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Interview

« Les français ont peut-être pris conscience un peu tardivement que le droit constitue un important vecteur d’influence » - Entretien avec Bernard Teyssié

Notre environnement juridique connaît de profondes mutations. De même, les professions juridiques et judiciaires sont en pleine transformation. L’automatisation, l’accès facilité à l’information, les outils de communication en ligne et l’intelligence artificielle bouleversent leur quotidien. Percevoir ces changements comme une menace ou une opportunité dépendra de la façon dont les juristes les abordent et s’y adaptent. Pour nous aider à mieux comprendre ces évolutions et leurs implications, sur les professionnels du droit en général, et la profession d’avocat en particulier, Krys Pagani, avocat, co-pilote du comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz et co-créateur du Cercle K2, nous propose une série de grands entretiens avec des universitaires, avocats, magistrats, notaires, administrateurs et mandataires judiciaires, commissaires de justice, experts comptables, … qui ont démontré au cours de leur carrière professionnelle une forte capacité d’anticipation et d’adaptation pour naviguer avec succès dans des univers complexes et incertains. Premier entretien avec Bernard Teyssié, professeur émérite et président honoraire de l’Université Paris Panthéon-Assas.

le 20 septembre 2023

Cette série d’entretiens est réalisée en partenariat avec le Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz

Le Professeur Teyssié est une figure du monde juridique, avec une expertise en droit civil et en droit social. Son parcours académique débute à l’Université de Montpellier où il obtient son doctorat en 1974 avec une thèse novatrice sur Les groupes de contrats, dirigée par le Professeur Mousseron. Un an plus tard, il est agrégé de droit privé et de sciences criminelles ; le jury était présidé par le doyen Carbonnier. Son enseignement débute à l’Université de Montpellier avant de le mener à l’Université Paris Panthéon-Assas, qu’il préside de 1997 à 2002. En 2009, il préside le jury du premier concours d’agrégation de droit privé et de sciences criminelles. De 2008 à 2010, il préside le Conseil National du Droit. Acteur majeur de la recherche, notamment en droit social, le Professeur Teyssié a créé et dirigé jusqu’en 2016 le Master Droit et Pratique des Relations de Travail et le Laboratoire de droit social de l’Université Paris Panthéon-Assas. De 2004 à 2013, il dirige également l’École doctorale de droit privé de cette Université. Professeur émérite et président honoraire de l’Université Paris Panthéon-Assas, il est directeur scientifique de l’édition Social de La Semaine juridique (JCP S) et du Juris-Classeur Travail Traité. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence en droit civil et en droit social.

 

Krys Pagani : Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a présenté le 21 mars 2023 la première stratégie française d’influence par le droit. Élaborée conjointement avec le ministère de la Justice, cette stratégie ambitionne de faire du droit l’une des priorités d’action de la diplomatie française. Cette initiative, à laquelle le Comité Stratégique Avocats Lefebvre Dalloz a été associé, m’évoque le souvenir d’une discussion que nous avons eue il y a une quinzaine d’années. Vous m’aviez indiqué que lorsque vous présidiez l’Université Paris Panthéon-Assas, vous aviez pu constater que d’autres pays, en particulier les États-Unis, semblaient avoir une conscience plus aiguë que la France de l’importance du droit comme vecteur d’influence.

Bernard Teyssié : Après la chute du mur de Berlin, à Budapest et à Prague, entre autres capitales, des conseillers américains assistaient les gouvernements dans la rédaction des textes qui devaient succéder à ceux auparavant en vigueur. Ainsi, en Hongrie, l’un de ces conseillers participait à l’élaboration de la législation du travail appelée à remplacer celle naguère applicable. Les États-Unis ont depuis longtemps compris que le droit était un instrument d’influence susceptible de déployer ses effets non seulement en matière juridique mais aussi dans le domaine économique et culturel. Dès lors qu’un État adopte les principes de la common law, il est plus aisément porté à dialoguer et à commercer avec les pays anglo-saxons. Les Français ont peut-être pris conscience un peu tardivement que le droit constitue un important vecteur d’influence, facilitant l’établissement de relations régulières, à déclinaisons multiples, avec un pays.

