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La Chancellerie est-elle en règle avec le Trésor et l’URSSAF ?

Les collaborateurs occasionnels du service public de la justice ne sont pas déclarés par la Chancellerie et la plupart n’effectuent pas les démarches sociales et fiscales qui s’imposeraient.

par Marine Babonneaule 7 octobre 2014

Madeleine (*) est retraitée depuis quelques années. Ancienne fonctionnaire travaillant dans le monde judiciaire, elle est appelée il y a cinq ans par un vice-procureur pour devenir déléguée du procureur, un métier qui consiste à assister les magistrats du parquet et à mettre en œuvre les mesures dites alternatives aux poursuites pénales. Rappels à la loi, réparations pénales, compositions pénales, etc. Bref, un nombre non négligeable de missions qui permettent de décharger les tribunaux de France.

L’offre est tentante, elle aime ce milieu – la justice – et elle arrondirait bien ses fins de mois. Elle accepte. « J’ai six audiences par mois environ, sans compter le temps de préparation, qui se font sur réquisitions du procureur. Je partage mon temps entre le tribunal et la Maison de la justice et du droit (MJD). Cela équivaut à un mi-temps ». En tout, cela peut rapporter entre 300 € et 1 000 € au gré des paiements des régies des tribunaux, sur les frais de justice, après remise d’un mémoire de frais. Mais voilà, cet argent est versé sans bulletin de paie, sans facture, sans rien. En somme, aucune charge sociale n’est payée, aucun impôt non plus. « C’est hyper pratique pour la justice. On la soulage et on gagne un peu plus à la fin du mois. Tout le monde y gagne », sourit Madeleine. « L’indemnisation des délégués du procureur permet à quelques-uns, si leur procureur les chouchoute, de se faire d’agréables compléments de leur retraite », souffle une magistrate.

La situation n’est pas franchement nouvelle et elle dépasse largement les mille délégués du procureur – tous des retraités issus de la police, de la gendarmerie, de l’enseignement ou encore de la fonction publique - que comptent les tribunaux en France. Le Canard enchaîné, Le Figaro, Libération avaient déjà révélé ces « travailleurs au noir plein les palais de justice ». Les députés également, qui ont, à plusieurs reprises, interpellé le ministère de la justice sur la situation de ceux qui sont appelés les collaborateurs occasionnels du service public de la justice (COSP). Une « nébuleuse », comme le dit Madeleine, de personnes qui travaillent pour la justice mais dont le statut est à ce point compliqué que la Chancellerie, elle-même, avoue son incapacité à régulariser la situation sociale et fiscale.

Jusqu’en 2000, on peut parler de no man’s land concernant les « bénévoles indemnisés ». Que sont-ils ? Des salariés ? Des travailleurs indépendants ? En 1994, la Cour de cassation, saisie du cas d’une psychologue experte judiciaire, est claire : il s’agit d’une activité libérale1. Puis, plus rien. Il faut attendre un décret du 17 janvier 20002 pour que toutes ces personnes soient finalement rattachées au régime général. Experts, enquêteurs sociaux, médiateurs civils, administrateurs ad hoc, médecins experts, délégués du procureur, etc. se retrouvent alors soumis aux règles du régime général. « Les cotisations de sécurité sociale dues au titre des assurances sociales, des accidents du travail et des allocations familiales, […] sont calculées sur les rémunérations versées mensuellement ou pour chaque acte ou mission, le cas échéant, par patient suivi annuellement », précise l’article 2 du décret.

Un texte qui est resté lettre-morte. En 2013, le ministère de la justice, dans une réponse ministérielle3, le reconnaissait : « Ce régime s’applique à une grande diversité de situations, allant du concours ponctuel, voire exceptionnel, d’une personne à l’administration, à une activité régulière pour le compte du service public, pouvant même constituer l’intégralité de l’activité professionnelle des personnes en question ». Pis, selon la Chancellerie, la situation est trop « complexe » pour la résoudre. « Au ministère de la justice, la mise en œuvre de ce dispositif s’avère particulièrement complexe en raison du volume des mémoires traités, du nombre de prestataires concernés et de la diversité de leur situation ».

