana, le « cerveau » de l’opération criminelle : « Par votre comportement, vous rendez-vous compte que vous rendez odieux l’antisémitisme ordinaire ? » Puis, une autre fois, Fofana déclare ne plus vouloir adresser la parole aux avocats juifs. « Pas de réaction de Philippe Bilger. Je lui demande : “ça ne vous dérange pas ? Pour vous, il y a des avocats juifs, et des avocats non juifs ?” Il l’a mal pris. » Thomas Bidnic a plaidé pour son client (un second rôle, condamné à dix ans de prison, dans l’enlèvement, la séquestration, la torture et l’assassinat d’Ilan Halimi), mais aussi contre Philippe Bilger, avec une virulence que ses confrères n’ont pas appréciée. « Je pensais qu’on allait nous parler d’un procès d’antisémitisme, indiscutablement c’en était, c’était une évidence qu’on allait se prendre ça dans la figure, du moins le croyais-je. Autant, dans l’affaire Traoré, on ne me parle que de ça, autant, dans cette affaire-là, j’ai clairement perçu une volonté judiciaire d’édulcorer le dossier. C’est ce que j’ai plaidé, et c’est ce qui m’a été reproché. »

Son client, Kobili Traoré est mis en cause dans la mort de Sarah Halimi, cette femme juive que l’homme a précipitée depuis son balcon du troisième étage, en criant « Allah Akbar », en pleine crise psychotique. Son discernement a été déclaré aboli par deux collèges d’experts psychiatres sur trois, et il a été déclaré irresponsable, ce qui a ému une grande partie de la communauté juive, et a pu le mettre dans une situation délicate vis-à-vis de certains de ses amis. La décision de la chambre de l’instruction est frappée d’un pourvoi et, si Kobili Traoré venait à être jugé, lors d’un procès d’assises au retentissement médiatique certain, il « resterait, en lançant un appel à la raison, à convaincre la cour de ne pas céder au populisme judiciaire. »

Thomas Bidnic

Thomas Bidnic est avocat.