Krys Pagani : Comment l’Université Paris Panthéon-Assas a-t-elle contribué à la diffusion et à l’enseignement du droit français au niveau international, ? Pouvez-vous nous donner des exemples ?

Bernard Teyssié : Cette contribution s’est d’abord manifestée par la mise en place de diplômes délivrés par l’Université Paris Panthéon-Assas à Budapest, à Prague, à Zagreb, mais aussi en d’autres lieux, comme le Vietnam, dont les enseignements étaient donnés en langue française. Nombre d’universités étrangères comptent un noyau non négligeable d’étudiants francophones. Ainsi, en Hongrie, était perceptible la trace d’un passé où le français était la langue « noble » de l’Empire austro-hongrois, celle pratiquée à la cour de Vienne, celle que quelques décennies plus tard il convenait, du moins dans certaines familles et dans certains cercles, de maîtriser, donc d’apprendre dès les premiers cycles d’enseignement. Il n’était dès lors pas surprenant qu’une soixantaine d’étudiants, voire plus, soient intéressés par l’obtention d’un diplôme délivré par l’Université Paris Panthéon-Assas, organisé autour de disciplines majeures comme le droit civil, le droit commercial, la procédure civile, le droit administratif ou le droit pénal dont l’enseignement était dispensé en français. Pendant quelques années un assistant de l’Université Paris Panthéon-Assas a officié à temps plein auprès des universités de Prague et de Budapest, assurant l’organisation des enseignements et veillant à leur bon déroulement tout en jouant le rôle d’interlocuteur permanent des autorités locales. D’importantes actions ont également été menées en Amérique latine et dans les Caraïbes, notamment en vue d’apporter une assistance technique à des États de tradition romano-germanique, parfois dotés de codes, notamment en matière civile et commerciale, directement inspirés des codes français. Ce concours était sollicité face aux pressions exercées par les États-Unis qui proposaient eux-mêmes leur assistance pour moderniser les législations civile et commerciale en vigueur mais avec, à la clé, un basculement dans la common law. Que les responsables d’États comme l’Uruguay ou la Républicaine dominicaine, pour s’en tenir à ces deux pays, aient pris l’initiative de solliciter directement l’expertise juridique des Professeurs de l’Université Paris Panthéon-Assas constituait certes un hommage rendu à la qualité scientifique de ceux qui œuvraient au sein de cette Université mais révélait aussi, en creux, une insuffisante attention portée par la France, en tant qu’État, au maintien de relations privilégiées avec des pays dont les responsables, au début des années 2000, étaient très francophiles, avec le risque que l’influence américaine véhiculée, entre autres, par un basculement dans les systèmes du common law succède, d’une manière difficilement réversible, à l’influence française.

Krys Pagani : Comment percevez-vous l’évolution des systèmes juridiques dans des pays comme la République Tchèque ou la Hongrie face à l’influence grandissante de la culture anglo-saxonne ? Pensez-vous que la tradition de droit écrit romano-germanique pourrait progressivement céder la place à une approche hybride, influencée par la common law ?

Bernard Teyssié : L’influence du droit romano-germanique s’est érodée sous la pression de divers facteurs d’ordre politique, économique et culturel. Les générations aujourd’hui au pouvoir, dans l’appareil d’Etat et dans les Universités d’Europe centrale, ne sont plus celles qui étaient aux commandes voici vingt-cinq ans. Le propos vaut à l’identique sur tous les continents. Ainsi, ceux qui détiennent maintenant les clés du pouvoir dans les pays d’Amérique latine et d’Amérique centrale ont souvent accompli leurs études supérieures non plus à Paris mais à Yale, Harvard ou Stanford, le cas échéant grâce à des bourses offertes directement par ces Universités ou alimentées par des fonds en provenance du gouvernement américain. Nourris, en ce qui concerne les juristes, des principes de common law, les étudiants d’hier, désormais porteurs de ces principes, sont les ministres, dirigeants d’entreprise, juges d’aujourd’hui. Ils sont davantage enclins à dialoguer – même si ce dialogue n’est pas toujours exempt de tensions – avec des interlocuteurs anglo-saxons qu’avec des émissaires français. Ils le sont d’autant plus qu’ils maîtrisent la même langue, l’anglais. Au fil des ans, les positions de la langue française se sont davantage érodées que renforcées. L’apprentissage du français n’est plus obligatoire dans l’enseignement secondaire en Uruguay. Il a été remplacé par l’anglais. Le basculement d’un pays du système romano-germanique vers le système de common law n’est pas nécessairement total, du moins dans l’immédiat. Il passe souvent par une phase d’hybridation relevée par l’ensemble des études consacrées à l’émergence d’un « droit global ». Mais je ne suis pas convaincu que la part venue de la tradition romano-germanique, peu à peu, ne se réduise pas.