Il est vrai qu’entre-temps, en 2012, Bercy a décidé que tous ces collaborateurs occasionnels devaient être assujettis à la TVA et qu’ils n’avaient aucun rapport avec le statut de salarié. Un peu plus de complication en vue. Sans compter – décidément – qu’« aucun logiciel n’est actuellement en capacité de traiter à la fois des prélèvements sociaux et l’application de la TVA ». Contrairement à bon nombre d’entreprises du secteur privé, il semblerait.

Dans une circulaire du 8 octobre 2013 de la direction des services judiciaires et de la direction de la législation fiscale, les collaborateurs occasionnels sont donc finalement soumis à la TVA. Reste que personne ne sait si cela est fait partiellement, en totalité ou pas du tout. Le trésor français continue à ne recevoir ni TVA ni impôt sur le revenu. L’URSSAF continue à ne pas recevoir de cotisations sociales sur ces montants. Madeleine, elle, ne déclare toujours pas les revenus de son travail et le tribunal non plus, d’ailleurs. Une situation quelque peu cocasse de la part d’un ministère dont l’une des missions est notamment de lutter contre le travail illégal. Il suffit de jeter un œil au Bulletin officiel du ministère de la justice pour retrouver les circulaires – adressées notamment aux procureurs – relatives à la mise en œuvre du plan national de coordination de la lutte contre la fraude pour 2011 (7 juin 2011) ou relative au plan national de lutte contre le travail illégal (5 févr. 2013).

La Cour des comptes s’est également penchée sur la question. Dans un rapport de 2012 sur les frais de justice, les magistrats s’interrogent sur certains facteurs de l’augmentation des frais de justice en prix et en volume. Le décret de 2000 « prévoit ainsi en application de cette loi le calcul de la part employeur des cotisations sociales des COSP. Le coût de cette mesure, qui n’a encore reçu aucune application, est estimé à 30 millions d’euros dans le dernier budget triennal. L’application des prélèvements sociaux apparaît pourtant difficilement compatible avec l’assujettissement à la TVA – cette taxe ayant vocation à s’appliquer à une activité économique exercée sans lien de subordination ». La Cour ajoute qu’il est « urgent d’examiner la combinaison des règles sociales et fiscales applicables aux rémunérations des expertises judiciaires au risque de créer des difficultés de financement budgétaire ». Et d’ajouter que, « selon l’estimation de la Chancellerie, l’application cumulée des charges patronales et de la TVA aurait pour effet d’augmenter la dépense en matière d’expertises judiciaires de plus de 40 % ». Une évaluation qui ne prend en compte que les experts judiciaires. Et sachant que, « selon l’estimation de la Chancellerie, seuls 53 % des mémoires de frais sont payés dans l’année au cours de laquelle l’expertise a été effectuée »4.

L’urgence… il n’y en a pas, pour l’instant. Les gardes des Sceaux successifs ont été alertés. Rachida Dati, en 2008, dans un courrier adressé à Dominique Balmary, président de l’UNIOPSS5, était très claire : « Je souhaite vous assurer de ma volonté de voir enfin aboutir sous mon ministère les négociations permettant l’application d’une méthode simple qui amène les professionnels concernés à cotiser effectivement aux régimes sociaux sur les sommes qu’ils perçoivent ». L’ancienne ministre cite un décret du 18 mars 2008 qui permet à l’employeur de retenir une rémunération à l’acte ou à la mission comme assiette de calcul de cotisations. Sauf que, quelques lignes plus tard, Rachida Dati conditionne la mise en application de ce texte au développement de moyens techniques et budgétaires.

Le sénateur Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois, s’est également fendu d’une lettre à l’actuelle garde des Sceaux. Christiane Taubira lui répond par écrit le 20 août 2013. Selon le ministre, « la mise en œuvre de ce dispositif s’avère particulièrement complexe en raison du volume de mémoires traités, du nombre de prestataires concernés et de la diversité de leur situation ». Des actions ont néanmoins été entreprises : le ministère a obtenu « des modalités de calcul simplifiées pour les cotisations à verser à l’URSSAF, il a rationalisé le circuit de traitement des mémoires de frais et a prévu la modification du logiciel implanté dans les juridictions pour réaliser le calcul des prélèvements sociaux ». Sauf que, encore une fois, « la modification du prologiciel n’a pu aboutir et les évolutions ont été reportées à la réalisation du nouveau logiciel « webisé » de gestion des frais de justice interfacé avec Cœur Chrorus ». Pas simple, effectivement.

