Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Jour de vote à la prison de Gradignan

Les détenus de France peuvent voter pour la première fois par correspondance depuis leur lieu de détention. La procédure étant particulière, les sessions de vote sont réparties sur plusieurs jours selon les emplacements des prisons. Hier, les électeurs du centre pénitentiaire de Gradignan, à côté de Bordeaux, votaient.

par Marine Babonneaule 22 mai 2019

À 10h30, une vingtaine de détenus de l’aile A du centre pénitentiaire de Gradignan (Bordeaux) avaient déjà voté. L’établissement a installé dans la salle de spectacle au cinquième étage, qui sert aussi de lieu de culte, quelques tables, une urne cadenassée, les bulletins, les enveloppes et deux isoloirs. L’après-midi, l’équipe se déplacera au sein du bâtiment B. Sur les 730 détenus que compte Gradignan, ils sont 75 à voter. Un bon score pour la directrice adjointe du centre pénitentiaire, Diane Chevreau, et la chef d’antenne du Service pénitentiaire et de probation (SPIP) Chloé Hardy, qui sont à la manœuvre depuis le mois de novembre dernier. Si le vote par correspondance des détenus n’est officiel que depuis la loi de programmation de la justice du 23 mars 2019, l’administration a demandé aux chefs d’établissement de s’y préparer depuis fin 2018.

Pour les élections européennes, tout est allé très vite. Les deux jeunes femmes ont collé les affiches de campagne entre les portes des cellules, à chaque étage. Elles sont allées voir les détenus pour leur expliquer leurs droits et les démarches éventuelles. Des cycles d’atelier avec la Maison de l’Europe ont été mis en place au sein de l’établissement pour rendre les élections européennes plus tangibles. « Nous avons d’abord recensé les détenus de nationalité européenne, la liste a été donnée à la direction interrégionale. Nous avions 575 détenus confirmés électeurs. Nous les avons vus un à un. Une nouvelle liste a été établie, cette fois-ci avec 198 demandes, vérifiée par la Chancellerie et l’INSEE. Le nombre est alors passé à 94 votants, entre les transferts, les libérations, etc. La liste définitive a établi 75 votants », explique Diane Chevreau, derrière sa table, tout en tamponnant les attestations d’identité de chaque électeur. En prison, ils n’ont plus ni papiers d’identité ni carte électorale.

Un groupe d’hommes arrive. Diane Chevreau et Chloé Hardy, aidées de deux stagiaires, expliquent la marche à suivre. Beaucoup n’ont jamais voté. « Vous regardez les bulletins, vous en choisissez au moins deux pour qu’on ne sache pas pour qui vous votiez, vous prenez une enveloppe et vous glissez le bulletin que vous voulez. Vous ressortez et vous venez nous voir ». « Ils auraient dû faire des papiers encore plus grands », observe un détenu. Ils se marrent en regardant certains bulletins. Il y a du conciliabule, de la stratégie électorale dans l’air. « Dire et faire, c’est deux choses différentes », professe un homme mûr devant quelques codétenus plus jeunes. L’un d’entre eux pointe du doigt un candidat et glisse, rigolard, à son voisin : « C’est pas pour bon pour toi, elle ! » Et puis, d’autres : « Y’a des listes que je ne connais pas ! » « Ah ! Des gilets jaunes ! », « Y’a un ou deux tours ? » « De toute façon, la France, elle est foutue. » « Excusez-moi, madame, mais y’a trop de prénoms. » « Si je veux voter blanc, y’a pas de papier blanc ? »

Devant la directrice adjointe, ils font moins les marioles et écoutent les instructions car chaque enveloppe doit être glissée dans une nouvelle enveloppe, fermée, avec l’attestation d’identité. « Faut lécher le rabat de l’enveloppe ? Sérieux ? Mais c’est pas bon », vont-ils tous grimacer. Seulement alors peuvent-ils la glisser dans l’urne. Le tout devra être scellé et remis à un transporteur privé sécurisé qui déposera les bulletins de tous les détenus votants de France, soit 5 324 femmes et hommes, à la Chancellerie pour le dépouillement dimanche 26 mai. « C’est moins compliqué dehors », râle un homme. « Oui mais c’est la première fois que vous pouvez voter comme ça, à l’intérieur de la prison », explique Chloé Hardy.

« Ça va pas apparaître dans notre dossier, dites ? »

« A voté ! », lance, à un rythme régulier, Diane Chevreau. Depuis l’isoloir, un détenu crie à son tour « A voté ». « C’est ici le “a voté” », soupire-t-elle. Il rigole. « Je m’entraînais, Madame la Directrice. » « Vous émargez. Là, regardez, vous êtes dernier de la liste », montre la CPIP. « J’ai l’habitude », répond le détenu. C’est drôle. « Vous avez émargé ? » « C’est quoi émarger ? » « Signer. » « Ah, oui. Je peux y aller ? » Un jeune sourit immensément. « C’est la première fois que je vote », ose-t-il. « Félicitations ! », lance Chloé Hardy. Un autre, plus âgé : « Comment on fait pour faire valider cette carte électorale ? J’ai tout depuis 1976 ! » « Ce qui est bête dans cette histoire, c’est que je pourrais voter dehors, je suis libérable demain », regrette un grand bonhomme. « Ça ne change rien, le tout c’est de voter », glisse la directrice adjointe, qui appelle, dans son talkie-walkie, les surveillants à faire venir d’autres électeurs. « Lui, il est au troisième, il n’est pas venu. » Un surveillant arrive au pas de charge : « Madame la Directrice ! M. X, refus ! M. Y, refus ! » Il repart aussi vite qu’il est apparu. Quatre détenus refuseront finalement de se présenter.

Au tour des femmes. Elles sont sept à voter pour les élections européennes, sur les quarante et une présentes au sein de la prison. L’une fanfaronne, n’attend pas les explications, file chercher quelques bulletins et se cache dans l’isoloir. Les autres écoutent les consignes. Elles hésitent devant les trente-quatre listes de candidats. Devant le bureau, une détenue fait remarquer à la directrice adjointe qu’elles ont le même pull. « Mais vous êtes à la mode ! », répond patiemment Diane Chevreau, qui remarque aussi que l’enveloppe de la détenue est très gonflée. Elle a fourré six bulletins. Rires. La bravache en profite pour savoir si elle va être transférée bientôt. Une autre se fait lire son attestation d’identité. « Ça va pas apparaître dans notre dossier, dites ? », demande une détenue.

Salim a 29 ans. C’est la première fois qu’il vote. « J’avais envie de voter. Dehors, je m’en foutais un peu, j’vous cache pas, et là, je suis enfermé. J’avais une carte électorale, la directrice est venue me voir alors pourquoi pas. Franchement, on n’en a pas parlé avec les autres, on connaît rien du tout à la politique, mais j’avais envie. Je vais peut-être m’y intéresser un peu plus. » Lui aussi sourit.

Il est 17 heures. Tous les détenus inscrits ont voté. « Je crois qu’on a tout le monde ! On a fini. Quatre refus, ce n’est pas tant que ça ». Elle emporte la précieuse urne avec elle qu’elle ne quittera pas jusqu’à l’arrivée du transporteur. Dépouillement dimanche 26 mai, place Vendôme.