Krys Pagani : Face aux évolutions récentes et à la position actuelle de la France sur la scène internationale, pensez-vous que notre pays dispose des ressources nécessaires pour mener une stratégie sur le long terme visant à réaffirmer la place du droit français ?

Bernard Teyssié : Restituer au droit français et, au-delà, au système romano-germanique, la place qui était naguère la sienne suppose une action forte et pérenne, conduite sur plusieurs décennies, visant à rétablir la position de la France, de la langue française et du droit français, ne serait-ce que pour qu’elle retrouve le niveau qui était le sien au début des années 2000. La France dispose-t-elle des moyens d’une telle politique ? En a-t-elle la volonté au-delà de quelques initiatives éphémères, portées par un gouvernement mais abandonnées par le suivant ? Reconquérir des positions perdues est toujours un exercice difficile. Comment obtenir, alors que les États-Unis dominent largement l’économie mondiale, qu’un État qui a basculé dans la common law revienne au système romano-germanique ? Comment obtenir que le français redevienne langue obligatoire à la place de l’anglais ? Les positions qu’occupaient la France étaient le fruit d’un héritage historique bâti en un temps où elle ne se bornait pas à évoluer, sur le plan économique, entre la septième et la onzième place, selon les critères retenus, et où son rayonnement culturel et son autorité politique étaient plus forts qu’ils ne le sont aujourd’hui. D’une puissance passée subsistent quelques éléments. Les préserver est, dans l’immédiat, essentiel, par exemple en renforçant les moyens dont disposent les lycées français à l’étranger et en en ouvrant d’autres. Aller au-delà suppose cependant des actions d’une toute autre ampleur.

Krys Pagani : Quelles actions pourraient être menées ?

Bernard Teyssié : La première doit être conduite à destination des lieux où sont formés les juristes de demain, donc les Universités. Si tous les responsables politiques, administratifs, économiques, financiers de tel ou tel État américain, asiatique ou africain sont formés aux principes de common law, dans leur pays et, par le jeu de bourses, dans les Universités anglo-saxonnes, seuls de faibles et éphémères succès sont à espérer pour qui voudrait rétablir la place et l’influence du système juridique français. Doit être parallèlement développée et, dans certains cas, ressuscitée la fonction d’assistance et de conseil auprès des autorités politiques et administratives locales lorsque sont envisagées des refontes législatives, en prenant le cas échéant l’initiative, donc sans attendre d’être sollicité. Des actions complémentaires mériteraient d’être conduites à destination des structures du type Chambre de commerce et d’industrie afin de renforcer les partenariats existants ou de créer de nouveaux partenariats avec ceux qui sont des acteurs économiques majeurs. Mais toutes ces actions supposent que leur soient dévolus des moyens humains à la hauteur des ambitions proclamées. Pour ne prendre que cet exemple les partenariats noués avec des Universités étrangères supposent que, côté français, des universitaires les prennent en charge de manière extrêmement vigoureuse, donc bien au-delà de visites, rencontres ou colloques.

Krys Pagani : À mesure que l’hégémonie américaine semble s’affaiblir et que le monde s’oriente davantage vers le multilatéralisme, certains voient la France jouer un rôle en tant que puissance de « soft power », notamment à travers l’influence de son droit. Selon vous, est-ce que la France pourrait-être ce tiers de confiance ?

Bernard Teyssié : Être un tiers de confiance suppose d’inspirer confiance et de disposer d’une forte autorité vis-à-vis du monde extérieur. Est-ce le cas de la France ? Je crains que le capital dont elle disposait voici quelques décennies sur les deux terrains précédents se soit beaucoup érodé. Le restaurer suppose une politique cohérente au service de cet objectif, conduite de manière non point ponctuelle mais pérenne, sans faillir, pendant des dizaines d’années, comme savent le faire, par-delà les changements d’équipe gouvernementale, les États-Unis ou le Royaume-Uni. La France est-elle capable d’y parvenir ? La continuité de l’action est-elle garantie ? Les Présidents de la République qui se succèderont sauront-ils résister à la tentation de défaire ou de mettre en sommeil ce qu’avait construit leur prédécesseur ?

Krys Pagani : Alors que votre parcours universitaire fut d’abord placé sous le signe du droit civil et du droit commercial, comment en êtes-vous venu à vous intéresser au droit du travail ?

Bernard Teyssié : Lorsque me fut confié, à la Faculté de droit de Montpellier, le cours de droit du travail – qui, en l’absence de spécialiste de cette discipline, était toujours assuré par un civiliste ou un commercialiste – j’ai rapidement acquis la conviction que cette discipline méritait un fort investissement visant à consolider son ancrage dans le champ du droit de l’entreprise et, au-delà, dans celui du droit des affaires et à rappeler à chacun que, segment du droit privé, le droit du travail est indissociable des autres disciplines qui le composent. Prétendre transformer le droit du travail en une île, comme certains en éprouvent parfois la tentation, est le plus sûr moyen de provoquer son dessèchement, sa marginalisation et, à terme, son anéantissement. C’est aussi de cette conviction que naîtra le master Droit et Pratique des Relations de Travail s’attachant à souligner en permanence que le droit du travail ne saurait être pratiqué de manière pertinente sans une excellente maîtrise du droit des contrats, des sociétés, des sûretés, des procédures collectives, de la procédure civile, du droit européen, du droit international privé, du droit pénal… Le juriste replié sur les seules composantes du droit social n’est pas en mesure de traiter de manière efficace des dossiers complexes. S’il est avocat et exerce son activité dans un cabinet dévolu au droit des affaires, il peut avoir des difficultés à affirmer, en son sein, sa position.

Krys Pagani : Faudrait-il, selon vous, réserver l’enseignement du droit aux Facultés de droit ?

Bernard Teyssié : Il n’est guère pertinent de raisonner en termes d’interdit, en l’occurrence afin d’empêcher toute autre entité que les Facultés de droit d’assurer l’enseignement de cette discipline. Il est plus opportun, dans un monde concurrentiel, de raisonner en termes de compétence. Nul n’empêchera HEC, l’ESSEC, l’ESCP, les IEP, de dispenser des enseignements juridiques organisés autour ou à partir de leurs champs d’action traditionnels ou dans la perspective d’en explorer d’autres. Cette concurrence a un effet positif : elle contraint les Facultés de droit ou plutôt, aujourd’hui, les départements juridiques des Universités, à améliorer sans cesse leurs dispositifs de formation, qu’il s’agisse de la qualité des enseignements dispensés, de la richesse des programmes proposés, de l’articulation de la formation académique et des pratiques professionnelles, de l’intégration au parcours d’enseignement de séquences de formation, soigneusement élaborées, dans des Universités étrangères… La compétition est en soi bénéfique. Elle impose de se dépasser sans cesse pour devenir ou demeurer le meilleur.

Krys Pagani : Certains estiment qu’on pourrait adopter un modèle un peu à l’anglo-saxonne, avec une ou deux premières années plutôt généralistes, suivies d’une formation juridique plus spécialisée. Qu’en pensez-vous ?

Bernard Teyssié : Semblable proposition peine à emporter la conviction. Au sortir du baccalauréat, donc de sept ans d’enseignement secondaire, le temps est venu d’entrer dans une séquence de formation à vocation professionnelle, qu’il s’agisse de droit, de biologie, d’économie, de physique ou de chimie… Retarder l’ouverture de cette séquence de formation revient à retarder l’entrée dans la vie professionnelle, ce qui n’est guère souhaitable. Il est important que dès la première année le futur juriste puisse aborder les matières qui structureront sa formation et lui permettront, au bout de cinq ans, d’intégrer, au prix, le cas échéant, d’examens, concours ou formations complémentaires, le monde de l’entreprise, du barreau, de la magistrature ou de la police, d’accéder au notariat, d’aller vers les fonctions de commissaire de justice ou celles relevant de l’administration militaire… Sans doute, pour certains, rétablir une forme de propédeutique, naguère supprimée tant elle s’analysait en une perte de temps, constitue une réponse à l’affaiblissement du niveau moyen des bacheliers. Plutôt que dans un retour au passé, la réponse doit être recherchée dans une amélioration du niveau des titulaires du baccalauréat et dans la liberté laissée aux Universités de procéder, dès l’entrée en première année, à la sélection des candidats qu’elles jugent aptes à s’engager dans les filières de formation qu’elles proposent.

Krys Pagani : Que pensez-vous de l’avènement d’une grande profession du droit en France ?

Bernard Teyssié : Je conçois que cette idée puisse apparaître intellectuellement séduisante à certains. Mais elle mésestime la spécificité des divers métiers du droit. Le notaire, l’avocat, le commissaire de justice, le juriste d’entreprise n’accomplissent pas les mêmes tâches. Ce n’est pas parce que deux personnes utilisent les mêmes codes qu’elles exercent la même profession.

Krys Pagani : À la rentrée 2020, l’enquête sur les écoles doctorales menée par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a recensé 70 372 étudiants inscrits en doctorat, ce qui représente une diminution des effectifs de 8 % par rapport à la rentrée 2013. La baisse du nombre de doctorants affecte principalement les sciences de la société, dont le droit (en 2020, - 1 400 primo-inscriptions par rapport aux chiffres de 2009, soit une diminution de 35 % du nombre de premières inscriptions en dix ans). Pourquoi selon vous le doctorat en droit et, plus généralement, la recherche, sont-ils délaissés ? Comment le diplôme de doctorat pourrait-il redevenir attractif ?

Bernard Teyssié : Le doctorat est d’abord une rencontre scientifique d’un doctorant et d’un directeur de recherche en vue du traitement d’un sujet correspondant aux aspirations intellectuelles mais aussi professionnelles de l’un et aux champs de compétence de l’autre. Le travail sera réussi si le doctorant conduit une activité de recherche forte et continue et si le directeur de recherche consacre tout le temps nécessaire à l’accompagnement scientifique du doctorant, ce qui peut se chiffrer en centaines d’heures. Mais la présence de directeurs de recherche prêts à consacrer le temps nécessaire à l’accompagnement des doctorants ne suffit pas. Il faut aussi offrir à ces derniers une perspective professionnelle. L’Université peut en être une mais elle n’ouvre que sur un nombre de postes extrêmement limité. Il est de la responsabilité des directeurs de recherche de savoir encourager ceux qui ont une chance raisonnable d’accéder à l’un d’entre eux mais aussi de savoir dissuader les autres, quitte à les orienter vers des sujets de thèse peut-être moins vastes que celui initialement envisagé mais plus « opérationnels » et susceptibles d’être traités de manière satisfaisante en deux ou trois ans. La conjugaison du travail de recherche et des perspectives professionnelles peut être opérée par le truchement d’une convention Cifre. Elle permet, outre la rémunération qu’elle apporte au doctorant, de lui assurer l’apprentissage des savoirs pratiques utiles à l’enrichissement de la réflexion doctorale mais aussi de nature à faciliter, si tel est son souhait, une fois la thèse soutenue, son intégration définitive dans l’entité au sein de laquelle il a accompli son parcours de « cifrien ». Il convient également que le doctorat soit mieux pris en compte qu’il ne l’est parfois au temps de l’accès aux professions juridiques ou dans le cours de la vie professionnelle. L’attractivité d’un diplôme est largement liée aux perspectives professionnelles qu’il offre.

Krys Pagani : Quelle est votre opinion sur l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le domaine juridique ?

Bernard Teyssié : L’intelligence artificielle va imposer aux juristes non seulement d’être aptes à la maîtriser pour en tirer le meilleur mais aussi d’être capables de proposer des prestations qu’elle n’est pas en mesure de fournir. Or, un système d’intelligence artificielle qui brasse des dizaines de millions de documents pourra traiter des dossiers tels que ceux nés d’un licenciement collectif pour motif économique prononcé dans une entreprise placée en redressement judiciaire, poursuivie par une kyrielle de créanciers dont certains bénéficient de sûretés de modèles divers, filiale d’un groupe de dimension internationale, par ailleurs en délicatesse avec le fisc. L’intelligence artificielle est en mesure de présenter une analyse de la situation qui embrasse l’ensemble des éléments précédents. Si le spécialiste de droit du travail demeure enfermé dans cette discipline il risque fort d’avoir du mal à rivaliser avec elle.

Krys Pagani : Pensez-vous que les directeurs de Master prennent suffisamment conscience de cette évolution rapide ?

Bernard Teyssié : Il faut l’espérer, d’autant qu’avec la généralisation des masters conçus comme des dispositifs tubulaires couvrant deux années universitaires, la tendance est parfois à bâtir des blocs de formation qui enferment les étudiants dans une spécialité, conçue de manière étroite, dès la fin de la licence. Le risque est, par exemple, de construire un master de droit social qui, dès la première année, multiplie les enseignements relatifs à cette matière, éventuellement au prix de doublons au sein du M1 ou entre M1 et M2, en réduisant la place laissée, entre autres, au droit civil, au droit commercial ou au droit international privé, voire en les écartant. Les juristes ainsi formés risquent d’être rapidement confrontés à de réelles difficultés lorsqu’ils intègreront, à la fin de leurs études, un cabinet d’avocats d’affaires ou le service juridique d’une entreprise. Leurs difficultés sont susceptibles de s’accroître sensiblement lorsqu’ils seront en concurrence avec des systèmes d’intelligence artificielle capables de fournir des prestations riches de l’ensemble des éléments nécessaires à un traitement pertinent des dossiers, croisant, entre autres, droit du travail, droit commercial et droit européen, ce qu’un juriste ne maîtrisant convenablement que le droit social ne sera pas en mesure de faire avec le même degré de qualité. L’impact qu’auront les systèmes d’intelligence artificielle pour le traitement des dossiers à dominante juridique doit être pris en compte par les responsables de masters. Les juristes, singulièrement les avocats, devront se concentrer sur les dossiers les plus complexes, les autres étant traités aussi bien, sinon mieux, par les systèmes d’intelligence artificielle. En revanche, sur les dossiers les plus complexes, demeurera une place pour le juriste. Mais il devra, en permanence, accomplir un important effort d’information, de formation, d’analyse, n’hésitant pas à retrouver, pour ceux qui l’aurait quelque peu délaissé, le chemin, physique ou numérique, conduisant à de nouvelles rencontres avec les revues juridiques, toutes disciplines confondues. Lorsque le responsable d’un cabinet d’avocats, pour l’heure aux États-Unis mais demain en Europe, envisage une division par quatre, sur les dix prochaines années, du nombre de collaborateurs, passant de quarante à dix, il est clair que seuls seront encore à ses côtés aux alentours de 2035 ceux qui sauront livrer des prestations d’une qualité supérieure à celle offerte par les systèmes d’intelligence artificielle, donc les plus savants, capables de conjuguer, au plus haut niveau, plusieurs disciplines juridiques.

Krys Pagani : Quel est l’avenir du droit du travail en tant que discipline compte tenu des évolutions actuelles du monde du travail, notamment liées au télétravail, à l’augmentation du nombre de travailleurs indépendants et à l’automatisation des tâches ?

Bernard Teyssié : Le droit du travail en tant que tel va-t-il subsister ? Cette discipline suppose la présence de travailleurs en situation de salariés. À court terme, deux éléments sont de nature à susciter des interrogations. Le premier tient au déploiement progressif de la doctrine, venue d’outre-Atlantique, de « l’entreprise agile ». Elle est d’autant plus agile qu’elle réduit drastiquement le nombre de ses salariés, réduisant du même coup masse salariale et charges sociales en même temps que le besoin de locaux professionnels. Mais parce que l’entreprise ne peut, néanmoins, se dispenser de recourir aux services de ses anciens salariés, elle s’attache à les transformer en micro-entrepreneurs, travaillant pour elle, auxquels elle garantit, le cas échéant, un certain montant d’honoraires au titre des prestations fournies. Encore faut-il que les salariés soient prêts à accepter une rupture conventionnelle de leur contrat de travail suivie de l’adoption du statut de micro-entrepreneur. La pratique du télétravail y concourt. Le salarié qui est en situation de télétravail trois ou quatre jours par semaine pendant deux ou trois ans, finit par acquérir un comportement proche de celui du travailleur indépendant. Lorsque vient le jour où il n’a d’autre alternative que de revenir, à temps plein, dans les locaux de l’entreprise ou d’opter pour un autre statut que celui de salarié, son choix a de grandes chances de se porter vers cette dernière solution. Si le modèle de « l’entreprise agile » venait à se développer, la part du salariat se réduirait d’autant. S’ajoute au phénomène précédent, la tendance du législateur français à bannir le salariat lorsqu’il est appelé à traiter de situations hybrides. Illustration en est fournie par les dispositions applicables aux travailleurs recourant, dans leur activité, à des plateformes numériques ou aux influenceurs, présentés comme des prestataires de services alors même que les conditions d’exercice de leur activité placent nombre d’entre eux, dans leurs rapports avec l’entreprise au profit de laquelle ils interviennent, dans une relation de subordination encore plus caractérisée que ce n’était le cas pour les participants à l’Ile de la tentation. Que le juge requalifie de temps à autre en contrat de travail un contrat que le législateur s’était attaché à extraire du salariat ne change rien au mouvement de fond observé. A plus long terme, l’intelligence artificielle est susceptible d’emporter une diminution sensible du nombre de salariés. Or, plus leur nombre se réduit, plus l’importance du droit du travail s’affaiblit. D’où la question de l’avenir du droit du travail dans les pays soumis aux évolutions précédentes. Il pourrait n’y survivre que de manière marginale.

Krys Pagani : Et à court terme, comment voyez-vous l’évolution du droit du travail ?

Bernard Teyssié : Dans le domaine des relations individuelles de travail, est perceptible la volonté des pouvoirs publics d’assouplir la norme sociale, de prendre en compte non seulement l’intérêt des salariés mais aussi celui de l’employeur. Participent de ce mouvement la forfaitisation de l’indemnité de licenciement ou la présomption de démission. Se manifeste en même temps la volonté de parvenir à une meilleure intégration des salariés à l’entreprise via les mécanismes de partage de la valeur, dont certains les métamorphosent en associés, ou leur participation au conseil d’administration ou au conseil de surveillance, idée par ailleurs promue par Bruxelles ainsi qu’en témoignent les textes relatifs à la société européenne, la société coopérative européenne ou les fusions transfrontalières de sociétés de capitaux.

Sur le terrain des relations collectives de travail se pose la question du devenir des syndicats d’entreprise, notamment par suite du déploiement du télétravail. Le télétravailleur qui ne se rend dans les locaux de l’entreprise qu’un ou deux jours par semaine perd peu à peu le contact avec la dimension collective de celle-ci, donc, entre autres, avec les organisations syndicales qui y sont présentes, comme, d’ailleurs, avec les activités sociales et culturelles gérées par le comité social et économique. Quel est l’intérêt du restaurant d’entreprise ou de la médiathèque d’entreprise pour un télétravailleur qui ne se rend que fort peu dans les locaux de celle-ci ? Cette prise de distance trouve traduction dans les urnes lorsque s’accroît le nombre de situations dans lesquelles les élections organisées en vue du renouvellement de comités sociaux et économiques se terminent par des procès-verbaux de carence faute de candidats tant au premier qu’au second tour de scrutin. Convaincre un télétravailleur de s’engager dans un comité social et économique est un exercice difficile. L’affaiblissement de la présence syndicale dans l’entreprise et, si certains des constats dressés en 2022 trouvent confirmation dans l’avenir, du réseau des comités sociaux et économiques est, à terme, porteur d’une grave difficulté sur le terrain de la négociation collective. L’étiolement du tissu syndical est porteur de la disparition de nombre de délégués syndicaux, donc de ceux qui, sur le versant salarial, sont les premiers acteurs de la négociation des conventions et accords collectifs d’entreprise. Dans les circonstances où cette disparition s’accompagne de celle du comité social et économique, l’espoir de conclure de tels accords collectifs s’amenuise sensiblement. Cette évolution donne un rôle majeur aux conventions de branche. Dans nombre d’entreprises, la seule couverture conventionnelle résulte déjà, et résultera de plus en plus demain, de celle assurée par ces conventions.

Krys Pagani : Comment les juristes spécialisés en droit social pourraient-ils élargir leur domaine d’action ? Certains songent par exemple au droit de l’environnement. Qu’en pensez-vous ?

Bernard Teyssié : L’élargissement de l’action des juristes spécialisés en droit social est concevable mais suppose qu’ils accèdent à la maîtrise des autres champs disciplinaires dans le périmètre desquelles ils souhaitent exercer leurs talents. Ainsi en est-il pour ceux, présents ici ou là, qui souhaitent aller sur les terres du droit de l’environnement. Intervenir sur ce segment de manière pertinente suppose d’en maîtriser tous les aspects, ce qui passe par un important effort d’information et de formation. Il est, au demeurant, un autre domaine dans lequel cet effort pourrait être accompli, celui du droit européen. Rares sont les avocats français présents dans les contentieux portés devant la Cour de justice de l’Union européenne, y compris lorsque le dossier concerne des entreprises ayant leur siège social en France. Celles-ci sollicitent plutôt le concours de cabinets allemands, belges… Soutenir un dossier devant la Cour de justice nécessite une forte maîtrise de la procédure en vigueur devant cette juridiction et des normes substantielles constitutives du droit européen ; or les entreprises ont quelques raisons de penser qu’elle est davantage présente à Francfort ou à Bruxelles qu’à Paris. Il est encore un autre domaine auquel il pourrait se révéler pertinent que les juristes spécialisés en droit social s’intéressent avec davantage d’ardeur, celui, qui rejoint parfois le droit européen, du droit international privé. Les dossiers ne manquent pas qui comportent une dimension internationale avec, à la clé, des interrogations relatives à la loi applicable à l’opération, au juge compétent pour connaître des différends apparus. Il n’est pas toujours démontré que les spécialistes de droit social, même œuvrant au sein de cabinets d’avocats ayant à connaître de dossiers riches d’une dimension internationale, maîtrisent parfaitement celle-ci. Or, pour revenir sur un point précédemment évoqué, il s’agit là de questions sur lesquelles le juriste peut apporter plus et mieux que l’intelligence artificielle. La complexité des questions posées, du raisonnement à conduire pour y apporter réponse, est de nature à lui offrir une longueur d’avance sur celle-ci. Encore lui faut-il maîtriser les données nécessaires pour sortir victorieux de cet affrontement, ce qui nous renvoie aux débats relatifs à la formation des juristes dans les Universités, notamment au cours de la séquence dévolue à l’obtention d’un master.

Krys Pagani : Un dernier mot pour conclure cet entretien ?

Bernard Teyssié : Rien n’est jamais fini, rien n’est jamais perdu. L’échec n’existe pas, sauf pour ceux qui se résignent à le subir.

Bernard Teyssié

Bernard Teyssié est professeur émérite et président honoraire de l'Université Paris Panthéon-Assas