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Chronique concurrence : droit des pratiques anticoncurrentielles et contrôle des concentrations (Septembre 2023 – Janvier 2024)

Cette chronique est la première au nouveau format de la rubrique « Concurrence » de la revue Dalloz actualité. Elle est dédiée au droit des pratiques anticoncurrentielles et au contrôle des concentrations et couvre la période allant de septembre 2023 à janvier 2024. D’autres suivront sur les autres thèmes de la rubrique. Pour cette première livraison, chaque auteur a choisi une décision sur laquelle il lui paraissait utile d’attirer l’attention du lecteur. La présente introduction s’en tiendra, quant à elle, à dresser un bref panorama d’ensemble de la période, en complément de ces commentaires.

1. L’une des actualités les plus marquantes de la période réside très certainement dans les trois arrêts du 21 décembre 2023 relatifs à l’application du droit des pratiques anticoncurrentielles au secteur sportif.

L’arrêt Super League (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, European Superleague contre UEFA et FIFA, aff. C-333/21, AJDA 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic ; D. 2024. 347 , note F. Buy ; ibid. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges ; Légipresse 2024. 100, comm. C.-E. Renault et V. Omnes ) qui a déjà fait l’objet d’un commentaire dans la présente rubrique est peut-être le plus notable. La Cour de justice y énonce, sur le renvoi préjudiciel d’une juridiction espagnole, que l’exercice par la FIFA et l’UEFA de leurs pouvoirs relatifs à l’organisation et à l’exploitation commerciale des compétitions de football professionnel en Europe constitue très vraisemblablement, en l’état des constations de la juridiction de renvoi, un abus de position dominante et une entente. Parmi ses nombreuses conséquences, cet arrêt pourrait d’abord fragiliser le monopole des grandes fédérations sportives sur l’organisation des compétitions européennes, bouleversant ainsi l’économie du sport, un peu à la manière de l’arrêt Bosman en son temps. Mais son intérêt dépasse largement le domaine sportif. Il est aussi particulièrement instructif quant à certaines notions fondamentales de la matière. Par exemple, la Cour de justice y confirme que certains abus peuvent être « par objet » par symétrie avec les ententes, tout en infléchissant sa lecture de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) en faveur d’une conception moins « économique » que celle qui semblait résulter des développements jurisprudentiels de la dernière décennie.

Le même jour, la Cour de justice a aussi rendu l’arrêt International Skating Union (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, International Skating Union c/ Commission européenne, aff. C-124/21, AJDA 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic ; D. 2024. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges ) dans lequel elle a jugé que les règles de l’inorganisation sportive, lui permettant de soumettre les compétitions internationales de patinage de vitesse sur glace à son approbation et d’imposer des sanctions sévères aux athlètes participant à des compétitions non autorisées, étaient illégales car non encadrées par aucune garantie assurant leur caractère transparent, objectif non discriminatoire et proportionné. Au passage, la Cour stigmatise le système d’arbitrage sportif (et le fonctionnement du TAS), sous l’angle des exigences du contrôle juridictionnel effectif et, plus largement, comme pièce d’un système qui assoie un pouvoir important aux organisations sportives.

Elle a enfin rendu l’arrêt Royal Antwerp (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, Royal Antwerp Football Club, aff. C-680/2). Dans cet arrêt, la Cour a jugé que le système imposant que les joueurs formés localement comprennent non seulement ceux qui ont été formés par le club en cause, mais également ceux d’autres clubs de la même ligue nationale, étaient incompatibles avec les règles en matière de libre circulation. Elle en profite pour souligner que ces règles ont également une incidence sur l’activité concurrentielle des clubs de football, soulignant leur caractère potentiellement nocif.

Parmi les arrêts de la Cour de justice, on relèvera encore l’arrêt Energias de Portugal (CJUE 26 oct. 2023, Autoridade da Concorrência c/ Energias de Portugal (EDP) e.a., aff. C-331/21, v. infra n° 7) qui précise notamment qu’un accord entre un opérateur historique, actif dans la fourniture d’électricité, et un groupe de grande distribution par lequel ce dernier s’engage à ne pas entrer sur le marché au moment même de sa libéralisation, peut constituer une restriction de la concurrence « par objet ». On notera aussi l’arrêt Romaqua Group (CJUE 21 sept. 2023, Romaqua Group SA c/ Societatea Națională a Apelor Minerale SA, aff. C-510/22, v. infra n° 56, RDI 2024. 89, obs. I. Hasquenoph ; RTD eur. 2023. 747, obs. L. Idot ) relatif à la licéité, au regard des articles 102 et 106 du TFUE, d’une réglementation nationale qui accorde la prolongation d’un droit d’exploitation exclusif sans mise en concurrence.

Le Tribunal de l’Union a aussi rendu plusieurs décisions intéressantes dans la période sous commentaire. En matière d’entente, il a notamment confirmé, par son arrêt Valve Corporation, la décision de la Commission qui voyait dans le géoblocage de clés d’activation sur la plateforme de jeux vidéo Steam, une entente par objet. Au-delà de l’espèce, cet arrêt met de nouveau en lumière les relations, parfois complexes, entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle (Trib. UE, 27 sept. 2023, Valve Corporation c/ Commission européenne, aff. T-172/21, v. infra n° 3 ; Dalloz IP/IT 2023. 492, obs. Ekaterina Berezkina ; ibid. 2024. 30, obs. J. Groffe-Charrier ). On notera aussi que dans l’affaire du cartel de l’éthylène, le tribunal, par son arrêt Clariant, a confirmé la décision de la Commission et la majoration de l’amende tout en rejetant la demande reconventionnelle de la Commission relatif au retrait de la réduction de 10 % octroyé au titre de la coopération lors de la procédure de transaction (Trib. UE, 18 oct. 2023, Clariant AG e.a. c/ Commission européenne, aff. T-590/20, v. infra n° 68). Toujours en matière d’entente, l’arrêt Teva Pharmaceutical Industries (Trib. UE, 18 oct. 2023, Teva Pharmaceutical Industries Ltd e.a. c/ Commission européenne, aff. T-74/21, v. infra n° 12) a confirmé, quant à lui, la décision de la Commission européenne qui estimait qu’un accord de règlement pay-for-delay conclu par un génériqueur avec un fabricant de médicaments princeps constituait une restriction de concurrence par objet. Enfin, le tribunal a confirmé aussi la décision de la Commission européenne (Trib. UE, 20 déc. 2023, JPMorgan Chase e.a. c/ Commission européenne, aff. T-106/17, et Crédit Agricole et Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c/ Commission européenne, aff. T-113/17) : l’arrêt concerne le recours contre une décision constatant que le Crédit agricole, HSBC et JPMorgan Chase avaient participé à une entente consistant à restreindre ou à fausser la concurrence dans le secteur des produits dérivés de taux d’intérêt libellés en euros (Euro interest rate derivatives, EIRD). L’affaire est surtout intéressante en ce qu’elle se prononce sur les critères permettant de constater la participation d’une entreprise à des pratiques anticoncurrentielles, notamment au travers d’échanges d’informations, dans le secteur des produits financiers.

En matière d’abus de position dominante, on peut noter que l’arrêt Bulgarian Energy Holding (Trib. UE, 25 oct. 2023, Bulgarian Energy Holding e.a. contre Commission européenne, aff. T-136/19, v. infra n° 60) a annulé la décision de la Commission sanctionnant l’opérateur historique gazier bulgare et a apporté, ce faisant, des précisions sur la jurisprudence Bronner.

2. Les juridictions et autorités françaises ont aussi été actives dans la période sous commentaire.

On peut notamment faire état de l’arrêt L’Oréal du 18 octobre 2023 (Com. 18 oct. 2023, n° 20-17.092, v. infra n° 48) par lequel la Cour de cassation a précisé que le chiffre d’affaires d’une filiale non impliquée dans des pratiques anticoncurrentielles peut être intégré dans le calcul de l’amende infligée à sa société mère. La Cour de cassation a également rendu deux autres arrêts qui ne seront que mentionnés ici. Un arrêt du 20 décembre 2023 qui précise que le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence doit motiver concrètement le déclassement de pièces protégées par le secret des affaires (Com. 20 déc. 2023, n° 22-17.296), un autre arrêt du 6 septembre 2023 (Com. 6 sept. 2023, n° 22-13.753 F-D) rendu en matière de private enforcement dans l’une des suites de l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien, qui confirme que la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts pèse sur les demandeurs dans le régime antérieur à la directive « dommages » et que cette règle n’est pas attentatoire au principe d’effectivité.

Quant aux décisions de la Cour d’appel de Paris, on notera pour l’essentiel que la chambre « régulation » a confirmé sur le fond, par un arrêt du 16 novembre 2023, la décision de l’Autorité rendue dans l’affaire des « titres-restaurant », n’accordant qu’une réduction d’amende à l’une des quatre entreprises condamnées (Paris, ch. 5-7, 16 nov. 2023, n° 20/03434).

On notera aussi que dans cette même affaire, l’Autorité a plaidé un mois plus tôt, dans un avis du 12 octobre 2023, pour qu’il soit mis fin mis fin aux droits exclusifs dont disposent ces quatre entreprises et pour la dématérialisation obligatoire des titres-restaurant (Aut. conc., avis, 12 oct. 2023, n° 23-A-16). L’activité de l’Autorité a par ailleurs été marquée ces derniers mois par la publication le 15 décembre 2023 du nouveau communiqué de procédure relatif au programme de clémence (commenté ci-après, n° 35). On peut aussi faire état de plusieurs décisions de sanction pour entente ou pour abus, à commencer par la décision Rolex du 19 décembre 2023, sanctionnant une interdiction de revente en ligne pour entente (Aut. conc., 19 déc. 2023, Rolex, n° 23-D-13, commentée ci-après, n° 15). Peut aussi être relevée la décision Sony du 20 décembre 2023 sanctionnant l’entreprise japonaise pour abus de position dominante sur le marché des manettes de jeux vidéo pour PS4 (Aut. conc., 20 déc. 2023, n° 23-D-14) ou encore la décision Confédération nationale des buralistes de France du 26 septembre 2023 qui sanctionne pour entente une pratique de boycott de la part de l’ordre professionnel représentant les buralistes (Aut. conc., 26 sept. 2023, Confédération nationale des buralistes de France pour boycott de la Française des Jeux, n° 23-D-09).

Concentrations

Les décisions d’interdiction ne sont pas si fréquentes et, à ce sujet, on ne peut manquer de signaler la décision rendue par la Commission, le 25 septembre 2023, dans l’affaire Booking c/ eTraveli (Comm. UE, 25 sept. 2023, Booking c/ eTraveli, IP/23/4573, v. infra n° 70). L’autorité a estimé que l’opération aurait renforcé la position dominante de Booking sur le marché des agences de voyages en ligne dans le domaine hôtelier, ce qui aurait entraîné des coûts plus élevés pour les hôtels et, éventuellement, pour les consommateurs. L’opération aurait aussi permis à Booking d’acquérir un canal principal d’obtention de clients, dans un domaine où l’entreprise américaine est déjà très puissante, avec la possibilité pour elle d’étendre son écosystème vers d’autres segments (et not., le domaine des voyages aériens, identifié comme crucial). Les engagements proposés par Booking ont été jugés insuffisants.

Au plan judiciaire (et sous l’angle procédural), il faut signaler l’arrêt du 9 novembre 2023, dans lequel la Cour de justice de l’Union concernant le cas de l’arrêt Altice Group Lux Sàrl c/ Commission européenne (CJUE 9 nov. 2023, Altice Group Lux Sàrl contre Commission européenne, aff. C-746/21). Il s’agissait d’une affaire de « gun jumping » où le groupe avait été condamné par la Commission, à la fois pour défaut de notification, mais aussi la réalisation anticipée de la concentration. Cette double condamnation avait été validée par le tribunal. Dans son arrêt, la Cour confirme la possibilité de sanctionner concurremment le défaut de notification et la réalisation anticipée d’une concentration, les juges estimant qu’il s’agit de deux obligations bien distinctes.

Jean-Christophe Roda et Rafael Amaro

Ententes

De la relation entre le droit d’auteur et le droit de la concurrence en matière de géoblocage

Vincent Giovannini, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université Jean Monnet Saint-Étienne, CERCRID (UMR 5137)

  • Trib. UE, 27 sept. 2023, Valve Corporation c/ Commission européenne, aff. T-172/21

3. La singularité de l’arrêt rendu par le Tribunal dans le secteur des jeux vidéo réside dans l’interaction entre l’article 101 du TFUE et le droit d’auteur.

4. En l’espèce, Valve, qui exploite une plateforme de jeux vidéo pour PC en ligne – Steam – a été condamnée par la Commission pour infraction à l’article 101 du TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE), pour avoir conclu des accords anticoncurrentiels ou des pratiques concertées avec cinq éditeurs de jeux vidéo – Bandai, Capcom, Focus Home, Koch Media et ZeniMax –, visant à restreindre les ventes transfrontalières et les ventes passives de certains jeux vidéo compatibles avec sa plateforme au sein de l’EEE, au moyen du blocage géographique des clés Steam, qui empêchait les utilisateurs situés en dehors du ou des pays autorisés d’activer les jeux vidéo en cause.

En substance, Valve a soutenu devant le tribunal que la Commission avait commis des erreurs de droit et d’appréciation des faits concernant, en premier lieu, la constatation d’accords ou de pratiques concertées et, en second lieu, une restriction de concurrence par objet.

5. S’agissant, en premier lieu, de la constatation d’accords ou de pratiques concertées, les critiques de Valve à l’égard de la Commission étaient de deux ordres : d’une part, notionnel ; d’autre part, probatoire.

D’une part, sur le plan notionnel, Valve reprochait à la Commission d’avoir indûment élargi les notions d’« accord » et de « pratique concertée ». Elle a fait valoir son rôle de simple prestataire de services, se contentant de mettre en œuvre des mesures techniques à la demande des éditeurs, de sorte que le comportement qui lui était reproché aurait dû en réalité être qualifié d’unilatéral. Pour sa part, le Tribunal a conclu à l’existence d’un concours de volontés, la plateforme jouant un rôle central dans la relation entre les éditeurs et les utilisateurs finaux des jeux vidéo Steam (§ 50).

D’autre part, sur le plan probatoire, le tribunal, qui a vérifié les preuves soumises par la Commission, a estimé qu’elles constituaient un faisceau d’indices sérieux, précis et concordant permettant d’établir un concours de volontés de la part de chacun des cinq éditeurs.

6. S’agissant, en second lieu, de la constatation d’une restriction de concurrence par objet, Valve critiquait la Commission pour ne pas avoir suffisamment ou correctement tenu compte, d’une part, du caractère nouveau de l’affaire et, d’autre part, du contexte juridique et économique.

D’une part, en ce qui concerne le caractère nouveau, le tribunal n’a pas fait droit à l’argument astucieux de Valve selon lequel la jurisprudence sur les importations parallèles n’était pas pertinente en l’espèce, car elle s’inscrivait dans le contexte des relations entre fournisseurs et distributeurs, c’est-à-dire de relations verticales, ce qui n’était pas le cas ici.

D’autre part, en ce qui concerne le contexte, d’abord, juridique, le tribunal a commencé par rappeler la distinction classique entre l’existence et l’exercice des droits : la première ne peut tomber sous le coup de l’interdiction de l’article 101 du TFUE, ce qui n’est pas le cas du second (§ 191). Or, en l’espèce, il a considéré que l’exercice des droits d’auteur des éditeurs avait été « l’objet, le moyen ou la conséquence d’une entente », la pratique de géoblocage n’étant pas destinée à protéger les droits d’auteur des éditeurs, mais à supprimer les importations parallèles afin de maximiser leurs redevances, ainsi que celles de la plateforme (§ 202). Du reste, le tribunal limite le droit d’auteur à une simple faculté d’exploiter commercialement la mise en circulation ou la mise à disposition des objets protégés, mais non de revendiquer la rémunération la plus élevée possible ou d’adopter un comportement qui entraîne des différences de prix artificielles entre les marchés nationaux cloisonnés (§ 204).

Quant au contexte, ensuite, économique et donc aux effets proconcurrentiels, le tribunal confirme que, s’ils doivent être examinés afin de déterminer si la pratique est suffisamment nocive, il ne s’agissait en l’espèce que d’allégations non étayées.

In fine, il en résulte que la pratique de géoblocage de Steam a enfreint l’article 101 du TFUE, ce qui doit être approuvé.

Clause de non-concurrence entre entreprises « non concurrentes » et appréciation d’une position de « concurrence potentielle »

Falilou Diop

  • CJUE 26 oct. 2023, EDP - Energias de Portugal e. a, aff. C-331/21 

7. Rendu en matière d’ententes, la spécificité de cet arrêt réside notamment dans le fait que les deux entreprises impliquées n’étaient pas en situation directe de concurrence. L’une est un fournisseur d’électricité alors que l’autre, gérant un réseau de détaillants de produits de grande consommation, n’exerce aucune activité sur le marché de l’électricité. Celles-ci avaient néanmoins conclu un accord dit « de partenariat » stipulant notamment une clause de non-concurrence. Cette clause est au cœur des questions soumises à la Cour de justice en vue de l’interprétation de l’article 101 du TFUE.

8. Le premier apport de l’arrêt s’observe ainsi dans l’appréciation de la position de « concurrence potentielle » dans laquelle se trouveraient ces deux entreprises sur le marché de l’électricité. Position que confirme la Cour de justice en prenant notamment en compte les possibilités réelles et concrètes que la seconde entreprise puisse intégrer le marché de l’électricité. Dans l’appréciation de ces possibilités, la différence des contextes explique un net recul de la pertinence des éléments subjectifs de preuve par rapport à l’arrêt Generics (UK) e.a., (CJUE 30 janv. 2020, aff. C‑307/18, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot ). Ce dernier était relatif à un abus de position dominante dans le secteur pharmaceutique. Ici, tant le fait qu’il s’agisse d’une entente que la spécificité du marché concerné (le marché de l’électricité) influencent l’identification des indices probatoires susceptibles d’être pris en compte pour démontrer l’existence d’une situation de concurrence potentielle. Ainsi, est-il précisé que l’existence de possibilités réelles et concrètes d’entrer sur ce marché potentiel doit s’apprécier à la date de conclusion de la clause litigieuse de non-concurrence. Il convient donc de prendre en compte les activités économiques, antérieures à ladite clause, de l’entreprise qui n’est pas présente sur ce marché ou sur les marchés amont ou connexes à celui-ci, ainsi que celles des entités du groupe de cette entreprise. Néanmoins, le défaut de volonté, pour l’entreprise absente du marché d’accéder à celui-ci ne saurait constituer un indice autonome pour exclure une position de concurrence potentielle. Il en est de même pour l’absence de diligences préparatoire de celle-ci pour accéder à ce marché. L’importance de telles diligences dépend par ailleurs des barrières économiques et juridiques à l’entrée. En revanche, parmi les éléments subjectifs, la simple conclusion d’une clause de non-concurrence est logiquement identifiée par la Cour comme un indice particulièrement utile au support des éléments objectifs permettant d’établir la position de concurrence potentielle. En effet, deux entreprises qui ne s’estiment pas potentiellement concurrentes n’auraient en principe aucune raison de conclure une clause de non-concurrence.

9. Une deuxième précision procède de l’appréciation du caractère accessoire de la clause de non-concurrence. Rappelons que celle-ci était intégrée dans un contrat de partenariat conclu entre deux entreprises actives dans des marchés différents. L’objet du partenariat aurait un effet proconcurrentiel en ce sens, qu’il viserait à favoriser le développement réciproque des ventes des produits de ces deux entreprises par un mécanisme de promotion et de réductions croisées. Le caractère accessoire de la clause aurait donc conduit à ce qu’elle suive et s’intègre dans cet effet proconcurrentiel. S’inscrivant dans une jurisprudence établie (CJUE 23 janv. 2018, F. Hoffmann-La Roche e.a., aff. C‑179/16, RTD eur. 2018. 800, obs. L. Idot ) la Cour de justice rappelle utilement que c’est le caractère « objectivement nécessaire » de la restriction de concurrence qu’implique une telle clause qui détermine son caractère accessoire. Par conséquent, l’effet utile de l’article 101 du TFUE impose de prendre en compte, dans l’appréciation de ce caractère accessoire, des éléments comme la durée de la clause, les produits concernés par la restriction qu’elle implique et, en tout état de cause, l’inexistence d’une solution moins restrictive de concurrence.

10. Ainsi, même stipulée entre des entreprises non actuellement, mais potentiellement concurrentes et dans un accord présentant des effets proconcurrentiels, la clause de non-concurrence constituerait une restriction de concurrence par l’objet. Le contexte économique (phase finale de la libéralisation du marché de l’électricité) dans lequel elle intervient est pris en compte. Par ailleurs, il semble difficile d’exclure la qualification de restriction par l’objet de cette clause, dans la mesure où, selon la Cour, l’existence d’effets proconcurrentiels doit être propre à la clause elle-même et non pas simplement liée à l’accord dans lequel elle est stipulée (pt 105 de l’arrêt).

11. Enfin, la précision concernant la qualification de « contrat d’agence » n’est pas plus un apport de cet arrêt qu’un opportun rappel des lignes directrices sur les restrictions verticales. En effet, celles-ci désignent les contrats d’agence parmi les accords verticaux qui ne relèvent généralement pas de l’article 101, § 1, du TFUE. Évoquant le point 13 de ces lignes directrices, la Cour met en avant l’absence de risque commercial supporté par l’agent comme critère déterminant de la qualification d’un tel contrat. Il en résulte que, lorsque les coûts de mise en œuvre d’un partenariat ont été supportés à parts égales par les partenaires, la qualification de contrat d’agence devra être exclue. Cette exclusion semble également faire échec à la possibilité d’admettre des contrats d’agence croisés.

Pay-for-delay : un objet de plus en plus identifié

Walid Chaiehloudj

  • Trib. UE, 18 oct. 2023, Teva, aff. T-74/21

12. Les juridictions européennes persistent et signent : les accords de report d’entrée sont des restrictions de concurrence par objet. Cette fois-ci, c’est le tribunal dans l’affaire Teva qui à la fois confirme sa propre jurisprudence et précise par là même celle de la Cour de justice. En l’espèce, un règlement amiable avait été conclu entre Cephalon et Teva pour mettre un terme à un litige de brevet. Cet accord ambitionnait d’éteindre le risque de voir le brevet annulé et de poursuite d’un contentieux de propriété intellectuelle aussi coûteux que long. Le règlement amiable conclu prévoyait non seulement, une clause de non-concurrence empêchant le génériqueur d’entrer sur le marché, mais également une clause de non-contestation prohibant la possibilité de contester judiciairement le brevet. L’élément d’achoppement réside encore une fois dans le transfert de valeur. Des millions d’euros avaient été payés au génériqueur afin qu’il ne pénètre pas le marché des génériques et ne conteste plus le brevet litigieux. Un tel accord porte-t-il atteinte à la concurrence ? Le tribunal répond par l’affirmative et clarifie en même temps le paradoxal arrêt Generics, lequel ouvrait la voie à de multiples interprétations (CJUE 30 janv. 2020, Generics, aff. C-307/18, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot ). Il faut se souvenir que cet arrêt avait entraîné d’immenses incertitudes sur l’analyse concurrentielle à opérer. Les notions de restriction par objet et de restriction par les effets s’emmêlaient, tant est si bien qu’il était difficile de déterminer dans quelles circonstances un objet anticoncurrentiel devait être retenu.

13. Certes, comme nous l’avons écrit, la Cour fait du paiement inversé « le pivot de son raisonnement » (W. Chaiehloudj, Antitrust et Propriété intellectuelle, in Commentaire J. Mégret, Droit antitrust de l’Union européenne, M. Mezaguer [dir.], éd. de l’Université de Bruxelles, 2022, n° 791), mais ce pivot était extrêmement fragile. D’un côté, la Cour estimait que les accords de report d’entrée ne pouvaient être considérés dans toutes les hypothèses comme des restrictions de concurrence par objet (CJUE 30 janv. 2020, Generics, préc., §§ 84-85). De l’autre, elle soutenait qu’un accord contenant un transfert de valeur s’expliquant uniquement par l’intérêt commercial tant du laboratoire princeps que du génériqueur de ne pas se livrer concurrence par les mérites relevait manifestement de la restriction par objet. Dire que ces deux appréciations vivent dans deux pôles irréconciliables est un euphémisme. Sans transfert de valeur, comment arriver à la conclusion d’un accord ?

14. Toujours est-il que la Cour s’était montrée moins sibylline dans son arrêt Lunbeck en retenant sans ambages la qualification de restriction par objet (CJUE 25 mars 2021, Lundbeck, aff. C-591/16, CRTD eur. 2021. 937, obs. L. Idot ). Dans cette affaire, il faut néanmoins relever que le comportement du laboratoire princeps était très caricatural, puisqu’il avait procédé à la destruction des stocks de génériques fabriqués par le génériqueur… En revanche, un tel comportement n’a pas été adopté par Cephalon. C’est dire que la messe est quasiment dite… La motivation du tribunal paraît sans appel. Ce dernier énonce que « la qualification de « restriction par objet » doit être retenue lorsqu’il ressort de l’examen de l’accord de règlement amiable concerné que les transferts de valeurs prévus par celui-ci s’expliquent uniquement par l’intérêt commercial tant du titulaire du brevet en cause que du contrefacteur allégué à ne pas se livrer une concurrence par les mérites, dans la mesure où des accords par lesquels des concurrents substituent sciemment une coopération pratique entre eux aux risques de la concurrence relèvent manifestement de la qualification de « restriction par objet » (arrêt, § 39) et qu’« aux fins de cet examen, il convient, dans chaque cas d’espèce, d’apprécier si le solde positif net des transferts de valeurs du fabricant de médicaments princeps au profit du fabricant de médicaments génériques était suffisamment important pour inciter effectivement le fabricant de médicaments génériques à renoncer à entrer sur le marché concerné et, partant, à ne pas concurrencer par ses mérites le fabricant de médicaments princeps, sans qu’il soit requis que ce solde positif net soit nécessairement supérieur aux bénéfices que ce fabricant de médicaments génériques aurait réalisés s’il avait obtenu gain de cause dans la procédure en matière de brevets » (arrêt, § 40).

Ce test n’est évidemment pas satisfaisant (v. pour des propositions prenant plus en compte le droit des brevets, W. Chaiehloudj, Les accords de report...

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