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Philippe Sands, Retour à Lemberg

Dans un ouvrage passionnant, reposant sur une subtile biographie croisée de quatre personnages réunis par la ville de Lemberg (aujourd’hui Lviv, en Ukraine), l’avocat Philippe Sands livre une réflexion majeure sur les origines de la justice internationale à Nuremberg. En documentant et en relatant la préparation de ce procès exceptionnel à plus d’un titre, Philippe Sands dévoile un parcours initiatique personnel et familial d’une belle sensibilité.

par Thibault de Ravel d'Esclaponle 10 octobre 2017

Le Retour à Lemberg de Philippe Sands n’est pas seulement magistral, il est sidérant. De cette sidération qui cloue, une sorte de sidération vertigineuse, vertigineuse parce qu’elle ramène à l’abîme de l’horreur et au gouffre de l’inhumanité. Mais vertigineuse également parce qu’il y a, dans cet épais ouvrage, au-delà d’une réflexion profonde sur la mémoire, une réelle virtuosité. En effet, son auteur parvient à permettre au lecteur, une fois le livre achevé, de comprendre les grands débats intellectuels et théoriques ayant animé l’époque, lors de la mise en place du tribunal de Nuremberg. Par une subtile confrontation, empreinte de délicatesse et de retenue, Philippe Sands convoque l’Histoire et son histoire au terme de ce salutaire retour à Lemberg.

Philippe Sands est lui-même un homme du monde de la justice internationale, intervenant à plusieurs reprises dans des dossiers tragiques qui dévoilent la part véritablement sombre de l’humanité. Aussi n’est-on guère étonné qu’il ait pu s’emparer d’un tel sujet et qu’il se soit intéressé aux origines de cette justice qu’il est amené à fréquenter régulièrement en raison de sa pratique professionnelle. Il reste que son ouvrage dépasse de très loin le strict cadre d’une brillante introduction historique à la justice internationale et c’est précisément ce qui en fait la force. La forme empruntée par l’auteur est inhabituelle et Philippe Sands donne l’impression qu’elle a été dictée par un curieux hasard, une coïncidence dont il s’est rendu compte et qui devait nécessairement aboutir à cet ouvrage qui se lit comme une enquête passionnante. Invité à donner une conférence à Lviv, en Ukraine, Philippe Sands réalise que cette ville, à l’époque au croisement de nombreuses cultures, s’est révélée être celle où ont habité et étudié deux des acteurs majeurs du procès de Nuremberg : Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht, le premier ayant introduit la notion de génocide, le second la notion de crime contre l’humanité. Et c’est dans cette même ville, en 1942, que Hans Frank, « l’avocat préféré de Hitler et désormais gouverneur général de la Pologne occupée, monta les marches de marbre de l’université et prononça un discours dans le grand auditorium où il annonça l’extermination des juifs de la ville » (p. 31). Mais le séjour à Lemberg se fait aussi retour pour Philippe Sands, notamment parce que la famille de sa mère y vivait également, à cette même période. Les familles Lemkin, Lauterpacht et Buchholz ont toutes été les victimes des atrocités nazies orchestrées dans la région par le bourreau Frank.

C’est au destin de quatre personnages qu’il consacre son ouvrage. Son grand-père maternel, Leon Buchholz, occupe la première partie du livre, tandis que Philippe Sands s’intéresse ensuite à Raphael Lemkin, Hersch Lauterpacht et Hans Frank. L’essai d’histoire familial est passionnant. L’écrivain donne de l’épaisseur à son grand-père, il le personnifie. L’avocat enquête, réfléchit. Il se déplace et s’interroge. L’exil de Vienne vers Paris, chez les Buchholz, s’est opéré en trois temps. Leon partit le premier. Quelque temps après, il fut rejoint par sa fille, la mère de l’écrivain, accompagnée par Miss Tilney, à laquelle Philippe Sands fait une ode très émouvante. Elle sera d’ailleurs reconnue comme une Juste. Puis c’est au tour de la femme de Leon de les rejoindre, à la dernière minute, peu avant qu’Eichmann ne referme les portes de l’Autriche. Cet exil à plusieurs niveaux le laisse songeur. Plus généralement, l’avocat parvient « à reconstruire les contours d’un monde disparu à l’aide de quelques documents et photographies qu’il avait gardés » (p. 91). Mais comme le remarque Philippe Sands, « les lacunes dues au silence familial sur cette période pouvaient être comblées par les documents disponibles dans les archives qui offrent des détails macabres, en noir et blanc, sur ce qui allait suivre » (p. 75). En effet, la famille de Leon a été décimée par les nazis. L’arrière-grand-mère de Philippe Sands, Malke, est morte assassinée dans la forêt de Treblinka, le 23 septembre 1942, et c’est ce qui contribuera à « verrouiller » la mémoire de son grand-père, lui qui était si lié à sa mère. Avec cet impressionnant travail d’historien, ayant pour matériau premier la propre mémoire de sa famille, Philippe Sands livre une réflexion profonde et une analyse subtile qui gravent pour longtemps, dans la mémoire du lecteur, le souvenir de ces destins tragiques.

Retourner à Lemberg, pour l’avocat, c’est aussi revenir sur les pas de deux figures majeures du droit international : Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht. Ils ont étudié dans la même université, ont bénéficié des enseignements des mêmes professeurs, à Lemberg. Tous deux se sont intéressés à la conceptualisation de la justice internationale et plus précisément à celle qui allait se mettre en place à Nuremberg, là précisément où Frank sera jugé. C’est l’autre grand tour de force du livre de Philippe Sands. Ainsi parvient-il à exposer les débats de l’époque et les oppositions intellectuelles des deux hommes qui se reflètent d’ailleurs dans une opposition de personnalités. Les deux ne s’appréciaient guère. L’opposition doctrinale est ici clairement présentée. « Malgré leurs origines communes et leur souci partagé de pragmatisme, Lauterpacht et Lemkin étaient profondément divisés sur les réponses qu’ils donnaient à la grande question : comment le droit peut-il faire en sorte de prévenir les assassinats de masse ? En protégeant l’individu, répond Lauterpacht ; en protégeant les groupes, répond Lemkin. » (p. 346) Lauterpacht est le promoteur de la notion de crime contre l’humanité tandis que Lemkin a inventé celle de génocide. Les pages que consacre Philippe Sands à cette dernière notion, notamment à partir d’un brouillon des archives de Columbia, sont remarquables. Et l’on comprend, à la lecture de cet ouvrage, combien la notion de génocide, aujourd’hui couramment usitée, a éprouvé des difficultés pour s’installer. Lemkin a beaucoup œuvré pour y parvenir à Nuremberg, mais il n’y réussira pas vraiment. « Il fut dévasté par le silence sur le génocide » (p. 436) conservé par jugement.

Oui, Retour à Lemberg de Philippe Sand est magistral. Il est indispensable. Histoire et mémoire sont habilement entremêlées et permettent de comprendre les grands enjeux de cette justice qui venait à l’époque de se mettre en place.

 

Philippe Sands, Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017.