Alors, le 21 janvier 2014, la Chancellerie, le ministère des affaires sociales et Bercy ont missionné l’Inspection générale des services judiciaires « sur le régime social et fiscal des collaborateurs occasionnels du service public et leurs modalités de gestion ». La lettre de mission précise bien que « l’application concrète de la réglementation en vigueur est toutefois partielle et très disparate […]. Cette situation est porteuse de risques juridiques : le non-paiement des cotisations sociales a donné lieu à des condamnations de l’administration par les juridictions administratives, en raison du préjudice crée par l’absence de droits à retraite. L’absence de déclarations sociales de la part des administrations a, en outre, facilité l’occultation de ces sommes à l’impôt sur le revenu par certains professionnels, tandis que l’absence de facturation de la TVA pour certaines activités pourrait être susceptible d’entraîner des procédures d’infraction de la part des instances européennes ». Le rapport a été rendu en juillet à la Chancellerie. Depuis, chut. « Les conditions et difficultés de mise en œuvre des règles du régime social COSP sont connues et font régulièrement l’objet de discussions au plan interministériel […]. Les recommandations du rapport sont actuellement à l’étude afin de faire évoluer la situation », a répondu la Chancellerie. Contactée également, la Caisse nationale du réseau des URSSAF (ACCOS) n’a pu « apporter les éléments de réponse requis ».

 

 

 

À Martigues, Christiane Taubira tacle les associations socio-judiciaires
Ce sont d’abord les associations socio-judiciaires qui se sont plaintes de la situation « inégalitaire » entre collaborateurs occasionnels, personnes physiques, et collaborateurs travaillant au sein d’association. Les 19 et 20 juin dernier, lors du congrès national des fédérations Citoyens et Justice et INAVEM, Thierry Lebéhot, président de Citoyens et Justice, est revenu à la charge sur ce sujet, devant le garde des Sceaux. « Nos associations demeurent une variable d’ajustement tandis que prospèrent des personnes physiques, il faut que je vous le dise aussi, délégué du médiateur du procureur que je continue de qualifier de travailleur au noir au ministère de la justice, ce qui est quand même une situation délicate pour un ministère chargé de poursuivre les délinquants ». Christiane Taubira répond d’un seul trait. « Nous veillerons à ce que de telles situations, en tous les cas qu’il y ait des raisons – il peut y avoir des raisons objectives, hein, n’ayons pas un préjugé de fantaisie de la part du parquet qui décide d’interrompre le travail avec une association. Ceci étant, il peut y avoir une difficulté ponctuelle, il faut la regarder, faire en sorte qu’on y apporte des correctifs, que ces difficultés ponctuelles n’aient pas pour conséquence un sort fatal à l’association […] Je me suis permise de regarder vos résultats financiers [s’adressant à Thierry Lebéhot, ndlr], je me suis rendue compte que vous avez une très bonne gestion [rires dans la salle, ndlr] et que nous avons quand même maintenu le niveau d’intervention du ministère auprès de votre association et vous avez de beaux résultats. Donc, je vous fais mes compliments et ça nuance le sentiment de catastrophe que j’ai eu un peu à un certain moment en vous écoutant ». Le président de Citoyens et justice tente d’intervenir. Christiane Taubira cingle, en souriant. « Vous n’avez pas la parole ».

 

 

 

(*) Le prénom a été modifié.
(1) Soc. 10 mars 1994, nos 91-16.691 et 91-22.228, D. 1994. 97 .
(2) Décr. n° 2000-35, 17 janv. 2000.
(3) Rép. min. n° 08628.
(4) Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur l’enquête de la Cour des comptes relatives aux frais de justice, 10 oct. 2012.
(5) Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux.