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Interview

« L’évolution du système juridique et judiciaire chinois est sans précédent dans l’histoire mondiale, de par sa rapidité et son efficacité  » - Entretien avec Maître Franck Desevedavy

Notre environnement juridique connaît de profondes mutations. De même, les professions juridiques et judiciaires sont en pleine transformation. L’automatisation, l’accès facilité à l’information, les outils de communication en ligne et l’intelligence artificielle bouleversent leur quotidien. Percevoir ces changements comme une menace ou une opportunité dépendra de la façon dont les juristes les abordent et s’y adaptent. Pour nous aider à mieux comprendre ces évolutions et leurs implications, sur les professionnels du droit en général, et la profession d’avocat en particulier, Krys Pagani, avocat, co-pilote du Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz et co-créateur du Cercle K2, nous propose une série de grands entretiens avec des universitaires, avocats, magistrats, notaires, administrateurs et mandataires judiciaires, commissaires de justice, experts comptables, … qui ont démontré au cours de leur carrière professionnelle une forte capacité d’anticipation et d’adaptation pour naviguer avec succès dans des univers complexes et incertains.

le 5 octobre 2023

Cette série d’entretiens est réalisée en partenariat avec le Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz

Avocat aux Barreaux de Paris, de Hong Kong et de Taipei, Conseiller du Commerce extérieur et Arbitre CCI - Taiwan – Shanghai – Beijing, Franck Desevedavy exerce depuis 1996 en Asie. Il conseille la clientèle d’Asiallians en matière de Propriété intellectuelle, Sécurité sanitaire des aliments, Droit des investissements étrangers, Droit de l’environnement, Contentieux et arbitrage international et Droit pénal. Auteur de nombreux articles de droit chinois et taïwanais, son expertise en matière de protection de la propriété intellectuelle et de droit pénal est reconnue en Chine, à Hong Kong et à Taiwan. Il est vice-président de l’AFCDE et de l’APPEAL-E.

 

Krys Pagani : La présence de professionnels et cabinets français en Chine s’est fortement réduite ces dernières années. Il y en avait une centaine au moment des jeux olympiques de 2008, et moins de 20 aujourd’hui. De nombreux cabinets ont réduit leurs effectifs ; d’autres ont quitté la Chine. Pourquoi avez-vous choisi ce pays, il y a près de 30 ans, comme lieu d’exercice de la profession d’avocat ?

Franck Desevedavy : Mon installation en Chine a été la suite logique de mes études universitaires. J’avais étudié le chinois et la civilisation chinoise à Paris, parallèlement à mes études de droit. J’ai eu l’occasion de combiner ces deux formations lors de mon service national, en tant qu’interprète français-chinois pour un service de police spécialisé dans la criminalité chinoise à Paris. Après une courte expérience en France, je suis parti à Taïwan pour étudier à l’Université nationale. J’y ai intégré un cabinet local où j’ai pu établir une pratique orientée vers l’Europe tout en commençant à accompagner des clients en Chine continentale. Il serait toutefois erroné de penser que tout cela était prévu. Comme souvent, c’est le fruit de rencontres qui m’ont orienté vers l’étude de la Chine durant mes années lycée, puis vers Taïwan après mon service national.

Krys Pagani : Quelles sont les modalités d’accès à la profession d’avocat en Chine ?

Franck Desevedavy : En Chine, un statut spécifique est accordé aux avocats étrangers (et aux structures d’exercice) qui leur permet d’être autorisés à pratiquer. Ceci conduit à la délivrance de licences par le ministère de la Justice, via les bureaux de la Justice de chaque municipalité. Il n’y a pas de difficultés particulières à obtenir ces licences, mais des conditions strictes doivent être remplies, telles que le niveau d’études, l’expérience professionnelle dans le pays d’origine, etc. Ces licences sont renouvelées annuellement et conditionnent la régularité du séjour ainsi que l’exercice en Chine. Depuis mon arrivée en Chine au milieu des années 1990, des assouplissements ont été accordés aux avocats étrangers : ils peuvent désormais avoir plusieurs bureaux et créer des partenariats avec des cabinets chinois dans certaines municipalités. Cependant, l’adhésion au barreau chinois est exclusivement réservée aux citoyens de la République populaire de Chine.

Krys Pagani : Quelles sont les principales différences culturelles ?

Franck Desevedavy : Les différences culturelles entre Chinois et Français sont nombreuses, et prétendre en établir une liste exhaustive serait bien prétentieux. Certes, certaines notions comme la « face » sont assez familières, avec plus ou moins d’exactitude, aux Occidentaux. La notion de « face » (en chinois, « 面子 » ou « miànzi ») est un concept socioculturel majeur en Chine, et dans d’autres cultures asiatiques. Elle se rapporte à la dignité, au respect, au prestige ou à la réputation ; mais la pratique de ce concept est beaucoup plus compliquée que ce qui est trop souvent expliqué par excès d’ultracrépidarianisme. Si nous recentrons notre discussion sur la conduite des affaires en Chine, je soulignerais que les étrangers sont fréquemment confrontés à des écueils tels que l’euphémisme ou l’antiphrase, régulièrement employés par nos interlocuteurs chinois pour éviter un refus direct ou annoncer un problème. De plus, la plupart des occidentaux perçoivent la signature d’un contrat comme la fin d’une négociation. Pour la partie chinoise, c’est souvent le commencement d’une relation qui va bien au-delà des clauses contractuelles, nécessitant des renégociations en fonction des circonstances nouvelles. Les Chinois m’ont enseigné l’imprévision, concept que nos professeurs de droit nous déconseillaient !

Krys Pagani : Comment gérez-vous les différences culturelles et linguistiques dans votre pratique quotidienne ?

Franck Desevedavy : Je les gère principalement grâce au soutien de nos équipes chinoises, qui sont anglophones et parfois francophones, et qui ont systématiquement étudié ou travaillé à l’étranger. Les associés et collaborateurs français du cabinet sont tous sinisants et possèdent une expérience significative en Chine ou en Asie. De plus, nous nous efforçons constamment d’appliquer deux règles (et je n’hésite pas à me remémorer régulièrement ces principes) : ne jamais sous-estimer les différences culturelles, même si l’on peut parfois penser que la globalisation et la maîtrise d’une langue commune, souvent l’anglais, ont atténué nos différences ; et ne jamais surestimer ces différences culturelles, car elles ne peuvent à elles seules expliquer ou justifier les différends qui peuvent surgir.

Krys Pagani : Quels sont les défis auxquels vous avez été confronté ?

Franck Desevedavy : Le premier défi est assurément celui de se rapprocher au mieux de la compréhension de la Chine et de nos interlocuteurs chinois. La Chine est variée, complexe, hétérogène et surtout en constante évolution. Cela exige de l’écouter, de l’observer et de l’étudier continuellement, tout en mettant de côté nos certitudes occidentales. Il est également important de remettre en question les certitudes que nous avons progressivement élaborées sur la Chine en y résidant pendant de longues périodes, car la Chine aime contredire ce que nous pensons en avoir compris ! Le second défi découle directement du premier : conseiller, assister et représenter des clients européens en Chine, ainsi que des clients chinois en Europe ou en Afrique, nous oblige à prendre en compte les différences qui peuvent séparer, voire opposer, les interlocuteurs. Ces derniers sont parfois influencés par des préjugés mutuels. Il nous faut également reconnaître nos propres zones d’ombre et d’incertitude. Et, au bout du compte, on attend de nous un avis, un conseil, une direction à suivre.

Sur le plan juridique, le défi principal demeure la sophistication et la complexité d’un système de droit qui était presque inexistant au début des années 80 (période que je n’ai pas vécue en Chine !). Il s’est considérablement enrichi durant les années 90, période pendant laquelle j’ai pu observer l’afflux massif d’investisseurs étrangers et leur impact sur de nouvelles branches du droit chinois. Puis, il s’est aligné sur les normes et pratiques internationales dans les années 2000, coïncidant notamment avec l’adhésion de la Chine à l’OMC. Il est ensuite entré dans une phase où l’innovation juridique chinoise est devenue endogène et a cherché à étendre son influence internationale, notamment à travers des mécanismes d’extraterritorialité ou des projets tels que celui que nous désignons sous le nom de « nouvelles routes de la Soie ».

En ce qui me concerne, j’ai dû évoluer d’une connaissance théorique et académique de la Chine vers une approche plus pragmatique, en apprenant à intervenir de façon pertinente. Avoir vécu successivement et durant de longues périodes à Taipei, Shanghai, Beijing puis Hong Kong m’a permis d’approfondir ma compréhension du pays tout en expérimentant à chaque fois une nouvelle phase de son évolution. Concernant ma pratique professionnelle, je me suis peu à peu recentré sur certains domaines de spécialisation, tout en m’appuyant sur mes associés et collaborateurs possédant d’autres expertises.

Krys Pagani : Quelle a été l’évolution du système juridique chinois ?

Franck Desevedavy : Outre les grandes lignes que je viens d’évoquer, l’évolution la plus significative concerne sans doute la formation des juristes. Lorsque j’ai commencé à étudier la Chine, ce pays venait tout juste de rouvrir ses universités de droit. Les avocats étaient alors régis par l’article 1er du Règlement national sur la profession d’avocat (1980), stipulant qu’un avocat est un travailleur juridique de l’État, c’est-à-dire un fonctionnaire. Les juges que nous rencontrions étaient bien souvent d’anciens douaniers, fonctionnaires, militaires ou cheminots. La Chine a fortement investi dans la formation de ses juristes. Ses universités figurent aujourd’hui parmi les plus prestigieuses au monde. Les juristes chinois sont présents dans toutes les universités américaines, britanniques et européennes. Le personnel judiciaire bénéficie de formations initiales et continues intensives, que ce soit à l’Université de la Sécurité publique pour la police, ou dans les écoles de formation pour procureurs et juges. J’ai eu le privilège d’enseigner la propriété intellectuelle aux magistrats chinois pendant une décennie, grâce à un projet exceptionnel de coopération judiciaire entre la France et la Chine.

Cet investissement remarquable dans la formation des juristes chinois a permis au pays de s’intégrer au système juridique international, où il joue désormais un rôle prépondérant. L’évolution du système juridique et judiciaire chinois est sans précédent dans l’histoire mondiale, de par sa rapidité et son efficacité. Bien que l’on puisse avoir une vision critique du droit en Chine, il est indéniable que le pays est devenu une puissance juridique et normative avec laquelle il faut compter.

Krys Pagani : Comment avez-vous vécu ces évolutions ?

Franck Desevedavy : En tant que juriste français, vivre ces trois dernières décennies aux côtés de collègues juristes chinois a été un privilège à la fois fascinant, exigeant et profondément enrichissant. Cela m’a principalement permis, en collaboration avec mes associés français et chinois, de faire évoluer notre pratique. D’une part, en créant une structure d’exercice offrant une expertise eurasiatique intégrée (ASIALLIANS), avec des associés de Chine, de Hong Kong et de Taiwan, avec qui nous collaborons depuis 1996 pour certains. D’autre part, en offrant à nos clients un soutien basé sur la territorialité, la transversalité et l’interprofessionnalité. L’intégration de ces compétences nous a permis de rivaliser efficacement avec une concurrence de haut niveau, des grandes firmes anglo-saxonnes aux géants chinois, tout en restant flexibles, notamment pendant la période du covid. Les entreprises françaises et européennes qui ont réussi en Chine nous ont inspirés : depuis le début des années 2000, elles embauchent des talents formés dans les universités chinoises, sinisent leurs équipes et adoptent des stratégies et procédures adaptées à la Chine pour garantir efficacité et réactivité.

Krys Pagani : Le système juridique chinois se rapproche-t-il davantage de la common law ou du droit romano-germanique ?

Franck Desevedavy : Le droit chinois est d’inspiration continentale et de tradition civiliste. La source principale du droit en Chine est législative, et l’entrée en vigueur du code civil le 1er janvier 2021 a ancré la Chine dans cet héritage. La jurisprudence n’est pas à négliger, mais ce sont principalement les recommandations de la Cour suprême et du Parquet suprême qui constituent l’apport normatif des juridictions chinoises. Enfin, comme tout droit continental, il se confronte aux droits anglo-saxons, notamment américain. Les frontières étant parfois poreuses, le droit chinois n’est pas hostile à certaines influences.

Krys Pagani : Pouvez-vous nous partager une affaire particulièrement marquante sur laquelle vous avez travaillé ?

Franck Desevedavy : L’une des affaires qui m’a le plus marqué, car elle était la synthèse la plus complète de tout ce que nous avons évoqué, concernait un accident dans une infrastructure de transport partiellement construite par une entreprise européenne. Des passagers chinois étaient décédés ou blessés, et la presse locale s’était rapidement saisie de cet accident. Pour l’entreprise européenne, il y avait peu de doutes que son équipement n’était pas à l’origine du dysfonctionnement ; pour moi, il était probable que nous serions mis en cause civilement et pénalement, les enjeux étant importants pour les opérateurs chinois (et il aurait été préférable pour eux que la responsabilité incombe à l’entreprise étrangère). Nous avons traversé toutes les phases évoquées : expliquer le contexte local, politique et culturel à l’entreprise européenne ; subir des attaques non justifiées de la part des sociétés chinoises concernées, soutenues par des autorités locales partiales ; puis solliciter les autorités judiciaires chinoises qui, en appliquant le droit, ont rétabli l’équilibre. Cela a finalement permis une conciliation entre toutes les parties, conduisant à l’indemnisation des victimes, la réparation de l’infrastructure et la poursuite des projets chinois pour cette entreprise européenne. C’est notamment ce dossier qui a inspiré le projet ASIALLIANS ; obtenir un résultat satisfaisant aurait été extrêmement difficile sans une équipe franco-chinoise bien intégrée, une connaissance approfondie des autorités et pratiques locales, et un niveau élevé de compétence judiciaire.

Krys Pagani : Quelles sont les principales difficultés auxquelles peut être confronté un avocat français exerçant en Chine, tant en termes de gestion que de développement de son activité ? Et quels sont les meilleurs moyens d’y faire face ?

Franck Desevedavy : Les situations varient selon que l’avocat exerce au sein d’une structure chinoise, d’un cabinet international ou d’une structure de taille moyenne (et j’ai eu le privilège de connaître ces différents contextes). Cette différence est notamment perceptible en ce qui concerne le développement de l’activité. Une firme internationale accompagne traditionnellement de grands groupes sur tous les continents. Ainsi, les équipes chinoises bénéficient souvent des recommandations des autres bureaux de Paris, Londres, New York, Tokyo, etc. ; et les bureaux en Chine orientent les entreprises chinoises vers leurs collègues occidentaux. La situation est différente pour ceux qui doivent développer leur clientèle sur place. Nous avons déjà évoqué les réseaux et les soutiens nécessaires à construire pour cela.

Une attention particulière doit être portée à la gestion des équipes et des bureaux en Chine : les baux professionnels ou commerciaux n’existent pas – la stabilité géographique du cabinet est un enjeu majeur ; la comptabilité, la fiscalité et les charges sociales doivent être gérées avec la plus grande rigueur, tant les conséquences peuvent être lourdes non seulement pour le cabinet et ses associés, mais aussi pour les employés et collaborateurs (dont la conformité fiscale, comptable et sociale conditionne l’accès au crédit, la couverture médicale, l’accès à l’éducation pour leurs enfants, le maintien du crédit social, etc.). De plus, la formation des équipes (notamment sur des enjeux essentiels pour notre profession comme le secret professionnel ou la gestion des conflits d’intérêts) est cruciale. L’avocat exerçant à l’étranger, en Chine ou ailleurs, doit tenir compte de la spécificité de son exercice par rapport à nos règles professionnelles : obligation de domiciliation en France, nécessité d’une autorisation pour exercer à l’étranger, obligation de formation professionnelle – souvent en ligne, nécessité d’une assurance responsabilité civile et professionnelle adéquate, paiement des cotisations au Barreau de rattachement, absence de garantie de prévoyance, régime spécifique de retraite et cotisations de la Caisse nationale des barreaux Français (CNBF), risques liés aux conflits déontologiques, privation le plus souvent d’une clé du Réseau privé virtuel des avocats (RPVA), etc. C’est pour soutenir nos Consœurs et Confrères exerçant à l’étranger, ainsi que nos Ordres (notamment le Service international du Barreau de Paris), que nous avons créé, avec une dizaine d’avocats exerçant sur tous les continents, l’Association pour la promotion de l’exercice des avocats à l’étranger (APPEAL-E).

Krys Pagani : Quelles sont les tendances actuelles dans le domaine juridique en Chine que vous trouvez particulièrement intéressantes ou préoccupantes ?

Franck Desevedavy : Ces dernières années, la Chine a poursuivi son ouverture juridique, favorisant l’accès à son marché et facilitant l’implantation des sociétés et investisseurs étrangers. Parallèlement, elle a intensifié la projection de son droit hors de ses frontières avec, par exemple, la loi sur la sécurité nationale, la loi sur la cybersécurité, la protection des données personnelles, et les textes protégeant contre l’application extraterritoriale de droits étrangers. Pour le moment, ces évolutions s’inscrivent dans une politique d’intégration à l’ordre juridique international, initiée au début des années 80, accompagnée d’un renforcement de l’influence chinoise au sein des organisations internationales dotées de pouvoir normatif. Je serais préoccupé si cette dynamique devait mener à une séparation marquée par des frontières juridiques, financières et surtout technologiques de plus en plus imperméables. De manière générale, il me semble que les acteurs économiques doivent envisager un nouvel « accommodement » avec la Chine : les trois années de covid ont profondément modifié les comportements ; la digitalisation de l’économie et de la vie en Chine s’est intensifiée alors que le pays était isolé pour des raisons sanitaires, le nombre d’étrangers résidant en Chine a drastiquement diminué, et l’économie et la société chinoises subissent des transformations structurelles. Que ce soit une consommation interne prudente, des secteurs immobiliers et bancaires fragilisés, une population vieillissante, une jeunesse anxieuse quant à son futur professionnel, ou encore l’engagement vers une économie décarbonée ; la Chine des années 90 et « olympiques » (avant 2008) n’est plus celle que nous côtoyons aujourd’hui. Elle peut être plus attractive, mais également comporter davantage de risques.

Krys Pagani : Comment gérez-vous les questions sensibles liées aux droits de l’homme et à la liberté d’expression dans votre travail ?

Franck Desevedavy : J’essaie d’assumer le rôle qui est le mien, c’est-à-dire faire le meilleur usage du droit qui est mon outil, défendre les intérêts de nos clients et évoluer dans un environnement où je suis convié. Nos clients ne nous sollicitent pas pour critiquer la procédure pénale chinoise ; ils souhaitent que nous agissions pour que leur responsabilité ne soit pas engagée ou que la sanction soit la plus juste possible. Toutefois, pour répondre directement à votre interrogation : ma liberté d’expression n’a jamais été entravée dans mon travail, et je pense avoir pu aborder tous les sujets (y compris les « questions sensibles ») avec mes interlocuteurs et amis chinois. À cet égard, nos équipes sont d’une aide précieuse.

Krys Pagani : Quels sont les principaux interlocuteurs de l’avocat français exerçant en Chine ?

Franck Desevedavy : Un avocat français exerçant en Chine doit être en contact avec un cercle de relations qui ne peut se limiter à ses clients, les juridictions, ses consœurs et confrères. La compréhension du pays et des enjeux nécessite des interactions beaucoup plus larges, à la fois pour recueillir des éléments afin de se former un avis, mais aussi dans le but d’agir et d’influencer. En ce qui concerne les associés d’ASIALLIANS, nous avons privilégié des relations de grande importance avec les ambassades et consulats, les chambres de commerce française et européenne, les conseillers du commerce extérieur de la France, les représentants des Français de l’étranger, les écoles françaises en Chine, mais aussi les universitaires chinois, les magistrats et parquetiers que nous avons pu rencontrer ou à qui nous avons pu enseigner, les policiers ou douaniers avec qui nous avons traité des affaires par le passé, etc. À titre personnel, je me suis beaucoup investi dans les opérations de coopération technique entre la France et la Chine (avec les attachés de sécurité intérieure, les magistrats de liaison, les attachés douaniers, les représentants INPI, etc.) ainsi que dans l’Association Franco-Chinoise de droit économique et la Commission internationale du Barreau de Paris, que j’ai l’honneur de vice-présider.

Krys Pagani : Quels sont les réseaux professionnels utiles pour un avocat français ?

Franck Desevedavy : En ce qui concerne le droit civil ou commercial, la fréquentation des communautés d’affaires en Chine est indispensable. La Chambre de commerce européenne offre un forum intéressant car elle est organisée par secteurs d’activités et est très orientée vers le lobbying, ce qui la rend très informée des enjeux et des nouveautés. En matière d’anticipation et de gestion des risques, notamment pour la matière pénale, le contact avec les professionnels chinois est essentiel. Nous les côtoyons régulièrement à l’Université, qui est un lieu d’échange crucial en Chine, mais aussi lors de conférences, ou grâce aux relations que nous avons établies depuis vingt-cinq ans.

Krys Pagani : Les professionnels du droit chinois sont-ils plus avancés que nous en termes d’utilisation des technologies dans leur exercice professionnel ?

Franck Desevedavy : Les grands cabinets d’avocats chinois sont, il me semble, au même niveau de maîtrise et d’utilisation des outils technologiques que les firmes occidentales ; il faut cependant leur reconnaître une très grande réactivité, bien supérieure à celle que nous connaissons en Europe continentale ; et peut-être des pratiques plus habiles, probablement du fait que la profession d’avocats en Chine est plus récente qu’elle ne l’est dans nos pays. En ce qui concerne les autres professions juridiques, il ne fait aucun doute que la Sécurité publique, les parquets et les juridictions de jugement sont plus avancés que nous dans l’utilisation des nouvelles technologies. Les procédures sont quasi systématiquement digitalisées, l’équipement informatique de ces corps est moderne et bien fourni, et l’intelligence artificielle est de plus en plus utilisée, y compris par exemple pour des reconstitutions de scènes de crimes, etc. Les procédures sont ainsi plus rapides qu’en France (je pense notamment aux procédures civiles, commerciales et prud’homales), et l’action publique est très efficace.

Krys Pagani : Comment envisagez-vous l’avenir des professions juridiques en Chine et quel rôle pensez-vous que les avocats étrangers joueront dans le futur ?

Franck Desevedavy : Les avocats étrangers seront de plus en plus sollicités pour accompagner les entreprises et investisseurs chinois à l’étranger, que ce soit aux États-Unis, en Europe, en Asie et peut-être encore davantage en Afrique. Ils ne doivent cependant pas sous-estimer le talent et la détermination de nos confrères chinois, qui possèdent de plus en plus fréquemment une formation ou une qualification leur permettant d’exercer tant en Chine que dans un pays étranger. Quant à la profession juridique en Chine (avocats, procureurs, juges, etc.), rien ne semble pouvoir entraver son développement : les facultés de droit sont très prisées, le système judiciaire se modernise avec d’importants financements, les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle y sont en plein essor, et le rôle du droit n’a jamais été aussi central dans la vie des citoyens et des entreprises.

Krys Pagani : L’exercice en Chine des avocats et cabinets français est-elle suffisante compte tenu des opportunités offertes par ce marché et de l’investissement des autres avocats étrangers ?

Franck Desevedavy : Malheureusement, comme vous l’avez mentionné, la présence de professionnels et de cabinets français en Chine a considérablement diminué. Au sein de l’APPEAL-E, nous avons observé depuis deux ans une réduction de notre présence en Chine. Cette tendance est d’ailleurs liée à la diminution du nombre d’expatriés français dans le pays, phénomène amplifié par la crise du covid. Nos homologues américains, allemands et britanniques sont plus nombreux et plus stables. Pour ne citer que les « Solicitors England & Wales », ils sont plus d’une centaine et représentent une quarantaine de cabinets en Chine, sans même compter leur présence historique et significative à Hong Kong. Cependant, il faut admettre que les 237 firmes étrangères issues de 22 pays différents (chiffres de 2021) demeurent globalement en deçà des ambitions que nous pourrions collectivement nourrir pour un pays aussi stratégique, qui compte près de 600 000 avocats chinois regroupés au sein de 40 000 cabinets.

Krys Pagani : Quels conseils donneriez-vous à un avocat étranger qui envisage de travailler en Chine ?

Franck Desevedavy : Maîtriser la langue chinoise est une nécessité absolue. Si l’objectif est de travailler en Chine au-delà d’une brève expérience en début de carrière, il est essentiel de s’engager sur une durée significative. De plus, avoir une expertise spécifique permet de présenter un savoir-faire précieux dans une profession en Chine qui est techniquement très compétente.

Krys Pagani : À l’instar des cabinets anglo-saxons il y a deux décennies, estimez-vous que les grands cabinets chinois s’orientent vers une implantation directe sur le marché français ou européen, ou privilégieront-ils des partenariats avec des cabinets locaux ?

Franck Desevedavy : C’est à ce jour une donnée difficilement prévisible ; certains cabinets chinois ont tenté l’aventure européenne, mais sans impact significatif à ce jour. L’internationalisation des entreprises chinoises devrait cependant concerner les professions juridiques, et je suis de l’avis que nous connaîtrons prochainement l’implantation en Europe de plusieurs cabinets chinois (s’appuyant notamment sur des Consœurs et Confrères chinois inscrits à des barreaux européens). La création de cabinets sino-étrangers me parait cependant très incertaine, la scission récente entre Dentons et Dacheng n’étant pas une bonne nouvelle à cet égard. Quant aux partenariats, il me semble qu’ils existent déjà.

Franck Desevedavy

Franck Desevedavy est avocat aux Barreaux de Paris, de Hong Kong et de Taipei, Conseiller du Commerce extérieur et Arbitre CCI - Taiwan – Shanghai – Beijing. Il est vice-président de l’AFCDE et de l’APPEAL-E.